Chapitre 34 : Les flammes de la Justice

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Comment ais-je pu me laisser berner de la sorte ? N’ai-je pas été suffisamment trompé pour que la méfiance devienne une seconde nature ? Qu’est ce qui était différent cette fois-là ?

Les dents serrées, je maudissais la suite de choix qui m’avait mené ici. Mon regard, noirci par la colère, reflétait une soif de violence. Je voulais briser. Tordre. Mordre.

~La réponse est évidente Zachary : Le sexe. Et sois sans crainte, tu seras trompé encore et encore, tant que tu t’en seras pas lassé.

La culpabilité m’assaillit et ne faisait qu’accroître mes pulsions de violence.

Par mon besoin d’attention, de sérénité et par mon désir, j’ai provoqué ma propre chute et celle de mes proches.

Nous reposions dans une cellule commune. Les murs de pierre noirs étaient faiblement éclairés par une bougie vacillante. L’air sentait l’humidité et la poussière. La lumière était telle je pouvais à peine discerner le visage de mes compagnons. Cyclope semblait inquiet, Cantharis, affichait une mine résolue. Quant à moi j’oscillais entre la colère et le désespoir.

Je fixais mon regard sur le marchand avant de prendre la parole.

-Et si… cette suite d’évènement ne devait rien au hasard. Et si… tout ceci avait été savamment orchestré par Adelphis, LE Radicor et… toi ?

Le tocard suivit mon regard et inspecta Cantharis un moment avant de reporter mon attention sur moi.

-Ne laisse pas ta paranoïa te guider. S’il était vraiment de mèche, tu penses vraiment qu’il serait là, avec nous ? Au contraire, s’il était acoquiné avec Adelphis, les citoyens de ce dôme l’auraient gracié de ses pêchés et à cette heure, on chanterait ses louanges. Quand tu le vois, ici, maintenant, tu as vraiment l’impression qu’il va être célébré ?

J’observais Cantharis se replier sur lui-même face à mes accusations. Il avait l’air tremblant, seul et affligé. Le géant d’albâtre posa une main consolante sur l’épaule du nomade. Le marchand ne réagit pas, par pudeur, néanmoins nous savions tous que le geste du tocard l’apaisait.

J’ai encore perdu une occasion de me taire.

D’ordinaire, j’aurais eu honte de mon comportement accusateur. Ici, je n’en avais cure. Ma colère cherchait par, tous les moyens, un biais pour s’exprimer. Toute ma vie j’avais cherché à me museler, désormais, je percevais la vanité de ce projet : Pourquoi contenir une rage impossible à enfermer, alors que son seul vœu était d’éclater au grand jour. Me confondre en excuse n’aurait fait que m’amoindrir.

-Je refuse d’échouer si proche du but. Pas maintenant. Au nom de tout ce que l’on a traversé.

Me levant d’un bond, je m’approchais des barreaux froids de notre cellule.

Inquiétude et colère montait en crescendo en moi. Très vite, je me senti dépassé et sentis mon humanité décroître. Était-ce le poids de la frustration ? L’enfermement ? Le désespoir. Je ne parvenais plus à me réfréner, alors l’espace d’un instant, je laissais ma bête humaine parler au travers de mes lèvres.

Je serrais l’une des barres interdisant notre fuite, comme si j’avais le pouvoir de les arracher. Puis, je m’époumonais avec impétuosité, vomissant une haine que je ne me soupçonnais pas contenir.

VOUS M’ENTENDEZ ? RIEN NE ME FERA PLIER. RIEN. SI JE DOIS EMPORTER TOUT CE DÔME AVEC MOI POUR M’ENFUIR, RIEN NE POURRA M’EN EMPÊCHER.

En cet instant, mon individualité et celle de Celui qui sommeille en moi se confondaient. Quand la fusion de nos deux esprits parlaient, c’était avec une autre voix que la mienne, et une autre que la sienne.

J’AI ANÉANTI D’AUTRES PEUPLES POUR BEAUCOUP MOINS QUE CA. VOUS NE SEREZ QU’UN DE PLUS SUR MON TABLEAU DE CHASSE. QUAND JE SORTIRAIS, N’ATTENDEZ AUCUNE PITIÉ DE MA PART. L’UN APRÈS L’AUTRE, ET JUSQU’AU DERNIER. JE VOUS RÉDUIRAIS TOUS EN CHARPIE. JE ME PARERAIS DE VOS OS. ME MAQUILLERAIS DE VOTRE SANG. JE FERAIS MANGER VOS BOYAUX A VOS ENFANTS. LES UNS APRÈS LES AUTRES ET JUSQU’AU DERNIER. JE VOUS TUERAIS TOUS. VOS HURLEMENTS D’AGONIES FORMERONT UNE SYMPHONIE MAGISTRALE DONT JE SERAIS LE CHEF D’ORCHESTRE.

Aux regards effarés du géant et du marchand, je sentais que je devais me calmer. Je repris péniblement mon souffle afin de rescinder mon esprit en deux pour ne garder ce qu’arbitrairement je désignais comme ma personne et de remettre la bête en cage.

Ma voix portait encore les stigmates de ces flots de haine. D’une voix rocailleuse, guttural, j’ajoutais pour conclure :

Ne vous attendez pas à ce que je demande pardon, ça avait simplement de sortir. Ça ira mieux maintenant. Je ferais en sorte que ça ne rejaillisse pas à nouveau.

Je pris une immense bouffée d’air, marquant le fait qu’une page se tournait. Je soupirais longuement comme pour expulser mes démons hors de mon corps. Après quoi, je m’adressai à mes compagnons avec une intonation artificiellement calme.

Que fait-on maintenant ? Cantharis, que va t’il se passer ? Qu’est ce qui attend les gens que l’on condamne à l’arène ?

Aux regard interloqués de mes proches, je sentis que mon volte-face était trop soudain pour eux. Au terme de presque une minute de terreur et de stupéfaction, Cantharis me répondit d’une voix tremblante.

-Nous n’y sommes pas tout à fait. Nous sommes en quelque sorte en détention provisoire, en attente de jugement. On peut supposer que notre procès aura lieu demain. Puis, en fonction du verdict, ou nous serons libérés, ou nous serons affectés à des cellules individuelles, après quoi…

Cantharis baissa la tête, un sentiment de honte se lisait sur son visage. Cet embarras, je l’attribuai arbitrairement à cette pratique culturelle qui déshonorait “son” peuple qui, à l’entendre, semblait d’ordinaire si louable.

… Après quoi, l’un après l’autre, ils nous affecteront à un combat que l’on ne peut pas perdre. On devra lutter contre quelqu’un qui n’en a plus la force ou la volonté. Souvent, il s’agira d’un gladiateur émérite qui a perdu toute envie de vivre. Parfois, il s’agira d’une personne qui a commis une telle infamie qu’on l’a jeté dans l’arène partiellement mutilé. Parfois de ses deux bras, à d’autres il s’agira des jambes. Gardez également en tête que si le gladiateur harangue trop la foule, on lui coupera la langue.

Le nomade s’exprimait sur le ton de la fatalité, tout espoir semblait l’avoir quitté. Son découragement était tangible, il aurait été contagieux si je me sentais encore concerné : j’étais encore incapable de réaliser dans quelle situation nous nous trouvions.

Après cela, nous aurons nos premiers combats d’égal à égal. Jusqu’à ce que nous-mêmes perdions la motivation pour nous battre. Fort heureusement, nous n’atteindrons probablement jamais ce moment si nous perdons la moindre rencontre.

Cyclope qui sentait la détresse du marchand l’engloba de ses bras avant de reprendre d’une voix monocorde.

-Quelqu’un s’est-il déjà échappé de l’arène ? Un gladiateur a déjà été gracié ? Si l’on gagne un certain nombre de combat, on gagne notre libération ?

Cantharis cherchait en vain à camoufler ses larmes, d’une voix chevrotante il poursuivit.

-Non, non et non.

J’éclatais de rire. Un rire qui ne reflétait aucune joie. Avant de reprendre d’une voix imprégnée de rancœur.

-Ça va être ça, nos vies ? Une lutte à mort permanente ? Encore que…Finalement, ça ne change rien.

La démence s’exprima au travers de mes lèvres, y accrochant un sourire sardonique.

Mon esprit est déjà le siège d’une lutte perpétuelle pour la survie. Cette arène, c’est peut-être une opportunité en or, où enfin le réel reflétera fidèlement ce que je vis en chaque instant.

Je levais bras en l’air en ouvrant les paumes de mes mains, comme si, dans une illumination, j’accueillais la félicité.

Peut-être devrais-je au contraire me réjouir ? Peut-être que ma fin, notre fin est proche. Si tel était le cas, serait-ce si grave ? Cette existence n’a été qu’une succession de déception et de calvaire injustifié. Pourquoi devrais-je m’attrister de sa fin. Au contraire, c’est une libération.

Cyclope quitta les bras du nomade pour se mettre face à moi. Se dressant de toute sa hauteur pour m’intimer du regard à me calmer. Je le regardais, partagé entre l’indifférence et l’aigreur. J’attendais la sentence du Tocard. Il l’exprima d’une voix douce, réconfortante.

-On n’a pas besoin de ça, Zachary, reprends-toi. Nous sommes dans un moment critique ou l’on doit se serrer les coudes et non pas de baisser les bras. Ne le vois-tu pas ? Oui, nous avons subi, plus que de raison. Rien ne saurait justifier ce que toi, Cantharis ou moi avons vécu.

Le charisme qui l’animait transparaissait dans les traits de son visage. En cet instant, ce n’était plus un mutant géant issu des égouts mais un leader captivant qui animent les cœurs.

Nos vies ont été parsemée d’épreuve sans queue ni tête. Ce sera probablement systématiquement le cas. Au moins nous sommes là les uns pour les autres, en dépit de tout ce que l’on a eu à affronter.

Je haussais les épaules, désabusé, mais souriant.

-Je ressens toujours ce lien qui nous unit. Ce n’est pas que je voulais souligner…

Une fougue particulière m’animait. L’ineptie de mon vécu renforçait ma croyance en l’absence totale de sens, désormais j’embrassais l’absurde, le déraisonnable, l’insensé avec une foi inébranlable.

Ce monde, je ne me sens plus en phase avec lui. De plus en plus, je doute. Peut-être que j’ai toujours cherché un sens à ce qui n’en a jamais eu. Quand bien même, je n’y crois plus. Ce monde m’apparaît dérisoire, irréel. Irrationnel au point de me rendre déraisonnable. Sommes-nous réellement ici ? Physiquement présent ? Ou ne sommes-nous le jouet de quelques autres puissances. Suis-je réellement en train de vivre tout cela, ou vous… et ce monde, n’êtes qu’une projection de mon esprit ?

J’ai contemplé le précipice maintes et maintes fois. Je ne compte plus les fois ou j’ai sauté et succombé à l’appel du vide. Pourtant, je me retrouve toujours au seuil de ce gouffre existentiel. Comment se fait-il que je sois toujours là ? Pourquoi ne puis-je pas mourir dans la sérénité. Je devrais déjà avoir trépassé. Mon cœur accueille la démence à bras ouvert, comme une compagne qu’on ne saurait quitter trop longtemps.

-Tu trouves cette existence absurde ? Notre vie est à l’image du monde dans lequel on vit. Chaotique, incohérente, absurde. Oui, je te l’accorde. Tout ceci est vrai.

Entendre le Tocard aller dans mon sens eut le mérite de m’apaiser très légèrement.

Tu aurais préféré un monde où tout est logique ? Ou nos existences sont prédéterminées. Tu aurais préféré la linéarité d’une vie trop organisée, trop équilibré. Une réalité sur laquelle tu n’aurais aucune prise sur ton sort ? Ça ne t’aurait pas paru absurde également ? Finalement, c’est ce monde que la noire candeur voulait, non ? Ce monde-là que tu appelais de tes vœux à combattre.

Je sentis un vertige dans mon âme à l’évocation de la noire candeur. Le discours de Cyclope était incisif, extrême. Il manquait de nuance, opposait des contraires… c’était précisément la raison pour laquelle il me parlait.

Je préfère largement ce monde, où l’absence d’ordre est la règle, au moins le chaos nous rend libre.

Son discours était clair, parfaitement intelligible, il s’exprimait d’une voix reflétant à la fois son assurance et sa volonté d’apaisement. Sa langue était l’instrument de son empathie.

-J’aurais tant aimé que tu professes ces paroles en dehors d’une cellule, mais tu as touché une corde sensible. Je te l’accorde, je ne me sentirais pas plus à l’aise dans un monde aussi ordonné.

Dans ce duel de rhétorique, le géant d’albâtre prenait l’avantage. Je battais en retraite alors même qu’il menait la charge finale sur mes défenses.

-Si tu abhorres ce monde autant que tu le décris, alors poursuis ce que tu entreprenais. Tu voulais provoquer un coup d’éclat, une révolution. Tu appelais au changement et c’est ce que nous poursuivons. Si cette vie est absurde, cela ne fait que renforcer la légitimité de ta quête. Nourris-toi des faiblesses de ce monde, elles finiront par renforcer ta volonté.

Je me sentais réellement chanceux de pouvoir compter sur lui. Son existence à elle-seule était la preuve que ce monde n’était pas entièrement pourri. Une nouvelle fois, il venait de me ramener à la raison.

Qu’adviendra t’il le jour où il n’y parviendra plus ?

-Je n’ai pas tout à fait atteint le point de non-retour, je crois que je suis encore prêt à donner une chance à cette vie qui ne nous mérite pas.

L’assurance dont je faisais preuve juste avant avait totalement volait en éclat, ma voix se fit chevrotante alors que ma lucidité reprenait le pas sur la folie.

Cyclope, en toute franchise, je suis terrifié. Tout ce que je viens de te livrer. Je n’ai même pas la sensation que c’est le fruit de ma propre réflexion, j’ai… je crois percevoir que ce que j’abrite progresse dans la destruction de ma psyché.

Le géant se recroquevilla légèrement pour être à ma hauteur, il planta son regard dans le mien pour se retrouver quasi nez à nez devant moi. Sa voix inflexible marquait sa résolution.

-Quand le temps sera venu, nous conjurerons ce mal qui t’as saisi, ça n’a que trop duré.

Cantharis qui écoutait notre discussion silencieusement s’esclaffa d’un rire jaune.

-Parce que tu penses qu’il y a une méthode ? Tu penses que ce dessein est atteignable ? Penses-tu seulement que c’est souhaitable ? FOLIE. J’ai passé toute ma vie à combattre ce que j’enferme. Enlèves moi ce fardeau et je ne serais plus rien. Il en va de moi comme de Zachary.

Cyclope et moi-même furent surpris au-delà de toute proportion. Jamais nous n’avions entendu le nomade s’exprimer avec une telle confiance en lui. Sa voix même semblait changée, comme animée par une terrifiante résolution. Je ne parvenais pas à discerner si c’était l’affirmation d’une philosophie de vie ou quelque chose de l’ordre du pathologique.

-Tu trouveras toujours quelque chose à combattre. Si ce n’est pas dans ton esprit, ce sera autour de toi. Enlever ton fardeau ne peut pas te détruire. Cela ne peut que te renforcer. Tu ne veux pas y croire pour ne pas être déçu. Tu ne veux pas l’imaginer car tu aurais peur d’avoir subi tout cela pour rien. Alors que tu aurais pu t’y soustraire. Tu ne pouvais peut-être pas l’imaginer, alors tu t’es contraint de penser que tes entraves sont nécessaires pour avancer. Cependant la prison n’a jamais libéré qui que ce soit.

À mes yeux, le tocard avait dépassé le stade du leader charismatique. C’était un pilier qui soutenait mon monde.

-J’ai musclé mon esprit pour résister aux pires tourments. Toute une vie à bâtir une forteresse infranchissable. Cette torture m’a à la fois façonné et accompli. Rien de ceci n’a été vain.

Le géant à la peau d’albâtre souriait et déroulait son discours comme s’il allait de soi.

-Je ne dis pas le contraire. Je ne dis pas que cela ne te servira pas. Je dis simplement que vous pouvez vous en défaire. Vous n’y croyez peut-être plus, mais seul la fatalité est inéluctable. Vous n’avez pas à affronter cela seul. La prochaine fois que je vois l’un de vous deux en crise, si je le peux, je vous aiderais à la traverser dans la télépathie. Et même si je suis aussi impuissant que vous, au moins je pourrais vous soutenir.

Il marqua un temps de pause avant de reprendre.

Enfin… tout ceci en supposant qu’on nous rende un jour nos affaires. Et qui sait, qu’on sorte d’ici.

L’entendre parler de la sorte, lui, mon frère, tempéra mon amertume et me ramena un peu plus dans le champ de la réalité.

-Bon. Que fait-t ’on ?

Cantharis semblait également sortir de sa ferveur démente.

-Je vous l’ai dit, personne ne s’est jamais échappé de l’arène, il n’y a rien à faire à part préparer notre défense pour le tribunal.

Il n’émanait pas de son ton de pessimisme. Son réalisme pouvait paraître froid cependant son discours n’avait pas pour objectif de nous diminuer.

Et puisqu’on en est là, je pense Zachary, qu’il serait pertinent de nous expliquer pourquoi nous sommes là.

Je soupirais d’exaspération, me maudissant injustement d’être responsable de notre sort.

-Je ne saurais dire si c’était inévitable mais tu te doutes bien… au moins en partie de pourquoi on est là.

La tête profondément enfoncée dans les épaules, je fixais le sol en poursuivant mon discours.

Tu te doutes bien que ma télépathie avec Adelphis ne s’est pas très bien passé. Bien sûr elle a découvert des choses qui ne lui plaisait guère dans la télépathie. Cependant, ce n’est pas ça qui a provoqué notre arrivée ici. Au contraire, c’est ce que j’ai découvert qui nous a propulsé ici. Elle est toujours en lien avec son père. Elle ne voulait pas que je le découvre. Et j’imagine, encore moins, que je ne le révèle. Voilà pourquoi nous sommes ici.

Cyclope haussa les sourcils avant de rétorquer.

-Son père, c’est à dire, le Radicor originel, celui qui les a tous engendré ?

Je hochais la tête en guise de réponse.

-Je me demande à quoi peut ressembler une telle personne. Que ce soit physiquement ou mentalement. Ça nous avance peut-être à rien, mais ça titille ma curiosité.

La soif de connaissance de mon frère attisa la mienne.

-D’ailleurs… avant qu’on prépare notre défense et puisqu’on a le temps, j’aimerais également savoir une chose.

Je reportais mon attention vers Cantharis.

Pourquoi es-tu honni par tes pairs, qu’est ce qui s’est passé ? Quand on est arrivé dans le dôme, tu avais l’air d’émettre des doutes quant au fait que c’était “ton” peuple”. Pourquoi ce détachement ?

Le regard du marchand s’assombrit d’une rancœur difficilement contenue.

-De ce que j’ai… compris, de ce que vous m’avez expliqué, chaque dôme a fait progresser des champs spécifiques dans des domaines de recherche différent. J’ai pu le voir par moi-même. Au dôme des deux sens, on a éliminé la faim. Vous-mêmes m’avez parlé du dôme de l’ouïe qui a inventé la télépathie. Au dôme de la vue, si j’ai bien suivit, on recrée des biomes, des écosystèmes. Ici, on a voulu poussé plus avant tout ce qui a trait au clonage. Au clonage humain plus particulièrement.

Les poings et les dents serrés, Cantharis s’exprimait avec les yeux grands ouverts. Indubitablement, c’était un traumatisme qu’il s’apprêtait à nous décrire. Les traits de son visage, déformés par la colère, s’apaisèrent pour lui donner un air absent. Sa voix avait désormais une intonation… désincarnée.

Un jour, notre dôme passa un cap dans la recherche scientifique : Non seulement les chercheurs affirmaient pouvoir former un être parfaitement sain d’esprit à partir d’un peu d’ADN, mais ils prétendaient également pouvoir accomplir des merveilles.

Une pointe de cynisme s’instilla dans sa diction alors qu’il poursuivit.

Plus exactement, ils se targuaient de pouvoir créer votre âme sœur… Ce n’était pas tout à fait exact.

Le nomade ferma les yeux quelques instants, je n’aurais su dire si c’était pour contenir sa rage ou retenir ses larmes.

J’étais un des membres les plus appréciés du dôme. On me voyait comme un être bon et inoffensif. Ils se sont dits que j’étais le candidat parfait pour tester cette application, je n’avais qu’à donner un échantillon d’ADN et on me créerait l’amour de ma vie.

Son intonation était une interface directe avec sa mélancolie. Pourtant, pas une seconde, Cyclope et moi n’aurions eu l’audace de l’interrompre ni même le toucher. La salle avait beau être plongée dans une relative obscurité, les émotions de Cantharis l’éclairait de leur intensité. Sa tristesse inspirait notre empathie.

Mon alter ego avait été modelé selon une croissance accélérée pour correspondre à mon âge de l’époque. C’était devenu l’attraction du dôme, chacun voulait lui apprendre quelque chose, chacun voulait apporter sa pierre à l’édifice. Leur création devint notre fierté.

Le marchand marqua un temps de pause, probablement pour se donner un moment de respiration mentale, digérer ce qu’il se préparait à exprimer.

Rapidement mon “âme sœur” maîtrisa le langage, les us et coutumes de notre peuple. Elle s’intégra dans notre société avec une facilité déconcertante, consciente de sa particularité.

En regardant le visage de Cantharis, j’observais un changement : une moitié de son faciès était parfaitement inexpressive alors que l’autre manifestait un enthousiasme délirant.

La chose qu’ils ont créé n’était humaine que dans sa forme. Mon double… était une personne très belle. Très inadaptée socialement. Désaxée. Déséquilibrée. Avec des valeurs morales bien… propre à elle. Naturellement je le sus bien plus rapidement que n’importe qui d’autre. Je me pose encore la question de si les autres en avaient conscience tout en préférant le déni.

Les yeux du marchand se rouvrirent, ils fixèrent le plafond de notre cellule d’un air désabusé.

Ils pensaient créer mon âme sœur. Ce qu’ils ont fait en réalité, c’est de révéler ce que je cachais aux yeux de tous. Ils ont donné un corps au monstre dont je suis le gardien. Zachary, ce que tu as vu dans notre télépathie… ils lui ont donné un corps. Sans le vouloir, sans le comprendre, ils ont donné vie à la mort. Quand j’ai compris ce qu’ils avaient réalisé par erreur, il était déjà trop tard.

Son souffle se fit saccadé, haletant. Il ne manifestait plus aucune importance à la manière dont il était perçu. Cantharis portait en lui les stigmates du choc, du bouleversement qui avait changé sa vie. Rien n’aurait pu l’arrêter dans la déclamation de son histoire. Cyclope et moi l’écoutions religieusement.

Mon alter ego avait déjà tué. Évidemment sans qu’aucune culpabilité ne transparaisse dans son visage. Même lorsqu’au terme d’une quinzaine de meurtres, nous la confondîmes face à ses crimes. Rien… hormis ce sourire éternellement fixé sur ses lèvres, un sourire qui paraissait si innocent de prime abord.

Il serrait toujours le poing, je voyais à ses phalanges blanchies l’expression de sa frustration.

Bien évidemment, quand on l’a jetée dans l’arène, ça n’a fait qu’empirer. La tuerie avait désormais un cadre légal. Ça n’a jamais été une punition pour elle mais plutôt un cadeau… Personne n’a jamais duré aussi longtemps dans cet enclos mortel. Jamais elle n’a perdu sa motivation pour tuer.

Le nomade se grattait vigoureusement le bras, sans cesser de raconter son histoire.

Elle ne faisait pas… “que” tuer. Elle jouait avec ses victimes, leur souffrance était pour elle un biais d’expression artistique. Elle torturait littéralement sous les yeux des spectateurs. Je pense qu’elle n’a jamais été aussi heureuse que dans ce cirque de l’enfer.

Ce fut le seul segment de son histoire qu’il exprima avec une relative sérénité.

Vous trouverez peut-être la pratique de l’arène barbare, néanmoins chez nous… Le sexe est autant un langage que la violence. C’est la principale raison de l’existence de cette coutume. Pour que jamais nous n’oublions notre animalité.

Son visage exprimait une lassitude existentielle poignante. Son désespoir me saisissait et me hurlait à quel point Cantharis était fatigué de vivre, écœuré par un vécu inique, il aurait été parfaitement indifférent à sa fin. Sa démangeaison n’était clairement pas juste un picotement, plutôt l’expression de sa nervosité. Je me doutais qu’au-delà de ses vêtements, son bras était déjà ensanglanté.

Mais elle… elle allait beaucoup plus loin qu’un animal. Beaucoup plus qu’un humain. C’était un monstre. Et ses pratiques finirent par la faire condamner. Alors un jour, elle fut exécutée. Même à l’aube de sa fin, jamais elle ne manifesta la moindre culpabilité, jamais elle ne demanda pardon pour ses crimes. Elle garda à jamais ce même sourire qui ne l’avait jamais quittée.

Machinalement, le marchand appuya son index et son majeur contre sa jugulaire, comme pour vérifier à quel point son cœur s’emballait.

Dans ses derniers instants, son regard a croisé le mien. Nous nous sommes longuement fixés. Son sourire s’est élargi, elle finit par rire, d’un rire abominable qui exprimait l’ampleur de son sadisme. Elle savait ce qui allait m’arriver. Personne d’autre ne pouvait autant la haïr, l’aimer ou la comprendre que moi. J’ai eu beau garder pour moi mon empathie jusqu’au bout, le mal était déjà fait. Tout le dôme avait honte de ce qu’il avait engendré. Tout le dôme savait que j’en étais l’origine. Qu’elle était ma chair, mon sang. Quand elle a quitté ce monde, la haine qu’elle concentrait autour d’elle s’est reportée sur moi.

La tristesse laissa place à la rancune. Seule l’injustice pouvait donner naissance à ce genre d’aigreur. S’il en avait eu la possibilité, il aurait broyé le monde dans le creux de sa main.

Depuis, je suis un paria. Ils savent que c’est illégitime mais ne peuvent pas s’empêcher de m’en imputer la faute. Je n’ai jamais été exactement banni, c’est moi qui est choisi cette vie de nomade, incapable de supporter leur regard. Quand ils me voient moi, ils la voient elle.

À son sourire, je devinais qu’il contenait un rire cynique.

Que je finisse dans l’arène n’est guère surprenant au fond. D’une certaine manière, quand elle est morte, ils m’avaient déjà condamné pour les crimes qu’elle avait commis. Ma présence ici n’en est qu’une concrétisation plus sincère, une conséquence logique. Ils cherchaient depuis longtemps un prétexte pour me faire disparaître, nous y sommes… enfin.

Le nomade reporta son attention sur nous avant de conclure son récit d’une voix faiblissante.

Inutile de dire que depuis, le clonage a été totalement abandonné.

Le silence d’écoute que Cyclope et moi vouions au récit de Cantharis se mua en un silence respectueux, un moment d’empathie et de commémoration muet. Sans aucune forme de concertation, nous nous approchions de Cantharis pour l’envelopper d’une étreinte chaleureuse, se voulant réconfortante. Par ce contact, nous voulions lui signifier notre solidarité, notre compassion face à la terrible injustice qu’il avait dû affronter seul. Bien sûr, notre embrassade était dérisoire face à la trahison qu’il avait subie. Son cœur porterait éternellement les lésions irréversibles que son peuple avait entraînées. Aucun geste ne pouvait contrebalancer ce que Cantharis avait enduré, nous ne nous attendions pas à le soigner, ni à régler quoique ce soit. Pourtant il nous fallait d’une manière ou d’une autre marquer notre soutien. Quand le nomade se laissa aller aux larmes, instinctivement notre étreinte se raffermit autour de lui. Lorsque ses sanglots se turent, le pauvre hère s’allongea un moment dans l’une des couches de la cellule. Le géant d’albâtre et moi échangions un regard triste en repensant à l’histoire qui venait de nous être narrer.

Nous laissions au marchand un semblant d’intimité en allant nous installer sur le banc situé à l’opposé des couches. Puis, respectant le sommeil de notre ami, nous échangions à voix basse. Cyclope pris les devants.

-Nous aurons l’occasion de reparler de Cantharis à une autre reprise. Crois-moi, il le faudra. Cependant… dans l’immédiat, une autre affaire requiert notre attention. Nous devons préparer notre défense pour le procès, c’est juste une question de survie.

Je joignis mes mains dans une posture de réflexion. Les sourcils froncés, une mine concernée plaquée sur mon visage avant de rétorquer.

-Selon quel angle devons-nous l’envisager selon toi ? Devrions nous essayer de nous attirer la sympathie des jurés ? Nous livrer en toute sincérité ? Discréditer l’adversaire ?

Le tocard haussa les épaules.

-Comme tu t’en doutes, mon peuple n’organise pas de procès, nous n’avons pas de “tribunal”. Nous réglons nos affaires différemment.

Sa remarque me donna le sourire, j’imaginais aisément comment les poings pouvaient trancher n’importe quel litige dans son peuple. À ma propre surprise, mon esprit était étonnement serein, le récit de Cantharis fut si bouleversant que mes troubles s’effacèrent temporairement, laissant le champ libre à ma réflexion. Analytique, méthodique, j’exposais ma réflexion à mon frère.

-Procédons par élimination : Nous sommes nouveaux ici, Adelphis est la matriarche du dôme. Elle est appréciée de tous, la discréditer reviendrait à signer notre perte. Attirer la sympathie des jurés est une manœuvre à double tranchant, nous devrions peut-être envisager la sincérité.

Un sourire narquois aux lèvres, Cyclope rajouta.

-Après tout, qu’avons-nous à nous reprocher ? Sincèrement, je veux dire, la seule chose que nous avons réellement prévue c’est de voyager.

Je hochais la tête d’un air grave en fronçant les sourcils.

-Je suis d’accord avec toi. Le problème avec cela réside dans… ce qu’Adelphis a vu dans notre télépathie. Tu sais… j’ai pour habitude d’essayer d’envisager un maximum de possibilité, dans l’anticipation de ce qui pourrait nous arriver. Or quand je pense au dôme de l’esprit, quand je repense à ce que nous avons vécu, à Insitivus, à Abiotos, aux différents Radicor que nous avons rencontrés, j’ai du mal à imaginer une issue pacifique.

Le tocard laissa échapper un rire nerveux.

-On te condamnerait parce que tu es pessimiste ?

Son rire appela à mon sourire, je claquais des doigts pour souligner son illumination.

-Voilà notre ligne de défense.

La situation était désespérée. Pourtant, essayer de la résoudre réchauffait nos cœurs. Ce fut un moment de fort complicité entre Cyclope et moi. Un moment où chacun essayait de ragaillardir l’autre, où nous tirions nos espoirs vers le haut. D’habitude, le danger nous tombait dessus, nous n’avions pas le temps de nous y préparait. L’exercice avait de quoi nous déconcerter, pourtant, au terme d’une longue discussion, nous parvenions à forger une plaidoirie solide. Même si nous ne partions pas vainqueur, nous n’allions pas abandonner sans combattre.

Quand nous eûmes terminés, nous rejoignions nos paillasses

Quelques temps plus tard, le bruit de bottes claquant sur le sol résonna dans tout le couloir qui menait à notre cellule, réveillant sèchement mes comparses et moi. Un garde se présenta aux barreaux de notre cellule. Sa démarche lourde, solennelle nous indiquait qu’il prenait au sérieux sa fonction. Respectueusement, ce dernier s’inclina bien bassement en affichant un air grave.

Un air qui contrastait largement avec ses vêtements.

Il portait un ensemble assez moulant partant du cou jusqu’à ses chevilles. Une tenue était surmontée d’une jupe de gaze courte et évasée, plissée. Sa tenue était entièrement couverte de motifs à carreaux, rappelant un style d’arlequin, à la nuance que celui-ci n’était couvert que de couleurs terne et de noir. Un bleu pâle s’alliait à un rouge bordeaux, un marron caramel s’acoquinait d’un vert foncé qui lui-même côtoyait des nuances de gris et de noir. Un arc en ciel morne, fané, voilà ce que cela m’inspirait, indéniablement, il y avait un certain charme. L’homme était maquillé d’un fond de teint blanchâtre, ses yeux, ses lèvres étaient élégamment soulignées par des pointes de vert. Malgré sa tenue, le garde apparaissait comme tout sauf jovial. Son grimage appuyait un sourire qui semblait ne jamais avoir été présent. Il tenait dans ses mains un plateau repas constitué de porridge et de fruits.

-Messieurs. Je vous ai apporté de quoi vous restaurer. Dans deux heures, je vous reviendrais vous chercher afin de vous escorter au lieu où se tiendra votre procès.

Je n’aurais su dire s’il détestait sa fonction ou si la tristesse était une seconde nature chez lui. Sa voix empestait la gravité : Il y avait quelque chose de parfaitement artificiel dans la manière dont il se comportait, comme s’il endossait un masque social afin de mieux déguiser sa compassion derrière un voile de professionnalisme. Ou du moins, c’était ce que je choisis de croire.

Mes compagnons et moi-même profitions d’un dernier moment de camaraderie et de légèreté avant de nous replonger dans l’austère réalité de notre sort.

J’observais Cyclope dévorer son gruau du coin de l’œil. À mes yeux, il avait toujours fait partie de ma vie. Le premier autochtone que j’avais rencontré de ma vie. Celui qui m’avait le plus ouvert les yeux. Son souvenir naguère terrifiant était maintenant source d’apaisement. Je n’aurais su dire s’il avait beaucoup changé depuis notre rencontre, puisque nous ne nous étions jamais quitté très longtemps. En l’observant, je pris conscience de certaines rides au creux de ses joues, des pattes d’oies se dessinait autour de ses yeux, ses sourcils se teintait légèrement de gris. Ma vision me jouait peut-être des tours, pourtant j’avais la sensation que son cœur, déjà hypertrophié, avait légèrement gagné en volume. Une douce langueur étreint mon âme en me remémorant les mots d’Abiotos…

Les conséquences des radiations sur l’homme sont fascinantes. Ce serait prodigieux si cela ne cachait un vrai désastre. Si tu ne péris pas stupidement par un excès d’effronterie, il doit te rester quoi, au mieux, une année ?”

Cyclope. Mon ami. Mon frère… n’avait plus qu’un an à vivre. Que deviendrais-je sans lui ? Que restera-t-il à apprécier dans la vie s’il n’était plus là pour le partager ?

Tu subis déjà assez. Nul besoin d’anticiper un deuil à venir. Comment apprécier la joie de l’instant si tu te prépares constamment à la souffrance ?

Je croquais dans une poire pour me changer les idées. Lentement, je quittais mes pensées pour rejoindre mes amis.

Une heure après la fin de notre petit-déjeuner, le garda se présenta devant la porte de notre cellule. Il nous intima de présenter nos mains afin qu’ils nous menottent, puis nous demanda de le suivre.

-Veuillez nous excuser, généralement on ne laisse pas les gens aussi longtemps en détention provisoire.

Il adressa quelques mots à destination du géant d’albâtre.

Ce retard est largement dû au fait que nous ne disposions de fers assez large pour vos poignets, il nous a fallu en forger de nouvelles.

Alors même qu’il s’efforçait de conserver un air grave, la trivialité avec laquelle il évoquait cette anecdote avait manifestement pour but de nous détendre. Cyclope affichait un sourire amusé aux lèvres.

- Une bien charmante attention, j’ai droit à du “sur-mesure”, mes compliments au forgeron.

Cantharis et moi faisions notre possible pour étouffer un rire gras qui menaçait de rompre toute solennité à ce moment.

Au détour d’un ou deux couloirs, nos pas foulèrent un sol légèrement sableux.

Ah… c’est probablement directement dans l’arène que se tiendra notre procès.

Une certaine forme de stress commença à m’envahir, j’avais hâte que cette parodie de justice commence afin d’en terminer au plus vite.

Le garde nous mena jusqu’à un long escalier de pierre depuis lequel je pouvais entendre le brouhaha confus d’une large foule. Dès la première marche, la perspective de me confronter au regard du public enclencha un engrenage dans ma psyché. J’avais pour habitude d’être dépassé par les événements, l’habitude d’être incompris, dénigré, stigmatisé. Désormais leur mépris serait ma force. Mon regard s’embrasa de vigueur, en cet instant, un fort sentiment de confiance en soi enroba mon âme.

Je suis légitime. Mon combat est légitime. Mon argumentaire est légitime. Personne n’est en droit de me dicter si je dois vivre ou mourir. Si par malheur, le jugement rendu décidait de me condamnait à l’arène, j’irais sans regret car je sais que j’aurais tout fait pour me défendre. Mon plaidoyer ne permettra peut-être pas ma libération, mais il persistera dans le cœur des gens. S’il est une vraie immortalité, c’est celle-ci. Mes idées me survivront et au travers d’elles, je ne mourrais jamais vraiment.

Marche après marche, mon assurance se construisait. Arrivé au sommet de l’escalier, je me sentais indestructible.

Tout comme mes pas laissent une empreinte sur le sable, mes mots imprégneront leurs esprits d’une marque indélébile.

L’immense salle dans laquelle nous arrivions était très faiblement éclairée. Je la devinais vaste, ne serait-ce qu’à la résonance des murmures de la foule. Le garde progressa, impassible face à ce changement d’environnement, et nous mena sur le banc des accusés. Je m’assis au milieu, entouré de mes frères. Cyclope et Cantharis échangèrent avec moi un regard concerné, je leur répondis d’un sourire reflétant ma détermination.

Le garde qui nous avait quitté revint bien assez tôt, muni d’une torche dont les flammes dansantes repoussaient les ténèbres. Au fur et à mesure de la progression, je découvrais l’arrangement de la salle. Sur tous le pourtour de l’arène, on trouvait des gradins remplis par la foule des curieux. Dans l’enclot même, 4 rangées de bans destinés à recueillir des jurés et témoins de l’affaire. Enfin, une estrade avait été montée pour permettre au juge de dominer du regard l’affaire et les principaux concernés.

J’entendis subitement le cliquetis aigu de chaînes s’entrechoquant, le bruit me paraissait provenir du plafond. Lentement et avec une certaine majesté, le garde se dirigea à la source du son, éclairant un curieux objet paraissant provenir d’un autre âge.

Trois énormes sphères de verre transparent ornaient un chandelier gigantesque en forme de “y” inversé. Chaque globe était arrangé selon une disposition bien particulière, un globe à chaque embranchement du candélabre. D’après leur position, l’un correspondait à la défense, un autre à la partie civile et un dernier surmontant l’estrade du juge.

En étudiant plus en avant chacune des sphères, j’y découvrais un dispositif d’une technologie que je ne reconnaissais pas, remplis de matériaux qui me semblaient venir d’autres mondes.

Le garde fit le tour de l’arène pour enflammer un à un le contenu de chacune des sphères.

La lumière irradia la salle comme si trois soleils venaient de naître sous nos yeux. Il nous fallut à Cyclope, Cantharis et moi, un certain temps avant de pouvoir ouvrir nos paupières, habitué que nous étions à l’obscurité de nos geôles. Quand notre gardien termina son œuvre, il se rendit immédiatement sur le siège qui dominait l’estrade.

-Mesdames et Messieurs, silence dans la salle. Nous allons pouvoir commencer.

Impressionné par ce dispositif exceptionnel, je balayais de nouveau l’arène d’un coup d’œil pour découvrir qu’Adelphis était située juste en face de nous. Son visage affichait une relative sincérité et un sourire entendu. Son regard jonglait entre Cyclope, Cantharis et moi, elle nous jaugeait avec un enthousiasme malicieux, comme impatiente de démarrer sa plaidoirie. Entre la partie civile et nous, la défense, se tenait un petit pupitre prévu pour l’appel à la barre d’un témoin. Ainsi, les appelés se tenait forcément face au juge, avec la défense et la partie civile situé de part et d’autre du barreau.

L’ampleur de la salle accordait une résonance à la voix du maton, renforçant la gravité naturelle de son timbre.

Accusé, accusateur, jurés, levez-vous.

Nous nous exécutions sans nous faire prier. Si tôt fait, le “garde” tourna la tête vers nous.

Lequel d’entre vous sera chargé de la défense ?

Je levais une main confiante.

-Ce sera moi, Zachary Tempès, du dôme de la vue.

À l’évidence, ce n’était pas qu’un surveillant, à son allure, son assurance, sa solennité, il savait ce qu’il faisait, ce n’était pas un coup d’essai. Il reporta son attention sur l’assemblée qui nous faisait face.

-Quant à l’accusation, qui sera en charge de l’assurer ?

Sans surprise, notre adversaire se manifesta avec un air triomphal avant même d’avoir combattu.

-Moi, Adelphis, matriarche du dôme du toucher.

La foule scanda son nom, manifestant à l’unisson le soutien qu’ils portaient à leur égérie. Impassible face aux chants du public, le garde poursuivit en posant une main sur le cœur, l’autre ouverte en direction des cieux, avant de continuer.

-Je suis le juge Dagan et je présiderais cette cour aujourd’hui.

Si tôt qu’il éleva la voix, l’auditoire se tut. Le juge s’inclina avec humilité avant de poursuivre.

Greffier, accrochez les porte-flamme je vous prie.

Un petit homme se présenta auprès de chacun des partis, accrochant au col de ceux ayant pris la parole un dispositif qui ressemblait à un petit micro.

-De quels crimes sont accusés les prévenus ?

Le fonctionnaire gringalet qui assistait le juge répondit d’une voix sentencieuse.

-Haute trahison, association de malfaiteur en vue d’établir un acte terroriste enfin acte d’intimidation.

Dagan posa les yeux sur moi et prononça d’une voix fluette, d’une douceur que je ne lui connaissais pas.

-Que plaidez-vous face à ces chefs d’accusations ?

Un sourire amusé aux lèvres, je lui rétorquai immédiatement.

-Non coupable, à l’évidence.

Le regard du juge se déporta sur Adelphis.

-Quelles preuves apportez-vous pour confirmer ces chefs d’accusations.

Le sourire de la matriarche s’élargit de plus belle.

-Je l’ai vu. Je peux en apporter le témoignage.

Le sérieux du juge se mua en un sourire narquois et invita Adelphis à se présenter à la barre. Quant à moi, je fulminais intérieurement. Une fois que la maîtresse du dôme fut installée, le juge poursuivit.

-Vous voulez dire que le prévenu aurait présenté ses projets auprès de la matriarche du dôme qu’il voulait trahir ?

Le sourire de la figure de proue du dôme s’effaça, elle fronça les sourcils et afficha une mine austère.

-Pas tout à fait.

Intransigeant, Dagan ne montrait aucun signe de favoritisme, son ton inquisiteur avait de quoi impressionner.

-Expliquez-vous.

J’ai hâte de voir comment elle va réussir à développer ce segment. Comment va t’elle les convaincre de la véracité de son témoignage au travers d’un biais si particulier, au travers d’une technologie qu’à l’évidence, personne à part Adelphis et mon groupe ne maîtrise.

-Ce n’est pas moi… ou ce dôme qu’il escomptait trahir, mais notre créateur.

L’expression du visage du juge se teinta d’un intérêt grandissant.

-Développez.

La matriarche inspira longuement avant de déclamer son propos. La flamme qui brûlait au-dessus de sa tête semblait gagner en intensité.

-Les plus anciens le savent. Je suis la fille du Radicor originel. Le bâtisseur. Le gardien. Celui qui a sauvé l’humanité de sa fin. Ma légitimité vient de lui. J’ai été modelée pour régir selon ses principes, il a parachevé mon éducation pour m’entraîner à survivre et arriver jusqu’à ce paradis sur terre. Le chef d’accusation de haute trahison réside dans la volonté de ces apatrides à tuer notre sauveur.

Mensonge. Calomnie. Ne te laisse pas posséder par ta colère. N’en laisse rien paraître. Ta sérénité sera ton porte-voix.

-En quoi cela relève-t-il de notre juridiction ?

Instinctivement, je remerciais à voix basse le juge pour la pertinence de ses questions, tout en redoutant le moment ou son insistance attaqueraient mon plaidoyer.

-Nous sommes dépendant énergiquement du dôme de l’esprit. Si Radicor meurt, rien ne garantit la pérennité de notre nation. Le dôme s’éteindra dans les ténèbres et nous serons contraint de sortir. L’enfermement de cette personne relève de la survie de notre peuple.

Le déroulement de son argumentaire provoquait mon impatience. J’entendais la rage frappais aux portes de mon esprit tout en lui refusant l’accès. Ce n’était pas le moment d’exploser. Pour apaiser mon ire, mon regard se promena sur les sphères de verre transparentes. Fixant plus particulièrement celle qui trônait au-dessus d’Adelphis, je remarquai enfin que les flammes dansaient au rythme de ses paroles.

-Pouvez-vous apporter la preuve de vos affirmations ? Comment êtes-vous au courant de leurs plans ?

L’expression de Dagan était parfaitement hermétique à toute émotion. Même lorsqu’il remettait en cause les arguments de sa cheffe, il était aussi incisif que froid.

-Je l’ai vu.

Elle savait que cet argument ne prêtait pas à convaincre. Elle n’en laissait rien paraître, pourtant le feu au-dessus de sa tête ne mentait pas. La lumière s’amenuisait pour refléter ses doutes.

-Comment ?

Le garde joint ses mains dans une posture d’écoute.

-Par télépathie.

Dagan haussa les sourcils sans quitter son air grave. La foule était suspendue aux lèvres de la dirigeante.

-C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

L’espace d’un instant, une lueur aveuglante émana de la flamme suspendue au-dessus du juge. Un flash de lumière, si soudain, si puissant qu’elle m’évoquait la colère d’un dieu.

-Loin de là. Vous apprendrez en interrogeant le suspect qu’il revient, entre autre, du dôme de l’ouïe. Nos consœurs et confrères ont développé des merveilles de technologie, dont celle de communiquer d’esprit à esprit. C’est par ce biais là que j’ai découvert ses aspirations.

Loin de se décourager, Adelphis revint à la charge sans désemparer. Elle avait beau être mon adversaire, il fallait lui reconnaître que sa ténacité était sans pareille.

-Quelle fiabilité peut-on accorder à un tel moyen de communication ?

OUI, CONTINUES COMME CA, DAGAN. C’EST SUR CA QU’IL FAUT L’ATTAQUER.

Je me frottais les mains, un sourire victorieux s’installait naturellement sur mes lèvres.

-Il n’est pas possible de mentir par le biais de la télépathie. Ou plutôt, si l’on essayait, l’interlocuteur capterait l’intention du mensonge et saurait d’autant plus précisément l’objet et la raison du mensonge.

Rester en place à attendre mon tour devint une épreuve de force insoutenable, mobilisant la totalité de mon sang froid pour me contrôler.

-Le suspect a t’il essayé de vous mentir ?

Dagan ne laisse rien au hasard, il va au fond des choses. Cela pourra tout autant me nuire que me servir.

-Non, il a été parfaitement limpide sur lui-même, sur son passé et ses intentions.

La matriarche n’était pas exactement en position de force, elle n’avait pas l’opportunité de développer pleinement son argumentaire, contrainte de répondre aux interpellations du juge

-Vous êtes donc certaine qu’il a prévu d’assassiner votre père ?

Un moment de silence parcouru l’assemblée. La flamme d’Adelphis vacilla de plus belle et, pendant un court instant, la lumière était si diffuse que la défense fut plongée dans l’obscurité.

-Je ne peux l’affirmer à 100 %. Cependant, il est en lien avec des personnes qui ont ce dessein. Il a rendez-vous avec eux au dôme de l’esprit. Vous aurez l’occasion de l’interroger vous-mêmes pour confirmer ou infirmer mes dires. Je vous pose simplement la question : Peut-on prendre ce risque ? Je n’ai rien à rajouter.

Si la figure de proue du dôme du toucher affichait jusqu’alors un air triomphal, elle s’efforçait désormais d’afficher une mine impassible.

-Vous pouvez-vous rasseoir, matriarche.

Mon cœur battait la chamade, comme si j’allais au-devant de mon premier combat dans l’arène. Je regardais le juge comme mon adversaire. L’espace d’un court instant, je me vis prendre appui sur le pupitre qui me faisait face, sauter sur l’estrade pour attraper Dagan par les cheveux et marteler sa tête contre ce bureau qui lui donnait tant d’importance. Lorsque son visage fut repeint par son sang, je plantais mes crocs dans son cou pour achever son existence.

La gorge. Le lien entre le corps et l’esprit. C’est ça qu’il faut rompre, c’est comme ça que je ferais de lui…

Accusez, levez-vous.

Dagan m’arracha brutalement de mon hallucination, j’avais la sensation de recevoir une flèche en plein cœur. Silencieusement, je me dressais pour me diriger vers la barre.

Zachary Tempès, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Je mettais un point d’honneur à garder ma contenance. J’en avais maintenant l’habitude. Les hallucinations étaient devenus mon quotidien. Elles m’affectaient toujours autant, mais le masque d’impassibilité que j’endossais ne se fissurait d’aucune faiblesse.

-Je vous remercie de me donner la parole. Monsieur le juge, je me permets d’intervenir en qualité d’homme innocent.

Endosser un masque de sérénité ou revêtir le masque d’un avocat sûr de lui, peu importe le rôle qu’on me donnait, cela ne faisait aucune différence. Je préférais cela plutôt que l’on voit mon état réel : acculé et impuissant face aux attaques de mon propre esprit.

La plupart des affirmations de la défense sont fondées. Toutefois il convient d’apporter une précision. Oui, au dôme de l’ouïe, on m’a donné un dispositif me permettant de communiquer par télépathie. Oui, j’ai rencontré au sein du périple m’ayant mené jusqu’ici, des personnes qui cherchent à tout prix la mort du Radicor originel.

Cantharis et Cyclope me regardaient d’un air éberlué, se demandant probablement pourquoi j’allais dans le sens de l’accusation.

Je comprends même pourquoi ces personnes ont ces intentions. Néanmoins, pour être parfaitement sincère, si d’aventure je me retrouvais en face du “sauveur de l’humanité”, je ne sais pas encore ce que je ferais.

Je marquais un court de temps de pause pour laisser à l’assemblée le temps d’assimiler mon argumentaire.

Souvent, je me pose cette question et j’envisage des options. Parmi ces options figurent la mort du sauveur. C’est vrai. C’est tout à fait vrai. Je sais même que j’aurais potentiellement les moyens de mettre cette solution en œuvre. C’est une bifurcation possible dans le chemin que j’emprunte. Je ne saurais mettre en doute cela.

Je suivais le sens du vent en m’appuyant sur l’argumentaire d’Adelphis. Il était désormais temps d’aller à contresens.

Pour autant, ce n’est qu’un choix potentiel. Il n’y a qu’une chose de certaine dans mon esprit, c’est que mon choix se fera au terme d’une discussion. Je souhaite voir, comprendre, qu’est-ce qu’y a amené cet homme à mettre en place ces choix. N’y avait-il pas mieux à faire ? Que fait-il dans son dôme, ce bâtisseur, ce politicien de génie qui a prétendument sauvé l’humanité pour mieux l’abandonner après. Si la réponse ne me satisfaisait pas, alors j’envisagerais de mettre fin à son existence.

Mon sourire et ma flamme illumina la pièce de mon assurance. Je crus percevoir dans le regard de mon compères une certaine forme d’apaisement.

Cependant.

D’une voix solennelle, je glissais doucement vers un timbre porté sur la persuasion.

Vas-t-on me condamner pour une pensée ? Vas-t-on me condamner pour une intention ? Peux-t-on me rendre coupable d’un crime que je n’ai pas commis ? Un crime que je n’envisage qu’en dernier recours ? Un crime qui a toutes les chances de ne pas arriver ? Au dôme de la vue, et même au travers de mon vécu, on m’a appris à me préparer à toute éventualité. Vas-t-on me condamner pour mon éducation ?

Mon regard bascula vers la foule qui, lorsqu’elle scandait le nom d’Adelphis, me paraissait impatient de nous voir condamnait. Désormais l’ombre d’un doute s’insinuait dans leurs esprits.

Imaginons que lors de ma rencontre avec “le sauveur de l’humanité”, Il m’expose ses intentions, ses projets pour l’humanité, que tout ceci fait partie d’un plan qui aurait pour but l’épanouissement de chacun. Je deviendrais alors son plus ardent défenseur et jamais je ne tolérerais que quiconque lève la main sur lui.

La matriarche me dévisageait en fronçant les sourcils. Je n’aurais su dire si elle ne croyait pas en mes propos ou si elle se sentait contrariée. Je pensais ce que je venais de dire mais cela me semblait également très peu probable, la langue de feu qui léchait la vitre au-dessus de ma tête perdit un peu de son éclat.

Je me permets de rajouter que dans le cas où cela se passerait mal et donc, que ma déception soit à la hauteur de mes attentes... Quand bien même je chercherais à le tuer, j’imagine que le dôme de l’esprit n’est pas un moulin à vent, qu’accéder à ce Radicor est une entreprise qui n’a finalement que très peu de chance de succès. En considérant cela, si vous me condamniez, vous me condamneriez pour quelque chose que d’une part je n’ai pas commis et d’autre part pour une entreprise qui n’a aucune chance d’aboutir.

Spontanément, je poussais un soupir de soulagement, je ne pensais avoir l’opportunité de dérouler ainsi mon argumentaire, sans interruption. Quelque part, j’estimais déjà le procès gagné.

-Vous vous défendez ici pour les chefs d’accusations de haute trahison et association de malfaiteur, qu’en est-il de celle qui concerne l’intimidation.

Je haussais les sourcils, dubitatif.

-Pourriez-vous expliciter ce dernier point.

Dagan tourna la tête vers son assistant.

-Greffier, veuillez diffuser l’enregistrement.

Ah… ça. C’est mauvais signe.

-“VOUS M’ENTENDEZ ? RIEN NE ME FERA PLIER. RIEN. SI JE DOIS EMPORTER TOUT CE DÔME AVEC MOI POUR M’ENFUIR, RIEN NE POURRA M’EN EMPÊCHER.”

Non… non… non. Pas ça. S’il vous plaît.

“J’AI ANÉANTI D’AUTRES PEUPLES POUR BEAUCOUP MOINS QUE CA. VOUS NE SEREZ QU’UN DE PLUS SUR MON TABLEAU DE CHASSE. QUAND JE SORTIRAIS, N’ATTENDEZ AUCUNE PITIÉ DE MA PART. L’UN APRÈS L’AUTRE, ET JUSQU’AU DERNIER. JE VOUS RÉDUIRAIS TOUS EN CHARPIE. JE ME PARERAIS DE VOS OS. ME MAQUILLERAIS DE VOTRE SANG. JE FERAIS MANGER VOS BOYAUX A VOS ENFANTS. LES UNS APRÈS LES AUTRES ET JUSQU’AU DERNIER. JE VOUS TUERAIS TOUS. VOS HURLEMENTS D’AGONIES FORMERONT UNE SYMPHONIE MAGISTRALE DONT JE SERAIS LE CHEF D’ORCHESTRE. “

L’écho d’un ricanement abominable retentit dans mon esprit. Un rire machiavélique qui exprimait la victoire de celui qui sommeille en moi. Le triomphe de la folie sur la raison. Ma bête humaine se gaussait tout autant de la violence de ses propres mots que de voir son coup d’éclat partagé à la foule. Son hilarité provoquait un séisme sans précédent dans ma psyché. Je me sentis en train de lutter pour ne pas céder et éclater de rire moi-même.

Pas ici. Pas maintenant. Je sais qu’on ne négocie pas avec toi. Je te récompenserais si tu m’accordes la paix pendant une dizaine de minutes. Je ne te demande rien d’autre que de me laisser en paix, ici, maintenant. Juste encore une poignée de minutes. Rien de plus. Après tu pourras libérer tes foudres sur moi, je n’en aurais plus rien à faire.

Au plus fort de mon argumentation, ma flamme brillait autant qu’un soleil, désormais, elle était à peine comparable à celle d’une bougie.

-Je tiens à revenir sur ce que j’ai plaidé, pour ce chef d’accusation, je plaide coupable. Je plaide coupable personnellement, je refuse que mes compagnons soient inculpés alors qu’ils n’ont rien fait.

Les dents serrées. Confronté à moi-même. Je n’avais pas honte. J’étais dégoûté d’être moi-même.

Je suis l’hôte d’un parasite assoiffé de sang. On va chercher à me condamner parce que… je n’ai pas été un assez bon gardien.

Je me permets de rajouter que si j’ai réagi ainsi, c’est en réaction d’une injustice manifeste. Je ne connaissais pas les motifs de mon emprisonnement. Je n’avais aucune idée que viendrait la tenue d’un procès et me pensait d’ors et déjà condamné à finir l’arène. Le voyage c’est toute ma vie, je ne pouvais pas réaliser que ce dernier puisse prendre fin.

Dagan était aussi incisif avec moi qu’il avait été avec Adelphis. Je ne pouvais pas remettre en cause son impartialité.

-Est-ce vrai, ce que vous affirmiez ? Que vous avez anéanti d’autres peuples ?

Le couperet venait de tomber cependant je me tenais prêt à mordre la lame pour l’arrêter, dussé-je y perdre mes dents.

-Cela ne relève pas de votre juridiction.

Des pieux enroulés de barbelés que l’on enfonçait lentement dans mon cœur. Voilà l’effet que son insistance provoquait en moi.

-répondez à la question.

Je ne vais pas essayer de mentir maintenant. Cette flamme me condamne à la sincérité. Alors allons-y.

-C’est… une légère exagération. Mais oui, mes actions ont déjà condamné indirectement tout un peuple. Un peuple de cannibale. Un peuple malade de lui-même. Au point où… j’ai été utilisé, malgré moi, pour provoquer sa fin. On m’a enfermé. Condamné aux travaux forcés. Un autre détenu m’a “promis” ma libération si je parvenais à mettre la main sur un objet.

Combien de fois faudra-t-il que je me justifie de cette atrocité ? Quand je vois le visage de tous ces gens… qui me jugent sans avoir connu la réalité du terrain. Ces airs choqués, ces mines promptes à condamné… se seraient-ils laissés dévorer pour préserver leur humanité ?

Je l’ai trouvé. C’était une bombe. Je l’ignorais. En le découvrant, je l’ai actionnée, sans espoir de pouvoir la désamorcer. Cette “bombe” n’a tué personne véritablement. Toutefois elle a attiré une menace encore plus grande qui elle… n’a laissée aucun survivant.

Le juge pointa un regard inquisiteur à mon encontre. Je soutins son regard avec ténacité.

-“Je vous réduirais en charpie. Je me parerais de vos os. Me maquillerais de votre sang. Je ferais manger vos boyaux à vos enfants. Les uns après les autres et jusqu’au dernier. Je vous tuerais tous. Vos hurlements d’agonies formeront une symphonie triomphale dont je serais le chef d’orchestre”.

JE NE FAIBLIRAIS PAS. JE N’EN AI PAS LE DROIT. TU NE M’AURAS PAS. JE SERAIS LE SEUL RESPONSABLE DE MA FIN.

-Je ne prétends pas être la bonté incarnée. Je ne prétends même pas être quelqu’un de sain. Mais va-t-on m’enfermer parce que j’étais en colère ? Va-t-on m’enfermer parce que je suis malade ? Va-t-on m’enfermer parce que l’injustice me rends fou ? Lorsque vous enfermez un homme abusivement, vous ne faites que réveiller le pire en lui.

Je battais en retraite depuis plus trop longtemps, il était temps pour moi de revenir à l’offensive.

Monsieur le juge, si vous me le permettez, j’aimerais revenir sur un élément que la défense a omis de vous relater.

Je pris une profonde inspiration, non pas pour me donner du courage, mais pour accepter ce qui venait d’être dit. Cet enregistrement m’avait dévasté. Voilà ce que mes compagnons devaient supporter au travers de ma compagnie. Au-delà même de la violence de ce que je pouvais parfois exprimer, ce simple songe me ravageait intérieurement.

-Poursuivez.

Je serrais la barre entre mes mains pour contrebalancer ma colère et ma tristesse. Je comprimais pour m’oublier. J’essayais physiquement de refouler ce qui venait d’être dit.

-La communication télépathique peut s’interrompre à chaque instant, si tôt qu’un des deux usagers le souhaite. Ici, c’est la matriarche qui l’a interrompue. Je l’ai laissée explorer toute ma vie, tout mon parcours. Elle sait tout ce que je sais. Mes pensées, mes émotions, mes souvenirs, mes projets. Tout.

Comme deux vases communiquant, au moment où je relâchais mon étreinte sur la barre, c’est ma voix qui retrouva sa force et sa conviction. Tout comme la flamme suspendue au-dessus de ma tête retrouva sa vigueur.

Lorsque j’ai voulu m’intéresser à sa propre vie, elle m’a laissée voir son parcours. Toutefois, lorsque j’ai souhaité en découvrir plus sur sa situation actuelle et celle du dôme, elle a interrompu la transmission. Elle l’a interrompue au moment précis où j’ai découvert qu’elle était toujours en communication avec son père. Je n’ai pas pu entendre la teneur de leurs échanges, elle a suspendu la télépathie avant que je n’en sache davantage.

J’avais retrouvé une certaine forme de contenance et mon exposition n’en était que d’autant plus claire.

Juste après cela, elle nous a fait enfermer.

Je ne regardais plus Dagan, mon attention était focalisée sur la matriarche qui semblait presque indifférente à mes accusations.

Ce ne sont pas mes actes ou mes intentions qu’elle veut faire condamner. Non, ça ne peut pas être cela. J’aurais lu son effarement pendant la télépathie, elle ne m’aurait même pas laissé voir son esprit. Non… la matriarche avait une autre manœuvre en tête. Celle notamment d’informer son père de … certaines possibilités, de mon arrivée et de celle de mes compagnons et peut-être de gagner du temps. C’est la raison pour laquelle nous sommes ici. Pas pour me faire condamner pour mes actions passées. Simplement pour donner à Radicor le temps de préparer ses défenses.

Dagan demeurait impénétrable, il incarnait une figure imperturbable, le flegme incarné. Son regard pointant vers Adelphis.

-Matriarche, l’accusé est-il dans le vrai dans ses propos ?

La cheffe du dôme, dans un excès de vanité répondit sur le ton de la raillerie.

-L’accusé renvoie la balle à l’accusation. C’est un classique.

La voix impérieuse du juge retentit comme un coup de tonnerre assourdissant. Son ton imposa le silence auprès de tous. Là où sa voix laissait deviner son impatience, son visage, telle une statue de marbre, demeurait impassible. De la flamme enfermée dans le verre jaillit un flash aveuglant, nous obligeant à détourner le regard de l’estrade.

-Répondez à la question !

L’égérie du dôme répondit avec humilité, d’une voix plus douce qu’à son habitude. Sa lumière n’éclairait plus personne.

-Ce n’est pas tout à fait exact. Ni tout à fait faux. Quand j’ai vu ses intentions, je voulais en référer à mon père, oui. Pour ne pas le décevoir, j’ai préféré que nous en arrivions là, à ce tribunal.

Dans l’expression de sa sincérité, je lui retrouvais la beauté que mon regard lui avait conféré lors de notre première rencontre. Adelphis soupira de lassitude avant de terminer.

Peut-être ai-je fais preuve d’excès de zèle. Je ne regrette rien. Il ne sera pas dit que je serais la personne dont la naïveté a permis l’assassinat de son père et la décadence de son dôme. Je ne dis pas que cet homme mérite de rester dans l’arène à vie. Je dis simplement que son cas mérite que la justice s’y intéresse. Je défie quiconque ici de me donner tort sur ces points. Du reste, je m’en remets totalement au jugement de la cour.

Le silence qui ensuivit marquait la fin du procès que Dagan conclut.

Si ni la défense, ni l’accusation ne souhaite ajouter quoi que ce soit. Je vais maintenant rendre mon verdict.

Lorsque Dagan se leva pour annoncer la sentence, la totalité de l’assemblée fit de même.

Pour le motif de haute trahison, je déclare l’accusé non coupable. Pour l’accusation d’association de malfaiteur en vue de commettre un acte terroriste, je déclare l’accusé non coupable. Pour les menaces proférées, je déclare l’accusé Zachary Tempès coupable. Les autres inculpés sont relaxés et pourront jouir de leur liberté.

Peu m’importait le jugement qu’il allait rendre. La sérénité dans laquelle cette dernière phrase m’avait plongé valait tout le bonheur du monde. Je ne serais pas responsable de la fin de mes compagnons. Le fardeau de ma culpabilité se libérait en même temps qu’une décharge foudroyante de dopamine.

Rare sont les moments où j’ai été à la hauteur de la responsabilité que l’on m’avait confiée…

Un sourire sincère s’installa sur mes lèvres, je regardais mes compagnons avec soulagement.

Afin de purger sa dette envers la société, le prévenu devra s’acquitter d’un inaequale certamen avant sa remise en liberté. La séance est levée.

Cyclope me prit dans ses bras, certain que la victoire fut totale. Cantharis en revanche ne dissimulait pas son inquiétude.

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