Chapitre 31 : Syndrome de Stockholm

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Quitter la ruche me déchirait le cœur. Qu’adviendra-t-il de la rencontre entre les synanthropes et les membres du dôme de l’ouïe ? Parviendront-ils un jour à communiquer avec l’entité au sommet de la ruche ? Quel futur pour le dôme des deux sens ? Radicor va-t-il se rendre ou déclencher une guerre ?

Laisser ces questions sans réponse, tel était le prix à payer pour poursuivre mon voyage.

Nos adieux aux habitants de la ruche furent de courtes durées. Malgré l’enchaînement d’évènement désastreux qui m’avaient mené ici, cette escale d’une dizaine de jours à la tour insectoïde m’avait fait le plus grand bien. J’avais pu y observer une vraie solidarité, que ce soit entre les hommes et les animaux au travers de la « Symbiose », ou même juste entre synanthropes. Ça n’avait l’air de rien, c’était peut-être une mesure symbolique… quand bien même. Le fait de voir Abiotos participer aux tâches essentielles à la vie en communauté… que ce soit l’agriculture, le nettoyage, la cuisine, tout cela m’avait fait du bien. Malgré tous les crimes qu’il avait pu commettre… Il s’agissait du seul dirigeant que j’avais vu se mettre au niveau du peuple. Pour cela, j’aurais toujours de l’estime envers lui.

La ruche était désormais loin derrière nous et Cyclope et moi retrouvions une routine que nous avions quittée depuis trop longtemps déjà. Le nomade en nous bouillonnait d’impatience et, passé les regrets de quitter ces terres pleines de promesse, nous retrouvions l’influence salutaire du voyage. Ce périple, au-delà des richesses spirituelles qu’il nous offrait, raffermissait également les liens de camaraderie qui nous unissait. Tout naturellement la conversation battait son plein, nous avions effectivement beaucoup à discuter pour rattraper le temps perdu.

Au détour d’une conversation légère, Cyclope me glissa subitement une question qui me désarçonna.

-Admettons qu’on se retrouve Confronté au Radicor originel, au dôme de l’esprit. Que comptes tu faire ?

La question appelait à une réflexion intense… toutefois je manquais d’information quant au dôme et aux intentions de Radicor. Le monde qu’il avait façonné ne correspondait pas nécessairement à ses desseins. Peut-être que ce monde… la formation des dômes… les Terres Mortes et j’en passe, ce n’était pas être pas l’objectif ultime d’un sociopathe dément mais plutôt des prérogatives imposées par l’urgence ?

Et si tel était le cas, qui étais-je pour le juger ?

-Je ne sais pas. Mais j’ai hâte de le découvrir. Une part de moi a sincèrement envie de l’abattre. Reste à savoir si c’est la bonne chose à faire.

Cyclope eut un hoquet de surprise puis reprit d’un ton culpabilisant.

-Je croyais qu’on ne devait pas interférer avec les mondes et dômes que l’on visite, notre promesse n’a donc aucune importance à tes yeux ?

A son discours moralisateur, je sus que je devais prendre des gants. Ainsi je m’efforçais de formuler mon discours de la plus délicate des manières.

-Oui… à propos de cela.

-Quoi ?

Arborant une petite moue désolée, je continuais.

-Maintenant on est assez loin… je peux t’en parler. Cette promesse. Je la trouve stupide et ne la respecterais plus. Je veux dire… je la trouve empiriquement stupide. Depuis que nous avons donné notre parole l’un à l’autre, nous n’avons eu de cesse de briser cet engagement, consciemment ou non. En réalité, si tôt qu’on pose le pied dans une autre terre, on l’a déjà changée. Cette promesse est littéralement intenable, même avec la meilleure volonté du monde, c’est plus au fond une déclaration d’intention qu’autre chose.

D’une expression légèrement offusquée, les traits du visage de mon acolyte se détendirent.

-Au fond je suis assez d’accord. Donc tu dirais que l’idée n’est pas d’appliquer aveuglement cet engagement mais de s’efforcer de préserver les mondes que l’on découvre en influant le moins possible sur eux.

Délivre-moi de cette stupide promesse. Ça suffit d’être un pion au service des autres. Pourquoi attendre d’être le pantin quand tu peux être le marionnettiste.

-Si on suit ta logique, on devrait interagir le moins souvent possible avec les autochtones, on ne devrait même pas leur acheter de la nourriture, on devrait également… Se tenir écarter des instances de pouvoir, mentir sur nous et nos origines pour éviter d’attirer la curiosité. En réalité, si on voulait préserver ces biomes on ne devrait même pas voyager.

Le tocard voyait clair dans mon jeu et essayait de me faire respecter ma parole. Toutefois, plus que de me convaincre moi, il essayait surtout de se convaincre lui-même.

-Ne sois pas si prosaïque, il n’a jamais été question d’être aussi littéral.

Je saisissais chaque opportunité que Cyclope m’offrait, dans l’espoir d’abattre cette barrière qui nous bloquait tant dans notre expédition.

-Le but d’une promesse c’est d’être littéral. Il n’y a pas de place pour la demi-mesure. Maintenant qu’on a établi ceci, j’en reviens au Radicor originel. S’il me menace, que je suis en capacité de le tuer et dans l’impossibilité de fuir. Alors, je n’hésiterais pas une seconde à appuyer sur la détente pour me sauver. Par contre, si j’ai une alternative à saisir ou à créer qui préserverait tout le monde, évidemment je la préférerais. C’est bon pour toi comme ça ?

A quelle gymnastique mentale ce serment va-t-il me contraindre ?

-On va dire que ça me va. Je sens que derrière tes doutes, tu as envie de respecter l’esprit de notre serment. Je ne demanderais pas plus.

Une parfaite illustration de ce qu’est le compromis : une solution qui ne satisfait personne.

Un sourire sardonique s’installa sur mes lèvres.

-Et toi ? Tu ne regrettes pas trop de ne pas avoir tué Abiotos ?

Cyclope leva les yeux au ciel.

-Quelle étrange manière de le formuler. Si je devais avoir des regrets d’avoir laissé en vie quelqu’un, je suppose que cela ferait de moi un monstre.

Mon sourire s’effaça de mes lèvres et mon ton gagna en gravité.

-Tu éludes la question, réponds-moi s’il te plaît.

La voix de Cyclope était empreinte de sincérité, en cet instant, je reconnaissais le… « parler-vrai » propre aux tocards.

-Non, je n’ai pas de regrets vis-à-vis d’Abiotos. Je le haïs. Je souhaite sa mort et ça n’est pas arrivé. Cependant, j’ai respecté notre promesse, c’est déjà ça. Un engagement difficile à honorer ne fait renforcer la valeur de ma parole.

Ironiquement j’enchaînais.

-Oui au fond tu devrais le remercier, grâce à lui ta parole n’en est que plus respectable.

L’espace d’un court instant, du regard de Cyclope transparaissait la colère et la tristesse.

-Ma bienveillance ne va pas si loin.

Je baissais la tête, comme pour rendre hommage à la sagesse dont cet homme parvenait à faire preuve. Puis, je revins à la charge sans aucun ménagement.

-Je trouve cela curieux… Même fascinant. Le dôme des deux sens t’a gardé en captivité pendant près de deux semaines. Ils t’ont présenté comme une bête de foire, humilié et au final ils t’ont privé de ton humanité et de ton libre arbitre au travers de cette puce. Pourtant, le seul qui canalise ton ire, c’est Abiotos. C’est à croire que tu n’en tiens même pas rigueur à ce Radicor.

Cyclope était parfaitement en raccord avec ses principes et c’était avec un large sourire qu’il me répondit.

-Dans l’ordre de mes priorités, il y a respectivement d’abord le monde, ma tribu, mes amis et seulement à la toute fin moi. De ce que j’ai pu voir, c’est Abiotos qui est le plus dangereux pour tout le monde. Ma rancœur vis-à-vis de ce Radicor la est dérisoire à côté. Par contre… L’obsession d’Insitivus pour le dôme de l’esprit et son chef attise ma curiosité. Peut-être que le vrai danger réside là-bas.

-Peut-être… qui sait ? Nous le découvrirons par nous-même.

Nous quittions donc l’ouest pour nous diriger vers l’est, en direction du dôme du toucher.

Plus nous nous éloignions du dôme des deux sens et moins la végétation se fit dense. La désolation des Terres Mortes reprenait ses droits à mesure que nous nous éloignions du monde civilisé. L’herbe, la terre se fit de plus en plus rare.

Pendant quelques temps nous retrouvions le désert et, avec lui, des sensations familières. La sueur qui accroche les vêtements à la peau, l’impression persistante de marcher sur des braises ardentes, la sensation d’avoir les poumons engorgés de poussière ou encore le paysage interminable de dunes de sable à perte de vue, comme si nous étions les derniers survivants de l’espèce humaine.

Une ombre venait pourtant trahir la quiétude espérée de ces lieux. Au loin, une forme se découpait d’entre les dunes. Cette silhouette se distinguait très nettement puisque son aspect bleuté ressortait clairement du jaune aride du désert. Alors que nous nous rapprochions l’un de l’autre, et que les contours de la forme se précisait, plusieurs choses devinrent évidentes : A cette distance, il devait nous avoir repéré et allait manifestement à notre rencontre. De plus, Cyclope était formel, il ne s’agissait pas d’une forme mais de deux. L’une humanoïde et l’autre ne ressemblait à rien de ce qu’il avait jamais observé.

Le tocard et moi en avions trop vu pour prendre peur. Il était trop tard pour se cacher et nous n’en avions nullement l’intention. Nous allions droit vers le danger sans se braquer, ni frémir. Fataliste quant aux chances d’y trouver une présence amicale mais prêt à tenter le diable.

L’homme menait par la bride une monture d’une nature que je ne pouvais identifier. Un quadrupède assurément, j’avais déjà pu voir des chevaux au sein de mes pérégrinations, et la forme indéniablement m’y faisait penser. Pourtant, c’était comme si la peau était recouverte d’une petite fourrure. Immédiatement je me demandais ce qu’un animal pareil faisait en plein désert.

Quant au quidam qui l’accompagnait, il devait avoir une personnalité extravertie. Pour quelle autre raison pouvait-il porter des couleurs aussi vivaces ? Il portait une tunique de coton d’un bleu azur puissant, ouverte des deux côtés et dotée d’une grande poche au niveau de la poitrine. Elle avait une allure ample et lui tombait jusqu’aux bottes. Les caprices du vent pouvaient également révéler un sarouel vert tout aussi bouffant dont les motifs rappelaient un exotisme dont je n’étais pas familier. L’homme semblait plutôt petit, pas particulièrement beau pourtant son accoutrement et sa monture suscitait la curiosité.

Ses habits correspondaient à son milieu mais lui ne correspondait à ses habits. On le devinait trop peu à l’aise, maladroit, développant des gestes beaucoup trop amples pour marcher alors même que ses vêtements avaient été façonnés pour faciliter ses mouvements. J’avais la sensation de voir un clown dans un costard.

Il avait la peau halée pourtant, la forme de son visage et notamment sa mâchoire carrée laissait deviner des origines germaniques. Des cheveux auburn, un nez retroussé qui mettait en valeur le petite sourire permanent qu’il affichait aux coins des lèvres, un faciès élégant dans l’ensemble. Des sourcils bien dessinés, un front bas, des yeux noisettes. Des traits admirablement bien ciselé qui reflétait des airs de malice ou d’espièglerie. En terme d’âge, je ne lui donnais pas que la trentaine. A quelques mètres de nous, l’inconnu se figea, exécuta une élégante révérence avant de prendre la parole d’un ton affable.

-Voyageurs, c’est un plaisir de faire votre rencontre.

La main sur le cœur, je l’inclinais respectueusement avant de lui répondre.

-Merci de ton accueil, camarade.

D’un côté comme de l’autre, le ton était cordial. Ma méfiance naturelle me poussait à rester sur mes gardes, une méfiance renforcée par le sourire qu’affichait l’autochtone.

-Qu’est ce qui t’amène sur cette route ?

Alors qu’il s’exprimait, je sentais son regard pesant sur nous. Il nous toisait comme s’il cherchait à évaluer quelque chose sans que je ne mette le doigt sur quoi.

-La même chose que vous, voyageurs. L’aventure ? Le dépaysement ? Non. Les rencontres ! La tranquillité du logis, la chaleur réconfortante du feu brûlant dans l'âtre… Très peu pour moi. Pourquoi m'éteindre et m’enfermer entre quatre murs alors que cette terre…. Et les humains qu’elle renferme ont tant à offrir.

L’expression indéchiffrable sur son visage me laissait penser que cette phrase sous-entendait beaucoup plus que ce qu’elle ne suggérait.

Une maison… un appartement… une cellule, quelle différence ? Quatre murs pour te couper du monde. Rien de plus. J'ai toujours préféré le frisson de l'aventure.

Son sourire n’avait rien de spontané. Il nous l’adressait ostensiblement, comme s’il était convaincu de son propre charme. Je sentais derrière ce voile d’affabilité qu’il ne s’agissait pas simplement de simuler de la chaleur humaine mais également de se mettre en valeur.

Trêve de rêverie, permettez-moi de me présenter. Je suis Cantharis, un modeste marchand itinérant.

Ma méfiance s’emballait dans un crescendo de doutes. Un sentiment qui transparaissait largement dans ma voix.

-Comment as-tu survécu en solitaire ?

-Une question intéressante.

Il pointa successivement ses yeux, ses oreilles et son cerveau.

Voilà les éléments qui m’ont permis de survivre.

Il nous regarda droit dans les yeux.

Je n’ai jamais eu besoin d’arme puisque j’ai toujours su repéré à des kilomètres les nuisances potentielles ou les pillards. Jusqu’à présent, je ne me suis jamais trompé.

A nouveau cette expression énigmatique. Je ne parvenais pas tout à fait à la décoder. Une sensation, une émotion, une voix bien trop familière, comme venant d’outre-tombe me susurra à l’esprit :

-Ne-vois-tu pas qu’il tente le diable ? Il VEUT se tromper, il prend un risque avec vous, évidemment qu’il n’est pas certain de vos intentions. Il joue avec sa vie, il VEUT se tromper. Il VEUT mourir.

-Peut-être que j’ai déjà raté des affaires, mais au moins je suis toujours là pour le raconter.

Il voulait provoquer notre sympathie, il avait en effet quelque chose de divertissant, néanmoins, il en ressortait une profonde tristesse, un puit de solitude sans fond.

Et puis … je n’étais pas exactement livré à moi-même, j’ai mon lama après tout.

Cyclope et moi reportions brièvement notre attention sur la bête, qui en plus de sa fourrure et de la selle portait un paquetage important sur son dos.

Cela dit, ce n’est pas à lui que je dois ma survie ici-bas. Rien ne vaut une démonstration par l’exemple. Tenez-vous deux. Je suppose que vous survivez grâce à l'autre.

Nous hochions la tête de concert en guise de réponse.

Moi, je survie au dépend des autres. Je suis marchand.

Déboussolant. C’est une blague ? Méfies-toi. Méfies-toi énormément. S’il existait une phrase pour mettre mon esprit tout entier en alerte, il venait de la supplanter en un instant.

Je sentais ma bête humaine jubiler dans mon esprit.

-Je l’aime bien.

Cyclope et moi échangions un regard circonspect.

-D'accord… Vous plaisantez je suppose ?

Il nia de la tête.

-Prenez cela comme un gage de ma sincérité. Après tout, ce n'est pas parce que vous savez que je vais vous manipuler que vous saurez-vous en prémunir.

Un rire narquois s’échappa de sa gorge.

Serait-ce la seule chose sincère que je verrais de lui ?

-Et vous, qui êtes si prompt à poser des questions, permettez-moi de vous retourner la faveur. D'où venez-vous ?

Toujours le même sourire entendu aux lèvres, Cantharis joignit ses mains comme s’il cherchait à contenir son intérêt.

-Du dôme des deux sens.

Rarement la communication non verbale d’un individu m’avait autant intéressé. Son discours avait beau être très intéressant, il était bien plus éloquent dans sa posture, sa gestuelle que dans sa voix. Ça ne le rendait pas nécessairement plus lisible, simplement de plus en plus intriguant.

-Intéressant, je ne vous y ai jamais vu.

Cyclope répondait pour nous deux alors que j’enfermais dans le mutisme pour analyser ce que percevais.

-Nous sommes des voyageurs. Nous ne sommes pas originaires de là-bas, c’était plus… une escale.

La conversation semblait s'être détendue, le ton plus léger, le marchand arborait un sourire amical qui s'élargissait de plus en plus.

-Ah oui ? Vraiment ? Alors, je réitère ma question. D'où venez-vous ?

-Et bien Zach..

Je l'interrompis immédiatement.

-Pourquoi cela t'intéresse ?

Tournant mon regard vers Cyclope.

Frère, avant que tu ne répondes, j’aimerais d’abord savoir.

J’enchaînais immédiatement en reportant mon attention sur Cantharis.

Tu es marchand, c'est cela ? Qu'as-tu à vendre ?

Son sourire s’élargit encore lui donnant cette fois des airs d’illuminés. S’il commençait sa phrase, presque en murmurant pour lui-même, il hurlait carrément à la fin.

-Bien vu…. Bien vu… BIEN JOUÉ.

Il prit un instant pour retrouver son sang-froid.

Qu’est-ce que c’était que ça ? J’ai déjà vu ça… J’ai déjà ressenti ça… Cette exaltation immodérée… C’est… de la démence ?

Je vends ce que l'on m'offre. Que ce soit de l'information ou des marchandises.

Empruntant son champ lexical, j’essayais de me fondre dans son jeu.

-Je réitère ma question, nous avons manifestement des informations qui t’intéressent. Qu’as-tu à nous offrir en échange ? Non… mieux que ça. D’où viennent les marchandises ou les informations que tu as à nous proposer.

A nouveau il rit, cette fois-ci, je n’avais aucun doute sur l’émotion qui en transparaissait. Ce sentiment, je le connaissais très bien, puisque ma bête humaine était animée par le même sadisme.

-Laissez-moi vous faire une fleur, mais c’est la dernière information gratuite que vous aurez de moi. Les gens que je croise ne sont pas tous en aussi bonne condition que vous. La plupart du temps, je n’ai qu’à me pencher pour récupérer les richesses des morts. A d’autre moment, on va dire que je fais des échanges seulement si ça m’arrange.

A sa tonalité, la phrase laissait entendre une suite qui pourtant ne nous parvint jamais. Il ouvrit sa paume vers nous, comme pour nous inciter à donner pour qu’il poursuive.

-Je m’appelle Zachary Tempès, et je viens du dôme de la vue.

Je lui retournais le même geste pour qu’il continue son propos.

-Vous n'imaginez pas les affaires que je fais dans le désert.

Celui qui sommeille en moi ne cherchait pas à me faire chavirer, malgré cela, l’enthousiasme débordant dont ma bête humaine faisait preuve suffisait à perturber mon attention. Il me coutait trop d’ignorer sa parole, aussi je lui accordais mon attention quelques fractions de seconde.

-Tu vois son visage ? Tu entends son discours ? Il s’assume parfaitement. Contrairement à toi. Seul… sa satisfaction le dépasse. Il échappe à toute barrière moral. Il y a de la beauté dans sa démesure. Quelle liberté, quel vertige, quelle félicité. C’est avec délectation que je me noierais dans pareille folie assumée.

L’expression sur le visage de Cantharis renvoyait malgré lui une cruauté assumée.

Vous n'imaginez pas combien un homme peut payer quand subitement son filtre à oxygène se perce, ou quand il faut une solution en urgence pour se prémunir des radiations… c’est à cet instant précis que j'interviens.

En prononçant cette dernière phrase, il ne put s’empêcher de dévisager Cyclope de haut en bas. Son attention cachait un intérêt profond pourtant il n’en formulât rien.

Je mets un point d'honneur à ce que l'on se souvienne de moi. En général mes prix suffisent à marquer l'esprit des gens. Et puis… je suis un héros, je sauve des vies.

-Et s'ils ne payent pas ?

A son absence de réponse, je jetais un coup d’œil entendu à mon compère pour qu’il poursuive.

-Je suis Cyclope, du repère des tocards. Nous vivons dans les égouts d’une ancienne citée qui depuis sa chute abrite des cafards géants.

Je fronçais les sourcils en fixant le marchand du regard.

-Et s’ils ne payent pas ?

-Pourquoi ça devrait être mon problème ?

J’avais du mal à cerner ce qu’il y avait de plus inhumain dans sa réponse.

La rapidité avec laquelle il avait répondu suggérait qu’il n’avait pas eu à réfléchir pour émettre sa réponse. De là à ce que sa promptitude atteste de sa sincérité, il n’y avait qu’un pas que j’hésitais encore à franchir. Était-ce le sourire qu’il arborait au moment il prononçait cette phrase. Ou encore, le fait que lui-même ne voit aucun problème dans son comportement ? Tout cela me faisait dire que derrière le drapé de la civilité et les sourires de façade se cachait une engeance machiavélique, dénuée de toute morale et de toute compassion. La violence symbolique qui exhalait de ses propos me heurta de point fouet, mais elle éclaboussa plus encore l’âme de mon compère.

Cyclope, les yeux écarquillés resta longtemps pantois avant de faire craquer les phalanges de ses mains. Puis il reprit la parole avec enthousiasme malsain que je lui n’avais JAMAIS CONNU.

-Zachary, devant toi tu as réellement affaire à un tas d'ordure, une immondices à visage humain. Le tuer purifierais ce monde.

Je reconnaissais l’expression de Cantharis, je fus presque… envoûté par cette dernière. Il s’agissait de ce genre de réactions… de celles, qui trahissaient une stupeur indicible. Un carreau en plein cœur aurait eu le même effet.

Par ses propres paroles, il nous avait aidé à faire la lumière sur son âme, désormais nous voyions en lui aussi clairement qu’il pouvait le faire.

Le souffle coupé, une expression effarée déformait les traits de son visage. Panique, larme refoulée, rage et tremblements secouaient son être.

Tant de choses à lire en si peu de temps.

Un nouvel éclat de rire secoua mon esprit.

~Tellement de vie dans cette douleur.

Mon frère tourna la tête vers le marchand.

Tu te donnes peut-être bonne conscience en te persuadant que tu sauves des gens en leurs prenant tout. Mais je vois clair en toi, Monstre.

Dans un geste préventif, je plaçais une main sur Cyclope pour l’empêcher de se jeter sur l’inconnu.

Tu vas te souvenir de moi. Oh, je te le garantis. D'une manière ou d'une autre. Tu n’oublieras jamais notre rencontre. Avant ce soir, tu seras redevenu humain ou tu ne seras plus.

Le tocard en cet instant nous glaça tous le sang.

-ATTENDS. Attends… attends. Ne nous emportons pas de suite, mon frère. Je…. Je suis d’accord. Il se présente comme un monstre. Il ne s’en cache pas. Il est peut-être juste malade. Je refuse de penser que l’on puisse spontanément épouser ce genre de chemin. Peut-être renferme t’il en lui quelque chose qui le consume. Il reste peut-être quelque chose en lui de … sauvable ?

Je luttais pour réfréner mes larmes. Tout ce que je venais de dire, j’espérais que tout cela était vrai pour moi. Cyclope d’une manière ou d’une perçu mon émotion et détendis ses poings.

-Admettons. Que préconise-tu ? L’intimidation ? La torture peut-être ? Le prendre en otage ?

Le marchand semblait désarçonné, comme s’il s’attendait à ce que l’on s’accorde sur son inhumanité. Au lieu de cela, c’est précisément le contraire qui arrivait. Je voyais des gouttes de sueur perler sur son front et sa sérénité de façade ne convainquait plus personne.

J’imagine que les pillards qu’il croise pouvait être sensible à pareil discours. C’est tout de même un miracle que lui-même ne se soit pas fait détrousser.

-Bon, vous avez apparemment fort à faire, je vais vous laisser.

Ni Cyclope ni moi ne prêtions attention à ses propos.

-Commençons par la télépathie. Si tu le veux bien, je vais m’en occuper.

Alors qu’il commençait mettre un pied à l’étrier pour monter sur son lama, il n’avait fait que se mettre à la hauteur de Cyclope, qui, le saisissant par le col d’une main lui prouva que toute résistance était futile en le ramenant sur terre.

Jusqu’à présent notre environnement n’avait cessé de nous jouer des tours. Nous ne nous étions jamais retrouvé dans la situation de l’agresseur. Et pourtant… la peur avait supplanté la malice sur le visage du marchand.

Etait-ce … une intuition ? Quelque chose dans les traits de son visage ? Ses yeux qui hurlaient à qui pouvaient les lire, une souffrance telle qu’elle ne pouvait me laisser de marbre. Je sentais quelque chose… un sentiment familier que je ne pouvais lire habituellement qu’en observant mon propre reflet dans un miroir.

-Ce n’est pas une agression. C’est une solution. Un remède. Tu es malade. Nous sommes là pour t’aider.

Je devinais sa méfiance à ses sourcils froncés alors que j’approchais ma gemme de télépathie de son front.

Je voulais me maintenir dans une télépathie mineure, du même genre que celle que Solator avait employé avec moi au dôme de l’ouïe, pour ne pas effriter sa psyché, à priori déjà menacée. Pourtant, alors même que je ne déployais pas les pleines ressources de ce que je pouvais fournir la gemme de télépathie, certains éléments échappèrent à mon contrôle.

Le paysage se teintait de noir jusqu’à n’être plus que ténèbres, à ceci près qu’une auréole de réel à nos pieds, un cercle découpant un sol sableux sur lequel reposait nos pieds laissait à penser qu’il existait un monde non-éthéré. Le reste me faisait plutôt penser au spectacle nocturnal d’un ciel étoilé, là où généralement tout n’était qu’un abyme de pure obscurité.

Le marchand, ou plutôt, la frange la plus innocente, candide, de sa personnalité hurla à Zachary.

Je n’ai plus choix de me comporter ainsi. J’ai fait trop de mal. Je ne peux plus faire face à la culpabilité, à la morale. Je ne peux plus. Si je devais faire face à mes responsabilités. Je devrais me donner la mort. Et je n’en ai pas le courage. Je comprends que tu me penses inhumain, je sais que je vaux moins qu’un chien.

Il n’avait pas eu peur de ce changement d’environnement. Il n’était pas désarçonné par la télépathie tout simplement parce qu’il n’avait pas peur de la mort, il l’appelait de ses vœux. C’était peut-être même pour cela qu’il est venu à notre rencontre.

Dans la noirceur insondable de la pénombre qui nous entourait, je crus voir quelque chose se mouvoir.

-Hey. Je ne suis pas ici pour te faire du mal. Je suis ici pour te rendre ton humanité. On te l’a dérobée. Tu es une victime. Tu n’as qu’à me montrer ton agresseur.

Cette étoile. Cet ensemble de constellation. Cinq secondes avant, elle n’était pas disposée de cette manière-là, j’en suis sûr.

-Mon agresseur ? Mais... tu ne comprends pas. Mon ennemi n’a pas de visage, pas de nom. C’est la vie qui m’a rendu comme ça, c’est mon vécu qui m’a formé.

J’en étais maintenant sûr, nous n’étions pas seul.

-Je sais très bien ce que tu veux dire. Tu ne m’entends pas bien. Ton vécu a formé en toi quelque chose d’horrible. C’est cette chose que je veux rencontrer.

Une forme gigantesque s’était fondu dans les ombres. Ce que j’avais confondu avec un paysage étoilé était en réalité un ensemble informe de matière qui tentait d’établir son assise sur le monde éthéré. Les étoiles se joignirent pour entourer une zone que j’assimilais, par dépit ou manque de mot pour la qualifier, à une tête, formant d’innombrables yeux d’une créature monstrueuse dont je peinais à deviner les contours.

-Mais… de quoi tu parles ?

Sans un mot ni avertissement, la forme se précisa de plus en plus. Elle était pourvue d’un grand ensemble d’appendice tentaculaire. Sa tête cylindrique ressemblait à une énorme colonne d’obsidienne pourvue d’un nombre incalculable d’yeux. Ses tentacules effilés semblaient s’élever dans le ciel, comme pour célébrer quelque chose, le mouvement frétillant et surnaturel des appendices me fit frémir au-delà même de la télépathie. L’ensemble donnait la sensation d’une macabre exultation. Je ne comprenais pas ce qui l’accablait mais je ressentais la puissance de son emprise.

-Tu n’en as probablement pas conscience. Mais tu es la marionnette de quelque chose qui te dépasse.

Subitement, l’aberration déploya ses bras tubulaires vers nous. Je pus apprécier la réalité cauchemardesque qui se présentait à moi. Loin du tentacule du calamar ou de la pieuvre, ceux-ci n’étaient pas dotée de ventouses mais plutôt hérissée de petites lames incurvée similaires à des crochets, partant de la base à la fin de l’appendice.

L’espace d’un instant, je vis briller dans la constellation d’étoile formant ses yeux, une lueur de malice primordiale, comme si un mal ancestral venait de s’éveiller devant moi. Un pseudopode aux mouvements effroyablement gracile vint se placer au-dessus de Cantharis et d’un coup sec, l’empala pour le hisser hors du sol, l’arrachant à la dernière auréole de réel. Simultanément à ce constat, je constatais également que mes pieds ne touchaient plus le sol. De ma cage thoracique émergeait le même genre de tentacule qui venait d’embrocher le marchand. Je n’avais pas senti de douleur, pourtant j’étais totalement désemparé, ballotté en l’air au gré des humeurs de la créature. Le marchand n’y prêtait même pas attention, comme si ce spectacle était son quotidien.

Je devais être pris de convulsion puisque je fus sorti de ma torpeur télépathique par Cyclope qui me secoua pour me faire reprendre mes esprits.

Haletant, dans les bras de Cyclope, je dirigeais mon regard vers lui, alors que le réel recommençait à prendre sens autour de moi.

C’est une victime de son esprit. Non. Pire que ça. C’est un martyr. Il doit être sauver. C’est notre devoir. Personne ne devrait endurer ça. TU COMPRENDS ? PERSONNE ?

Je hurlais, je sentais la folie consumer mon regard, la colère, la frustration, l’angoisse que je ressentais était à la mesure de l’injustice subit par Cantharis. Personne ne méritait ça. Personne ne devait subir ça.

Tu ne le tueras pas. Tu ne le toucheras pas. Au même titre que toi, c’est désormais un frère. Peu en cette terre sont capable de comprendre ce que je ressens, c’est le cas pour lui. Je ne laisserais personne lui faire de mal ? Tu n’imagines pas ce qu’il vit. Je ne sais pas si tu… supporterais une télépathie avec lui. C’en est… carrément dangereux, ne serait-ce que d’essayer.

Je vis la tentation s’instiller dans le regard de Cyclope.

Fais-moi confiance, attends un peu. Si tu veux essayer de le soigner, tu prends le risque de te perdre. Attends au moins que nous soyons sain et sauf, quelque part ou nous serons absolument hors de tout danger.

Le marchand se tourna vers moi. Je pus apprécier tant sa lâcheté que ses doutes, alors même qu’il n’était qu’assurance quelques secondes plus tôt.

-Puisque nous ne sommes plus ennemis, ça veut dire que… je peux partir ?

Je soupirais de frustration.

-Non, tu ne peux pas partir. J’ai besoin de toi. Et … tu n’en est pas encore conscient, mais tu as URGEMMENT besoin de nous.

Sa surprise n’était pas feinte, l’intérêt naissant que je devinais illuminait désormais son regard.

-Ah bon ?

Cyclope récupéra alors le paquetage du lama qui accompagnait Cantharis puis, se tournant vers le marchand.

-Je m’en vais alléger le fardeau de cette pauvre bête. Si Zachary dit vrai, j’espère de tout cœur que nous parviendrons à faire de même pour toi.

Malgré lui, Cantharis nous rejoignit dans notre périple. Il était peut-être cruel de le forcer à nous suivre. Il l’était bien plus à mes yeux de le laisser partir et de poursuivre cet enfer perpétuel en solitaire.

Il ne fut pas difficile de s’acclimater à la présence de nouveau compagnon. Cela me rappelait les premiers temps où Cyclope était devenu mon partenaire de voyage. Accueillir le tocard dans mon périple n’avait pas été une décision facile, autant il m’en avait couté de l’accueillir, autant désormais je ne le quitterais pour rien au monde. Ce que j’avais perdu en liberté, en autonomie, en sérénité mentale*[1]. Je l’avais retrouvé en fraternité, en empathie et, bien sûr, en connaissance. Notamment en survie.

Je le présente désormais de cette manière, mais à bien des égards, ce n’est pas moi qui l’ait accueilli mais lui qui s’est imposé à moi.

Pour Cantharis, nous étions aux antipodes de cette situation. Nous le contraignions à nous suivre. Je ne saurais me dépêtrer de cet enfer moral. Étions nous dans le « bien », dans le « vrai » ? J’en étais convaincu. Le marchand nous aurait probablement tenu un tout autre discours. Tout simplement parce qu’il ne savait pas encore ce que nous avions à lui offrir.

Nous demeurions tous tapis dans le silence. Cyclope et moi étions à l’aise dans cette gymnastique mentale, celle d’apprendre à se connaître l’un et l’autre sans échanger de mots. Cantharis, semblait plus réfractaire à cette logique. Il tenait son lama par la bride et on l’entendait parfois susurrer à demi-mot des encouragements à la chaleureuse bête. Je me demandais s’il faisait cela pour dissiper ce qu’il percevait comme un malaise, ou pour se réconforter lui-même.

Nos pas nous menèrent vers un sentier rocailleux, escarpé. Difficile à arpenter, éreintant et de plus en plus pentus. Nous n’étions pas pourvus du matériel adéquat pour nous lancer dans l’ascension de ce qui s’avérait être une chaîne de montagne.

Le silence n’était désormais interrompu que par le souffle haletant de nos respirations. Alors même que nous étions désormais disposés à briser ce jeûne verbal, la discussion était désormais asséchée par l’effort. Pourtant, dès lors que nous cessions d’être focalisé sur notre fatigue, c’est un tout nouveau monde de sens qui s’offrait à nous.

Les aspérités aiguisées des différents pics appelaient à l’humilité, la majesté enclavée d’une forêt de sapin sommeillant dans un volcan endormi donnait à rêver d’un autre destin pour notre planète, la beauté nue de ces montagnes ancestrales rendait dérisoire toute architecture humaine.

Ces vallées, ces sommets, ces collines, ces volcans étaient un témoignage immuable de la prééminence de la nature, un rappel criant de notre caractère éphémère de par leur caractère immuable. Cette montagne survivra à tous les hommes et il y avait quelque chose de rassurant à cela.

Dans les rares temps ou mon frère et moi nous accordions une pause, alors que nous nous prélassions dans les herbes nues, le vent nous rapportait des senteurs exotiques d’odeur boisée. En cet endroit déserté de l’homme, la nature essayait de retrouver l’influence que dont nous lui avions privé.

Les vallées portaient encore les stigmates de l’influence humaine, on pouvait observer, çà et là, quantités de déchets plastiques qui rappelaient les erreurs de nos ancêtres et la décadence de notre race.

Cependant plus nous poursuivions notre ascension et plus la nature reprenait ses droits. Quand Cyclope devait nous tailler un chemin dans un buisson de plantes, nous étions abasourdis par les effluves anisées qui en exhalait.

Si la végétation se fit au bout d’un moment plus rare, le spectacle qui en ressortait n’était pas moins éblouissant. Rien ne nous avait préparé à ce paysage, la vallée que nous traversions était traversé par un bras d’eau rafraîchissant. Une courte halte nous fut nécessaire pour purifier l’eau cependant cela ne freina pas notre progression pour autant. Du val, nous gagnions avec difficulté un versant rocailleux ou la pente abrupte nous faisait courber l’échine. Puis, au-dessus, dans les strates les plus élevés, la chaîne de montagne se drapait d’un manteau neigeux, comme pour protéger sa pudeur. La pureté de ce blanc immaculé donnait des envies de transgression. Fort heureusement, le dénivelé trop agressif protégeait de toute hérésie.

Plus nous poursuivions notre ascension et plus j’avais la sensation de retrouver un monde que je n’avais connu, un monde dont on m’avait privé, un monde que j’aurais dû connaître. L’air y semblait plus pur, moins pollué, la végétation fourmillait de diversité, partout où l’on foulait la terre, partout on y découvrait d’innombrables merveilles. Qu’il s’agisse d’insectes, d’oiseaux, de félins, de taupes, de serpent… Toutes ces créatures que je croyais éteinte. J’avais la sensation de me trouver dans la réserve « naturelle » d’un dôme. Cyclope et moi restions pantois devant pareil spectacle, Cantharis n’y prêta guère attention. Peut-être trop concentré sur la récupération de son souffle ou encore en train d’accepter notre télépathie.

Pour ma part… j’avais cette sensation curieuse…

A l’exception des abords du dôme des deux sens, je n’avais jamais connu autre chose que des terres mortes. Maintenant confronté à l’inverse, j’avais l’impression de ne pas être à ma place, que tout cela ne m’était pas réservé, que j’appartenais à la désolation et non à la vie.

Je ne saurais dire exactement comment entre mon expression et mon langage corporel mais Cyclope capta ma détresse. Le géant posa son énorme main au niveau de mon épaule, je ne sais pas si c’était en signe de compassion ou pour me ramener les pieds sur terre. Puis silencieusement, il me pointa une caverne.

Après quelques secondes, il s’exprima d’une voix rassérénante.

-C’est ici que nous camperons ce soir.

Dans une dynamique habituelle entre le tocard et moi, nous installâmes le campement dans une série de gestes qui confinaient au réflexe : Comme des virtuoses, nous étions plongés dans un chœur d’effort, nuit après nuit, nous répétions le même morceau désormais connu à la perfection.

Avant même que je ne rappelle de ma détresse[1] [N2] [N3] [N4] [N5] , le camp était monté. Cantharis semblait exténué, il s’était allongé au sol en observant les étoiles. Décidé à briser le silence qui nous avait bercé tout au long de la journée, je me rapprochai de lui. Cyclope ne tarda pas à suivre.

Je m’éclaircis la gorge pour lui annoncer mon envie d’échanger.

-Oui ?

-Cantharis. Tu n’as peut-être pas compris ce qu’il s’est passé tout à l’heure, ce que j’ai pu te dire quand … nous étions en pleine télépathie. Car oui, c’est bien ce dont il s’agissait. Tu n’as pas vu ce qu’il y avait derrière toi. Mais tu as quand même vue… cette chose… cette tentacule m’empaler et me soulever du sol, non ?

Le marchand qui avait jusqu’alors la tête dans les étoiles, baissa la tête.

-…

Nullement découragé, je poursuivis.

- Tu n’as pas pu rater ça. Tu as donc dû voir d’où elle partait. C’est de ça dont je veux te libérer. Tout à l’heure tu as fait mine de ne pas savoir de quoi je parlais. Je ne sais pas si tu te mens à toi-même ou si tu feins l’ignorance.

J’aurais voulu lui relever la tête, le forcer à affronter mon regard. Rapidement, je refrénais cette envie, nous l’avions déjà bien assez contraint aujourd’hui.

Sache simplement que je suis accablé par quelque chose de similaire. Que c’est un combat que l’on est condamné à perdre si l’on est seul. Une lutte dans laquelle tu n’as ni le droit à l’erreur, ni la possibilité de baisser ta garde. Je pense que l’un et l’autre, nous pouvons nous aider, nous pouvons nous donner des armes pour mieux affronter ce qui nous hante.

Son regard fuyant m’indiquait au minimum que mon discours le touchait, même s’il ne répondait que par le mutisme.

~Alors… on appelle à l’aide ? On ne se sent plus de taille ? Il était temps que tu te rendes compte de ton impuissance. Toutefois, ne te pense pas sauver seulement parce que tu appelles au secours. Je suis au-delà de toute assistance, de tout salut. Il y a eu un “avant” moi, il n’y aura pas d’après.

Il me fallut un certain moment avant de trouver le courage de prononcer mes prochaines paroles. Puis je lui montrais l’étendue de mon empathie.

-Nous ne te garderons pas captif. En réalité, si tu veux partir, tu es libre de le faire. Laisse-moi simplement te prévenir. Si tu t’en vas maintenant, tu le regretteras à vie. Constamment tu te demanderas… « et si… s’ils avaient eu raison ? à un moment dans la vie on m’a offert d’alléger ce fardeau insupportable… pourquoi ai-je décliné ? Pourquoi n’ai-je pas au moins essayé ? était-ce de l’arrogance ? de la stupidité ? de la pudeur ? A quel moment je me suis dit que souffrir seul et en silence était la meilleure chose à faire ? ».

Qu’est ce que je suis en train de faire ? C’est de la bienveillance ou de la manipulation ?

J’ai… autant besoin de toi que tu as besoin de moi. Savoir qu’une personne comme toi existe… allège considérablement mon fardeau. Je ne suis plus seul dans ma condition. Que ce soit… une anomalie, l’effet des radiations ou une maladie mentale, je m’en fiche. Sais-tu ce qu’il y a de pire que de souffrir ? Se savoir atteint d’un mal que personne d’autre ne peut appréhender rajoute la solitude à la souffrance. Aujourd’hui, nous pouvons rompre cette isolation. C’est la raison pour laquelle je te tends la main.

Le marchand, allongé jusqu’alors, se redressa dans une position assise, les jambes en tailleur. Il ne rajouta rien néanmoins il parut touché par mon discours. Timidement, je vins poser mes mains sur ses épaules.

Je te supplie de croire que nous ne sommes pas là pour te faire du mal.

Je savais l’impact qu’aurait mes paroles, j’étais conscient que c’était aussi dur à entendre que nécessaire.

~C’est ça, fais le rester. Si tu penses que ça me fait peur, loin s’en faut. Au contraire, j’aimerais BEAUCOUP qu’il reste. Fais moi rencontrer mon homologue, je sens que nous pourrions faire de grandes choses ensemble.

Machinalement, je serrais les dents et tentais de chasser mon désarroi. Puis, prenant conscience que laisser filtrer ma détresse pouvait provoquer son empathie, je décidais de baisser ma garde. Je devinais mon expression en la lisant dans ses yeux : Une sidération résignée.

-Garde bien à l’esprit que si tu pars … Les regrets dont je viens de te parler seront les munitions les plus efficaces dont ta bête humaine se servira pour te torturer.

L’espace d’un court instant, je surpris une expression de terreur dans le regard du marchand. Ses yeux écarquillés reflétaient l’effroi qu’il anticipait.

Maintenant, il sait. Il ne pourra plus nier. Je sais qu’il ne partira pas.

Je n’avais pas besoin de réponses, son regard était assez éloquent. Il avait compris et souhaitait passer à autre chose, tout comme moi.

Désignant mon frère du regard.

Cyclope s’est égaré tout à l’heure… Tu as dit des choses si abominables, si inconcevable et avec tant de légèreté que tu ne pouvais être chose qu’un être immonde à ses yeux… Il ne pouvait réagir que viscéralement. Ne lui en veux pas trop. Il est issu d’une culture totalement différente de la tienne. Mais il a grand cœur. J’ai hâte que tu découvres à quel point c’est un être incroyable

D’une totale apathie, Cantharis bascula vers l’impétuosité. Il se redressa d’un bond inattendu avant de reprendre d’une voix douce-amer.

-Je n’ai aucune raison de lui en vouloir. Il avait parfaitement raison. Quelque part, j’aurais voulu qu’il me tue. Qu’il expie mes fautes. Qu’on me punisse pour que je retrouve ma moralité. Si l’enfant que j’ai été… voyait l’adulte que je suis devenu… Il aimerait qu’on me remette à ma place.

C’était trop pour moi, j’avais comme le souffle coupé. Ces paroles déchiraient mon âme. À mon tour, je ne pouvais plus dire un mot. Cyclope dû le percevoir et prit le relai.

-Cantharis, sache que je ne regrette pas ma réaction. L’abord que tu présentais ne pouvait que me convaincre de ton inhumanité. Désormais je peux voir qu’il y a autre chose. Zachary a eut raison de me retenir, cependant, je pense toujours ce que j’ai dit. Tu n’oublieras jamais notre rencontre. Cela prendra plus qu’un jour pour que tu redeviennes humain, pourtant…

Le tocard me jeta un bref coup d’œil puis reporta son attention sur Cantharis, affichant un air empreint de compassion et de bonté.

… J’ai foi dans ce que je perçois de toi. J’ai foi dans ta détermination pour y arriver. Et tant pis si, au départ, je devrais y croire pour deux. Tu vois d’hors et déjà comment te couper de ton empathie as pu t’emprisonner. Tu es au crépuscule d’un changement profond. Je sais qu’un jour, je serais fier de pouvoir t’appeler “frère”.

À chaque fois que j’oublie à quel point Cyclope est un être humain exceptionnel, il trouve toujours une occasion de me le rappeler. Il fut prompt dans sa colère, mais tout aussi prompt à assumer son erreur de jugement.

Jusqu’alors, je n’avais décelé dans le visage de Cantharis qu’un désespoir refoulé. Cyclope parvint cependant à raviver une flamme balbutiante, à faire luire l’éclat oublié d’un espoir muselé.

D’une voix espiègle et une pointe de malice dans le regard, le géant à la peau d’albâtre poursuivit.

Mais pour l’heure, une chose à la fois. Notre temps sur cette terre est trop court pour s’enfermer dans la gravité. Revenons à quelque chose de plus trivial. On voyage depuis tant de temps avec Zachary… nous arriverons bientôt au terme de notre pèlerinage, ce qui me rend curieux. Tu peux nous dire ce qu’on peut s’attendre à trouver au dôme du toucher… ou peut être au dôme de l’esprit.

Le nomade nous répondit d’un air stupéfait et d’une voix chevrotante.

-Le dôme de l’esprit ? Où est ce que vous avez entendu ça ? Longtemps, j’ai cru qu’il n’y avait que deux dômes. Celui des deux sens, et celui du toucher. Puis, j’ai entendu des rumeurs quant à un dôme de l’ouïe et un autre de la vision mais… un cinquième dôme ? Vous êtes sûr de ce que vous affirmez ?

Cyclope m’indiqua du regard. Machinalement je hochai la tête en guise de réponse.

-Si Zachary en est sûr, j’en suis certain.

Le marchand ne semblait pas convaincu par nos propos mais remettait visiblement en cause ses certitudes.

-Bon, admettons. Une chose à la fois, c’est ça ?

Je surpris Cantharis adresser un clin d’œil complice à Cyclope.

-Au sujet du dôme du toucher… Je pourrais probablement éclairer votre lanterne, que cherchez-vous à savoir ?

Le géant à la peau d’albâtre haussa les épaules.

-Suppose que l’on ne sait rien. Comment tu nous présenterais ce monde ?

Cantharis se caressa le menton dans une pose pensive.

-Intéressant.

Alors qu’il se pliait à cette gymnastique mentale, notre nouvel ami arborait un sourire facétieux. Au terme de quelques minutes, il formula sa réponse.

-Le dôme du toucher est une société atypique. Là-bas plus qu’ailleurs, la violence et le sexe y sont des modes de communication. Le couple y est interdit puisque chacun est en couple avec tout le monde. Ou alors personne n’est en couple, c’est une question de point de vue.

J’éprouvais beaucoup de difficulté à me remettre de ma courte discussion avec Cantharis. Pourtant je trouvais du réconfort à l’entendre parler du dôme, cela me changeait les idées en plus d’éveiller grandement mon intérêt. Bientôt, je me rendis compte que Cyclope et moi buvions ses paroles.

Là bas, on assume la part de malveillance qui réside en nous, ça n’est pas grave. Par contre, si l’on a que ce visage là à présenter, il ne faudra pas s’étonner de finir dans l’arène. Non pas que ce soit systématiquement une punition. Certains l’appellent de leurs veux. Ceux-là n’auraient de toute manière jamais trouver le bonheur sans.

Alors que j’hésitais à l’interrompre, Cyclope y alla sans ménagement.

-Que veux tu dire par l’arène ?

Heureux de voir l’intérêt dans le regard de ses auditeurs, je vis le sourire du marchand s’élargir de plus belle.

-J’y reviendrais. Patience, mon ami. Aucun enfant n’a de parent mais aucun enfant n’est seul, on peut dire qu’ils sont élevés et aimés par tout le monde. Si tu n’es pas en capacité de t’occuper un enfant, de le distraire ou de lui apprendre quelque chose, alors tu seras traité comme l’un d’eux.

Le nomade nous regardait tour à tour, comme pour être sûr de maintenir notre attention à son pic.

Là bas, on ne se cache pas pour la fornication, il n’est pas rare non plus de voir des gens se promener nu dans la rue. Le sexe, pas plus que le corps, n’est un tabou.

Il accompagnait son discours de multiples gestes, il ponctuait son discours de multiples pauses, pas simplement pour reprendre son souffle, peut être pour réfléchir mais surtout pour créer l’envie d’en savoir plus.

On ne fuit pas non plus le combat. On assume l’animalité que l’on renferme. Cela ne veut pas dire que tout le monde se bat avec tout le monde. La violence est chose commune, mais elle est surtout orale, elle a plutôt pour vocation de faire réagir, d’attirer l’intérêt que de réellement blesser.

Cantharis baissa la tête et repris d’une voix plus hésitante, une voix de laquelle on sentait une profonde gène.

Parfois c’est le cas, parfois l’enragé peut vouloir blesser parce qu’il se sent lui-même meurtri. Mais c’est plus rare. Quand c’est le cas, la moral nous dicte de réagir avec compassion. L’enragé ne sera puni que s’il déborde. Tout dépend à quel point il parvient à se contrôler.

Il soupira longuement.

Au dôme du toucher, tout le monde sait que la solitude, la colère, la rage cachent souvent l’envie de chaleur humaine. Cette dernière étant assouvie tout au long de la journée, on a probablement beaucoup moins de problème de … crime, de violence.

Son sourire reflétait une certaine nostalgie, je n’avais désormais plus aucun doute quant au fait qu’il était née ou avait passé le plus clair de son enfance là bas.

Personne n’est laissé à l’abandon. Personne n’est jamais seul.

L’espace d’un instant, je sentis qu’il s’efforçait de ne pas regarder Cyclope.

Même la beauté n’est plus un privilège. On ne gagne rien à se moquer du disgracieux, on s’apporte mutuellement bien plus à célébrer

Puisque le sexe est célébré, le critère physique n’est plus exactement un critère de sélection. Le déviant, le déforme, le disgracieux est célébré. Par son caractère unique, il rayonne. Se moquer du difforme ne fait que refléter sa propre insécurité physique. C’est une des raison pour laquelle vous verrez des styles, des apparences que vous ne verraient jamais ailleurs…

Son regard se perdait parfois dans les étoiles alors qu’il parlait, comme s’il était en train transe ou en train de parler directement aux astres de la nuit.

Évidemment…. ÉVIDEMMENT quand je dis que tout le monde couche avec tout le monde, c’est très littéral. On ne s’attache pas à regarder de quel sexe est la ou les personnes avec lesquelles on communie. Ceux qui se bornent à penser qu’une personne ne peut être attirée que par le sexe opposé sont clairement moqués.

J’aurais voulu lui insister et lui poser la question vis à vis des enfants et du sexe, toutefois je ne voulais pas le couper dans son élan. Là où je ne voyais en lui qu’un truand sans scrupule, il se relevait comme un conteur hors pair.

Les lois sont très respectées et tout manquement est impitoyablement puni. Les sanctions peuvent aller de la castration au bannissement, mais ma peine préférée, celle réservée aux condamnés les plus sordides deviennent des gladiateurs dans l’arène de la justice.

Son ton jusqu’alors plutôt léger et trivial se mua en quelque chose de plus sévère, de plus dur.

On les prive de leur appareil reproducteur, de leur langue et de leurs oreilles. Pour que jamais ils n’entendent la foule scander son nom, pour que jamais ils n’entendent les louanges qu’on leur chantera. Par le mutisme, la surdité et l’abstinence ils sont condamnés à rester seul avec eux-même. Dans les cas les plus extrêmes, pour les cas les plus récalcitrants, on peut également couper les mains.

Et toi, quel a été ta punition Cantharis ? Pourquoi es-tu à l’extérieur de ton dôme ?

Condamné à honorer la violence, ils vivent seuls en attendant la mort dans l’arène. La plupart se laissent mourir.

À la manière dont il terminait sa phrase, nous sûmes qu’il en avait terminé avec sa présentation.

-Très intéressant. Je te remercie pour cela. Je te suggère de te reposer, nous avons une longue route demain.

[1] * : sérénité mentale : Il ne s’agit pas ici de dire que Cyclope stresse Zachary, simplement qu’en présence d’une autre personne, si proche soit-elle, Zachary est obligé d’arborer un masque social, d’être un peu moins lui-même, de tamiser ses ardeurs. Ça n’indique pas qu’il est reposant d’être seul, seulement qu’il doit s’astreindre à être en contrôle de lui-même. Apparaître bien, en forme, pas malheureux.

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