Chapitre 35 : Anesthésie affective

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Si tôt que l’assemblée fut levée, le juge Dagan se rendit à nos côtés.

Croyez bien que je regrette de devoir vous faire combattre. Toutefois vous avez proféré des paroles que la justice et la morale ne peuvent laissées impunies.

Je découvrais pour la première fois à quoi ressemblait son visage lorsqu’il ôtait ce voile d’impassibilité qui le caractérisait. Il affichait une mine sincèrement désolée, véritablement empathique.

Le magistrat agrippa à sa ceinture un trousseau de clé pour venir détacher les liens de Cyclope et de Cantharis.

-Vous n’avez pas à vous excuser. J’ai obtenu l’essentiel de ce que je voulais.

Mon regard était tourné vers mes proches, je leur souriais comme si rien d’autre n’importait. Cyclope semblait partagé là où Cantharis était dévasté. Le marchand prit la parole en premier.

-Inaequale certamen, vous avez bien entendu ça, vous aussi ? Dites-moi que j’ai rêvé, que c’était une hallucination audit…

Le juge-garde ne releva pas la détresse du nomade et fixa son regard sur moi.

-Vous avez déjà tué quelqu’un, je veux dire… directement ? Rassurez-vous, ce n’est pas le juge qui vous parle.

Je niais de la tête.

-Ce n’est pourtant pas l’envie qui…

Ça ne devait pas être la réponse qu’il attendait puisqu’il me coupa subitement la parole.

-Donc non. Je m’en doutais.

Une pointe d’hésitation traversa son expression. Il cherchait ses mots, comme un médecin cherche vainement à trouver la bonne expression pour annoncer qu’il n’y avait plus d’espoir à son patient. Puis, il se résolut à me transmettre ce qu’il taisait.

Un inaequale certamen, c’est un combat à mort. Vous allez devoir tuer ou être tué.

Il soutenait mon regard au même titre que s’il en relevait de sa survie. Il voulait me faire comprendre que ce n’était pas un jeu, que c’était inévitable, que je devais le comprendre et l’assimiler.

Vous allez affronter quelqu’un qui n’est plus en état de combattre. Ce peut être tout autant à cause du désespoir que de… séquelles physiques. Dans tous les cas vous allez devoir le tuer. C’est généralement plus une exécution qu’un combat, néanmoins il est déjà arrivé… que les plus désespérés aient largement sous-estimé leur instinct de survie.

Mon cœur implosa dans une onde de choc qui déferla sur mon âme. Le judas par lequel j’observais mes pensées devint trop aveuglant à contempler, aussi, décidais-je d’en refermer l’ouverture. Je ne réagis pas. Mon sourire restait figé dans une expression de sérénité puisque, quelque instant avant, j’étais heureux pour mes proches.

Je ne savais pas comment réagir et je ne voulais pas savoir.

J’étais passé maître dans l’art de l’inhibition émotionnelle. En cela, mon vécu était un terrain d’entraînement idéal pour parfaire mon talent. Chaque échec fut une opportunité de raffermir ma virtuosité.

Un long moment de silence résonna dans l’air. Tout le monde était suspendu à ma réaction, alors même que je me maintenais intentionnellement dans un état paralysie sentimentale.

Je gardais le même sourire aux lèvres. La stupéfaction se lisait sur le visage du juge.

Vous m’avez bien entendu ?

Immédiatement, sans y réfléchir une seule seconde, je lui répondis du tac au tac.

-Je suppose que vous allez me ramener en cellule ?

Le juge paraissait bouleversé. Il hésita un moment sur l’attitude à adopter puis se confronta au regard empreint de gravité de Cantharis et de Cyclope. Il sembla se raviser dans son insistance, supposant probablement que si je n’avais pas compris, mes amis se chargeraient de m’expliquer.

-Non. Vous êtes libres de circuler à votre aise. Tout le monde sait ce à quoi vous allez vous livrer. Vous savez, il n’y a pas beaucoup d’issue pour sortir du dôme, toute tentative d’évasion sera repérée et déjouée assez facilement.

Une manière tacite de surveillance… ou “chacun est le gendarme de l’autre”. Pas besoin de police quand tout le monde est policier.

Rassurez-vous, la plupart de ceux qui s’acquittent de cette tâche sont plutôt appréciés. Quelque part… comme un saltimbanque. Sauf qu’en lieu et place de balles, c’est avec des vies humaines que vous jonglerez. En général c’est toujours un sacré spectacle, surtout les premières fois.

Mes lèvres bougeaient, ma voix s’activait, mes fonctions motrices étaient parfaitement opérationnelles, pourtant… Je n’avais plus la sensation d’être là, comme un passager clandestin dans mon propre corps, spectateur de sa propre vie. Atone, abattu, je repris d’une voix léthargique.

-Merci d’avoir pris le temps de m’expliquer ce qu’il allait advenir. Vous avez beau m’avoir condamné, vous m’êtes sympathique.

Le refoulement provoquait une dilution de mon individualité. Fort heureusement, je n’avais aucune envie d’être moi-même, aucune envie d’affronter ma bête intérieure. Ma volonté me faisait défaut, j’atteignis un point où l’indifférence régnait en maître sur mon esprit. Ce n’était pas le pire des seigneurs à servir.

Le garde me répondit quelque chose que je ne saisis pas, je n’avais par ailleurs aucune envie de comprendre. La seule chose que je voulais c’était un lit et me reposer.

J’affronterais la vie un autre jour.

Cyclope et Cantharis prirent la mesure de mon accablement puisqu’ils achevèrent la conversation à ma place. Dagan était parti sans que je ne m’en rende compte. Mes amis me sollicitèrent sans que je ne comprenne la moindre parole. Je les voyais m’interpeller sans entendre quoi que ce soit.

C’était à peine si je les reconnaissais.

Ma vision n’était pas affectée, le message que transmettais mes yeux à mon cerveau était parfaitement conforme à la réalité. Je voyais, toutefois je n’avais conscience de rien. Rien de ce que je percevais ne pouvait avoir de prise sur moi. J’étais libéré de toute influence extérieure en étant enfermé dans moi-même.

Il en allait de la vision comme de la parole, de l’ouïe et même de la mémoire. Je franchissais une étape supérieure dans le refoulement. Les contours de mon âme devinrent indécis, comme brouillé, se teintant de flou jusqu’à devenir totalement vaporeux. L’instinct me poussait à les suivre, alors je m’exécutais.

Quelques secondes, minutes… peut-être des heures plus tard. Je me retrouvais dans une chambre, à moins que ce ne fut un dortoir ? Nous étions au moins trois. Je ne reconnaissais le visage de personne. La réalité ne me concernait plus. Je fermais les yeux et m’endormit serein.

Je connaissais les nuances de ce plafond par cœur. Les aspérités dessinées par le crépit formaient les veines d’un monde mort dont nous étions les nécrophages. La poussière m’évoquait avec sérénité mon avenir. Pareil à une veillée funéraire, mon lit-cercueil était source d’inquiétude de la part de visages que je ne reconnaissais plus. Mon corps ne me faisait pas défaut, ma paralysie était du seul fait de ma volonté. J’avais quitté le monde des hommes pour me plonger dans l’ether.

La seule chose que je parvenais à interpréter, c’était ce plafond.

Combien de jours passèrent ? Je l’ignorai. Je crus trouver la sérénité dans l’oubli. Néanmoins, la réalité était trop cruelle pour me laisser dans la quiétude.

Deux formes me soulevèrent sans que je n’émette la moindre plainte. Un corps dépossédé de sa conscience était guidé vers son destin. Cette enveloppe charnelle, ce monde funeste, je n’en voulais plus.

On me conduisit vers une petite salle qui m’était familière. J’entendais l’écho lointain d’une foule qui hurlait un nom. Un nom qui m’était vaguement connu. Un nom qui m’appartenait avant que je ne me disloque.

Les deux personnes qui m’avaient escorté jusqu’ici stoppèrent leur marche. Quand ils cessèrent de me porter, mon corps réagit pour moi : Un réflexe sorti d’outre-tombe me poussa à me maintenir sur pieds. Malgré moi, cette simple réaction m’arracha partiellement à cette douce torpeur qui enveloppait mon âme. À mon grand désarroi, les sons et les formes se firent plus clair.

Lorsque je reconnus l’escalier de pierre qui menait à l’arène, l’instinct me poussa à me replier sur moi-même, de repartir dans ce cocon de léthargie dans laquelle je ne me sentais ni bien, ni mal.

Avant même que je ne sache si ma carcasse m’obéissait toujours, un obstacle se dressa devant moi. Un imposant monstre au teint blême et dont le visage était orné d’un unique œil.

Ses lèvres remuaient, il s’adressait à moi, cependant, je ne compris qu’un seul mot : “désolé”.

Il approcha une pierre de mon front, sembla rentrer en transe pendant quelques secondes pour en ressortir totalement effaré, bouleversé, haletant. Son visage exprimait un grand dénuement, une détresse intense dont le sens m'échappait. Plus j’y étais sensible, plus je sortais de ma catatonie. Mes perceptions se développaient à nouveau, la réalité fit de nouveau sens. Ma vision, mon audition, mon toucher, presque tout redevint tangible.

Une chose échappait encore à mon contrôle : mon corps.

Malgré cela, je sentis mes poings se serrer, ma bouche s’ouvrir pour mugir les lamentations d’une âme qui vient de naître pour se refermer en un sourire caustique. Comme un automate téléguidé, mes pieds gravirent une à une les marches de l’escalier.

Rien de tout ceci n’était de mon fait. Mon organisme se mouvait de lui-même.

Qu’est-ce qu’il se passe ?

~Tu peux demeurer dans ta catatonie. C’est mon tour maintenant. Tu m’as promis une récompense si je te laissais en paix pendant le procès. Je vais maintenant récupérer mon dû.

Je pris conscience d’où j’étais et de qui j’étais. Mes compagnons se trouvaient derrière moi. J’entendais les sanglots de Cyclope derrière moi et devinais l’angoisse de Cantharis. Tous réunis dans l’impuissance, nous contemplions tous avec effroi la libération de Celui qui sommeille en moi.

Ma bête humaine gravit les marches une à une, sans regarder derrière elle. Le juge attendait au sommet de l’escalier. Il affichait un sourire rassurant aux lèvres.

-Je craignais de voir la foule déçue au vue de votre état ces derniers jours. Néanmoins avec l’enthousiasme que vous manifestez là, je sais que les attentes du public seront d’ors et déjà comblées.

Le sadisme qui émanait de mon rire refroidit immédiatement le juge.

~Je vous promets un spectacle qu’ils ne sont pas prêts d’oublier.

La voix que mon corps prenait sonnait comme une sentence. À ses yeux, il était récompensé et le reste du monde condamné.

~Tu seras aux premières loges pour savourer mon œuvre. Ma renaissance se célébrera dans le sang. Tu voulais savoir si j’étais digne d’être enfermé ? Ce qui se passerait si j’échappais à ton contrôle ? Laisse-moi te montrer et t’ouvrir les yeux.

Quand j’étais en maîtrise de mon corps et de mon esprit, je m’évertuais à l’enfermer, le contenir, l’assourdir, l’aveugler, l’ignorer. Là où lui cherchait l’inverse.

L’arène était d’une taille plus grande que je ne l’avais estimé. L’estrade, installée à l’occasion de mon procès, avait faussé mon estimation de ses proportions. À la place, de longues rangées de présentoirs d’armes s’étalaient de part et d’autre de l’arène. Des objets de tailles, de forme et même d’époques différentes. Leur seul point commun résidant dans leur nature : il n’y avait que des armes blanches. Un véritable voyage dans l’espace et le temps au travers des armes, un musée dédié à la mort.

En face de moi se tenait mon adversaire. Un homme au teint basané, dont le sourire semblait s’être tu à tout jamais. Le bleu de ses yeux était si éclatant qu’il me parut irréel. D’imposantes dreadlocks couleur poivre et sel étaient attachées en arrière et pendait dans son dos. Sa lèvre inférieure naturellement gonflée lui confiait un air digne et résolu. Son corps musculeux indiquait sans aucun doute possible une vie de combat. Son visage couturé de cicatrice, m’évoquait celui d’un vieux lion n’ayant plus la force d’asseoir sa domination sur la meute. Il s’inclina respectueusement à mon arrivée, comme reconnaissant de ma venue.

À l’aide de son index, Celui qui sommeille en moi suivit les contours de ses propres lèvres pour y dessiner un sourire démesurément long. Un rictus abominable dont seule la démence pouvait être l’instigateur.

Les olas de la foule accueillirent le maître de mon corps, qui n’en sourit que de plus belle. Il observa longuement les gradins, s’imprégnant de chaque visage comme l’affamé regarde un banquet. Plusieurs centaines de personnes se réjouissait de la mise à mort à venir. La foule était un spectacle en elle-même. Un spectacle d’humeur, d’odeur et de couleur. Mon regard se promenait de personne en personne, admirant la beauté là où je la trouvais, que ce soit dans les formes des corps ou dans les vêtements magnifiques qu’ils portaient. La liesse que ces gens manifestaient avait, dans ce contexte, un avant-goût du drame à venir. Pour beaucoup, l’arène était un prétexte pour s’enivrer dans l’alcool et le sexe, pour d’autres, l’occasion d’assouvir une curiosité morbide.

Mon hôte cherchait autant à assouvir sa soif de sang qu'à se repaître de la détresse des spectateurs. Au travers de son œuvre et des traumatismes qu’elle engendrera, il vivrait éternellement.

Saluant la foule avec un enthousiasme immodéré, la bête humaine riait au diapason de leur excitation. Quand leur ardeur diminua, ma bête humaine inspira à plein poumon avant d’hurler.

~Sur les chemins menant à la vallées des larmes, se jouera sous vos yeux la mort de l’innocence. La majesté et le grandiose imposeront le silence des âmes. Né dans le sang, nous renaîtrons dans le sang et dans une muette fraternité, nous boirons la coupe de la démence jusqu’à la lie.

Son sourire s’effaça subitement lorsque Dagan refit son apparition. La voix de mon hôte prit alors un timbre feutré, exprimant une tonalité étrangement compatissante.

Ce n’est ni une condamnation, ni une pénitence mais bien un sacrement que vous allez recevoir. Je n’en serais que le modeste instrument.

Il tourna la tête vers le côté opposé, là où se trouvait son adversaire.

ET TU SERAS MON AUTEL.

Sans aucun avertissement, mon hôte se cambra puis immédiatement courut à quatre pattes comme un canidé enragé, droit sur sa cible. Dagan devait probablement annoncer le combat, présenter les armes, il n’eut pas ce loisir. Celui qui sommeille en moi n’avait pas besoin de ce genre d’artifice. Le juge écarquilla les yeux, réalisant l’ampleur de la menace qui s’avançait, il s’ôta du chemin de ma bête humaine. Jamais je n’oublierais l’expression de terreur qui déforma son visage.

Voyant le prédateur approché, le gladiateur lutta admirablement contre son instinct de survie : Résolu dans son désespoir, le combattant ne manifestait aucune peur, sa seule réaction fut de s’agenouiller. Aussi désespéré qu’il était, le combattant resta digne. Il ne cilla pas, ne broncha alors que la rage incarnée se ruait sur lui.

Rien n’aurait pu arrêter cette force primordiale. Rien, pas même moi.

Fermé à tout hormis son animalité, mon hôte se jeta au cou du malheureux qui fut projeté en arrière. Il déploya sa mâchoire et enfonça profondément toute une rangée de dents pour creuser la chair de sa proie.

La manière dont il basculait la tête en arrière pour recracher des lambeaux de chair et immédiatement se replonger sur la gorge de sa proie m’évoquait quelque chose de sexuel, des va-et-vient ignominieux à la gloire du vice.

Les rares fois où il détournait la tête pour reprendre son souffle, la foule, horrifiée, pouvait contempler brièvement une expression d’hilarité totale. Une joie malsaine, débridée qui transcendait à la fois l’animalité et l’humanité. Une bête humaine. Un monstre. Un démon.

Canines et incisives finirent par trouver l’objet de leur excavation. D’un coup sec, mon hôte arracha la carotide de sa victime.

Enfermé dans mon propre corps, impuissant, je sentais les fibres de ma conscience se déliter. Mon esprit ne pouvait soutenir pareille vision et rentra en état d’hyperventilation mentale. De la même manière qu’un corps, je suffoquais de l’intérieur, comme en proie à une crise d’angoisse.

Je devais me détourner; me focaliser sur autre chose, sans quoi, j’allais définitivement me perdre dans les limbes de mon propre esprit. Je ne pouvais pas physiquement détourner le regard, cependant je m’astreins à une méditation particulière. Je verrouillais mon esprit dans un état de conscience inférieur. Tout devint noir autour de moi, seul subsista un hublot. Cette unique fenêtre composait le seul lien qu’il me restait avec la réalité. Je me refusais à observer au travers de cette lucarne, pas tant qu’il n’en aurait pas terminé. Il serait peut-être plus difficile de retrouver une prise avec le réel mais qu’importe. Tout valait mieux plutôt que cette vision d’horreur. Les ténèbres devinrent mon monde, loin d’en désespérer, je m’estimais heureux de pouvoir échapper à ce triste spectacle.

Bien sûr, je savais que Celui qui sommeille en moi n’était nullement affecté par ma stase. Cependant afin de préserver le peu de santé mentale qu’il me restait, pareille mesure devint nécessaire.

Je soupirais et prit le temps de m’oublier quelques instants. Le douloureux rappel de qui j’étais, de qui j’enfermais, des hallucinations, des pertes de contrôles de plus en plus fréquentes me rappelaient constamment l’épée de Damoclès qui pendait sous mon esprit.

Enfin le calme, la sérénité, l’oubli salvateur, la libération. Je soupirais de sérénité. Un espace de respiration mentale comme je n’en avais pas connu depuis des lustres. J’étais comme un vieillard enfin libéré de l’arthrose, un aveugle à qui l’on avait rendu la vue. Simultanément à cette délivrance, je pris conscience du fardeau qui pesait sur mes épaules. J’en tirais autant de tristesse que de fierté.

Comment puis-je supporter tout ça ? Qu’est ce qui me fait tenir ? Je pourrais rester là, indifférent au reste du monde, loin de ma colère, loin de ma haine, loin de tout.

L’ennui est un luxe que seuls les privilégiés fuient. Une richesse que je chérissais désormais.

Ma quiétude fut entachée d’une pensée qui empoisonna le reste de ma conscience.

Pendant que tu te bâfres de cette sérénité, d’autres souffrent de ton avidité.

La culpabilité dissipa mon bonheur. Bientôt, je n’avais d’autres choix que d’approcher du hublot et contempler l’effroyable vision.

L’horreur était parfois capable de chef-d’œuvre inqualifiable.

Le cadavre éviscéré du gladiateur était méconnaissable. Ma bête humaine avait enroulé l’intestin de l’infortuné autour de son cou. L’écharpe de chair ainsi formée, il l’avait accrochée à l’un des bords de l’arène pour maintenir le corps dans une position agenouillée, afin que son faciès soit visible de tous.

En l’observant, je savais que l’horreur indicible exprimée par son visage marquerait mon existence à tout jamais.

Hormis les yeux, le nez et les lèvres, toutes les parties lisses de son visage était rétractées, déformées par des marques de dents. Chaque morsure donnait l’impression qu’autant d’âmes essayaient de sortir de son corps. Ce n’était pas un déchaînement de violence gratuite, indubitablement, il y avait un côté artistique à ce que je voyais, pourtant ma sensibilité ne me permettait pas de l’apprécier. Son visage était éclaboussé de sang, le liquide écarlate ruisselait entre les stries creusées par les morsures. Le sang circulait, de sillons en sillons, comme s’il alimentait en vie les âmes qui cherchait à s’extraire de la statue humaine. Au goût de fer que je sentais dans mes lèvres, je devinais comment il avait alimenté cette fontaine éphémère.

La bouche du malheureux s’était figée dans un râle d’agonie permanent, donnant une résonance particulière aux marques formées par les morsures. Il était mort, pourtant il avait toujours l’air de souffrir. J’avais l’impression de voir une centaine d’âmes réunies dans un seul corps, hurler simultanément une complainte silencieuse.

Le ventre du défunt avait été ouvert sans qu’aucune arme blanche n’eut été utilisée. La peau pendante de son abdomen formait une fleur de chair dont le bouton (les entrailles) avait été arraché, seul subsistait ses pétales, aussi magnifique qu’abominable. L’abdomen ouverte donnaient sur un trou béant, dont la vision me remplit d’effroi. Je me sentis immédiatement aussi vide que ce cadavre étripé.

Ma bête humaine dirigea son regard vers la foule. La fête s’était tue. Aux effluves mortuaires du cadavre se mêlait des odeurs de vomi émanant du public. Tout le monde était figé d’horreur. La plupart ne pouvait détourner le regard, comme hypnotisé par l’ineffable. L’écœurement se mêlait à la fascination. D’autres ne pouvant supporter cet abominable spectacle se jetèrent vers la sortie, créant une véritable émeute.

Mon hôte inspira à plein poumon, comme s’il s’imprégnait de leur désarroi avant de soupirer de satisfaction.

Quand le berger réunit ses brebis à l’abattoir, les ouailles trouvèrent la solidarité dans l’horreur, unis dans l’infortune. En donnant une voix à ceux qui n’en avait plus, j’ai sculpté votre dégoût pour qu’il prenne les traits de la fraternité.

La bête humaine se tourna vers Dagan.

Je pense avoir totalement rempli mes obligations et même au-delà. Votre inaequale certamen est une pratique remarquable, un espace d’expression artistique incomparable.

Le juge affichait une mine décomposée, l’empathie qu’il manifestait à mon égard se mua en une forme d’animosité qui ne pouvait s’exprimer que par le silence.

~Jamais je ne me suis senti aussi vivant. La récompense dépasse de loin mes plus folles espérances.

D’un simple effort de sa volonté, la bête humaine lâcha les rênes de mon corps, rentra aussitôt dans une forme de projection astrale pour regagner les tréfonds de ma conscience où, patiemment, j’attendais. Il rentra par le même hublot par lequel je contemplais ses méfaits.

Ce fut une expérience délectable, c’est désormais à ton tour de me distraire.

L’environnement n’était que pénombre, à l’exception de rares traits de lumière émanant de la fenêtre que j’avais façonné. Lorsque Celui qui sommeille en moi fit irruption dans ma prison, la lucarne vola en éclat. Je m’attendais à ce que la pièce soit d’autant plus éclairée, ce fut précisément le contraire. La clarté cédait en reflétant son obscurité comme si, par une logique physiquement malveillante, elle préférait l’oubli à la vie. Quant à la pénombre naturelle dans laquelle mon esprit était plongé, elle-aussi, fut profondément affectée par son arrivée. Aussi torturé que je fus, les ombres de mon esprit ne faisaient qu’apporter du contraste à cette abstraction du réel. Mon obscurité se retrouvait immédiatement subordonnée à sa noirceur : mes tourments de pauvre mortels, mes doutes, mes regrets se dissipèrent instantanément.

L’espace d’un court instant, la relativisation totale de mes affects aurait pu me rendre pleinement heureux si elle n’avait pas été causée par un cauchemar cosmique.

En sa présence, l’absence de ténèbres n’était pas lumière et l’absence de lumière n’était pas ténèbres. L’un comme l’autre se confondait en lui. Il incarnait la plénitude du néant, le parfait dans l’impossible, l’impossible du parfait. Le voir revenait à contempler l’infinie abysse du vide. Il était l’entropie incarnée et la matière elle-même s’effaçait sur son sillage.

Quand nous échangions, de corps à esprit, ma conscience ne lui octroyait pas automatiquement une forme. Quand elle le faisait je l’imaginais avec mes propres traits, sans se soucier de s’il avait une apparence propre ou non. S’agissait-il d’une représentation de mon esprit ou de sa réelle forme, je ne pus le déterminer.

Pour la première fois de mon existence, je pus enfin le contempler et pour la première fois de mon existence, j’étais terrifié, véritablement terrifié. Je n’eus l’opportunité de poser mes yeux sur cette aberration qu’une fraction de seconde avant d’être plongé dans le néant absolu.

De la fenêtre émergea une forme qui se rapprochait d’un noyau de pêche gigantesque. Une figure ovoïdale parcourue par des rayures blanchâtres en forme de croissant. Le motif anarchique de ces rayons me rappelait autant les mosaïques décrites par les nervures végétale d’une feuille, que les plis et replis décrits par les courbures du cerveau humain. L’ensemble quasi-homogène était parsemés de petits pores desquels exhalait une nuage d’un noir d’obsidienne, parfaitement surnaturelle.

Puis, pris par un mouvement inconcevable par l’homme, chacun des liserés se développa comme les pétales d’une plante s’épanouit lors de la floraison. La couche extérieure du “noyau” se constituait d’innombrables appendices en forme de tiges, terminée par des protubérances rappelant des mains vaguement humaines. L’éclosion de la fleur révéla le cœur de mon hôte : Une émanation gazeuse, un brouillard épais, une nuée qui dansait à la manière de flammes malveillantes, menaçant d’embraser jusqu’à l’existence elle-même.

La structure de sa forme paraissait dénuée de sens : vaporeuse et matérielle, végétale et animale, humaine bien que dépourvu de crâne. Au début, son “ossature” m’évoquait une anémone formée d’une infinité de bras, dont le cœur était de nature gazeuse.

Il me paraissait désormais plus exact de le décrire comme une formation en arborescence, enfermant en son centre une géante gazeuse dont les volutes maléfiques dégoulinaient de corruption.

Un arbre dont les ramifications souterraines égalaient en hauteur celles de la cime, dont les racines comme les branchages se formait d’une myriade de mains. À la jonction entre les racines et le tronc, là où le cœur brumeux de la créature sommeillait, l’écorce se gonflait de vrilles intérieures en perpétuel mouvement. La manière dont ces dernières protubérances s’agitaient et se nouaient m’évoquait l’activité d’un ventre humain dont l’estomac ne cesserait de se contracter. Malgré l’effort constant de ces spirales végétales, son cœur ne cessait de croître, rendant caduque tout espoir d’enfermement.

Alors que les mains monstrueuses composant ma Némésis s’agitaient frénétiquement dans les airs, brusquement, chacune d’elles fondirent simultanément sur moi. Cette vision d’horreur me donna la sensation d’avoir défié un dieu et d’en payer la terrifiante et inéluctable punition. Quand elles m’extirpèrent du sol éthéré de ma conscience sans la moindre difficulté, je pris conscience de ma propre vanité et de l’étendue de mon impuissance. Un seul faux mouvement de la part d’une des centaines de mains jetées sur moi aurait suffi à déchirer les fils de ma conscience.

Je fus projeté au travers des décombres de la lucarne et réintégrais brutalement mon corps et le monde physique, sous les hués d’une foule enragée. Je n’avais cure de ce que ma bête humaine venait de commettre sur ce plan. Je ne craignais pas la colère du public. Je me craignais moi. Je craignais ce que j’enfermais. Je ne cherchais pas à fuir la foule mais à me fuir moi-même. Instinctivement, mon corps et mon cœur cherchait l’isolation, je me dirigeais vers l’entrée pour quitter définitivement cet enfer.

Mes amis m’attendaient. Je ne pouvais pas croiser leur regard, je m’y refusais.

La colère se disputait à l’embarras dans mon esprit, pourtant je tâchais de ne rien en laisser paraître. D’une voix faible, je leur adressai quelques mots.

-Je ne peux pas rester une minute de plus en ces lieux. Il faut que je parte. MAINTENANT.

Je baissais la tête afin de fuir leur regard. Je ne parvenais pas à déguiser ma peur. J’avais vu la vraie nature de mon mal, fortuitement, j’en étais revenu. Mais lui, était toujours là, quelque part, tapis dans le secret de ma conscience, n’attendant que la fin de sa satisfaction pour frapper à nouveau. Décrire une horreur aussi ineffable ne pouvait pas lui rendre justice, aussi décidai-je de ne pas en faire le récit à mes compagnons. Mes tremblements parvenaient à peine à illustrer ma propre terreur, les mots n’y parviendraient jamais. Ils ne pouvaient pas savoir. Je serais toujours seul face à une abomination aussi épouvantable qu’indicible.

Je comprendrais que vous refusiez de m’accompagner et je ne vous le demande pas. Si vous souhaitez poursuivre votre route à mes côtés, vous serez toujours les bienvenus. Décidez-vous vite, je pars sur le champ.

Le tocard fut le premier à prendre la parole. Il s’exprimait d’une voix tremblante d’où transpirait la culpabilité. Cantharis quant à lui restait silencieux en affichant une mine grave.

-C’est ma faute. J’ai utilisé la gemme de télépathie. J’ai réveillé tes démons. Je l’ai poussé à prendre le contrôle. J’avais peur pour ta vie. Si personne ne combattait, vous auriez tous les deux finis exécutés.

D’un geste de la main, j’intimai à Cyclope de se taire. Mes yeux s’écarquillèrent en ressentant le choc de cette nouvelle. Mes poumons pompaient désormais haine et rancœur. Cela dit, par un effort mental suprême, je m’astreins d’abord à l’abnégation.

~N’est il pas si adéquat que trahison rime avec déception ?

Cette voix, à laquelle je pouvais associer, à défaut d’un visage, une forme, fut un rappel à l’ordre. Ce n’était pas mon imagination.

Il est là… je l’entends, il est toujours là.

Dépassé par ma propre impuissance, je me perdais dans la contemplation de Cyclope. De grosses larmes perlaient ses joues, il avait l’air tout à fait pathétique. D’aucune manière sa tristesse ne m’émeut.

Ses larmes… elles ne me touchent pas, elles titillent ma curiosité. Pleure t’il à cause du spectacle que mon corps a proposé ou… pleure t’il puisque lui aussi a pu contempler l’étendue de l’horreur qui me ronge ?

Mon esprit était en ébullition et choisissait ses applications essentielles pour me maintenir fonctionnel, l’empathie n’en faisait pas parti. Cette fois, je ne pouvais pas oublier, le souvenir de Sa vision s’imposait à moi ... Mon seul refuge résidait dans une pensée : Si je n’avais aucune prégnance sur le traumatisme, je m’attaquai plutôt à ma manière de l’interpréter.

Pour contrebalancer des sentiments trop fort pour être assimilé, je m’inspirais d’une ancienne école de pensée visant à définir le cerveau comme un ordinateur humain. Un ensemble dont le fonctionnement dépendait de connections électriques ou d’échanges hormonaux.

Je ne refusais pas mes souvenirs, je les considérais comme des données brutes, à traiter.

Mon esprit était meurtri. La seule pensée de savoir qu’il était encore là, quelque part en moi, me rapprochait toujours plus de la folie. Dans mes affects se trouvait le biais, la clé dictant la portée de mes traumatismes. À défaut de supprimer le trauma, je pouvais limiter son afflux et peut-être me donner le temps de le digérer. J’avais besoin de temps pour digérer ce que je venais de vivre. J’ignorais si mon esprit parviendrait à cicatriser un jour, tant que je parvenais à en garder les rennes, cela n’avait aucune importance.

Mon salut ne viendrait pas de l’oubli, ni de la rationalisation de mes ressentis. Mais par ce biais, je pouvais m’offrir un peu plus de temps, à l’ombre de la perdition.

Ce nouveau paradigme ouvrait mes possibilités d’une manière singulière tout en nullifiant par ailleurs toute spontanéité.

D’une voix singulièrement naturelle, je repris comme si rien ne s’était passé, affichant aux coins des lèvres un sourire factice qui ne trompait personne.

Je réitère mon propos. Je pars, m’accompagnerez vous, chers compagnons ?

Cantharis, muet jusqu’alors, me jeta mon sac que je récupérai instinctivement. Il me scrutait comme s’il essayait de voir en moi. Le marchand dissipa sa mine grave et répondit à mon sourire.

-Allons-y, frère.

C’était la première fois qu’il m’appelait ainsi. Je compris intuitivement son choix de mot : Le destin, dans son infinie cruauté, nous avait fait partager le même sort. S’il en doutait par le passé, il venait d’en avoir la preuve.

J’enfilais les lanières de mon sac à dos avant de me remettre en route. J’emboîtais le pas sans me retourner, parfaitement ravi d’entendre ce couloir résonner pour la dernière fois du son de nos trois paires de bottes.

Sur le chemin du retour, nos pas nous menèrent à arpenter les rues du dôme du toucher. Un léger vent frais balayait les allées désertes. Une douce brise qui, caressant mon visage, sonnait comme un avant-goût de liberté retrouvée.

Pour l’heure, nous étions parmi les premiers à quitter l’arène, bientôt une foule hystérique accueillerait nos pas avec un mépris légitime. La sentence était passée pourtant la condamnation public restera éternelle. Cette simple pensée réveilla la bête qui sommeille en moi.

~Je me demande ce qu’ils feront de ma statue. Penses-tu qu’ils vont la conserver dans un musée ? La prendre en photo ? Ou enterrer la dépouille ? Allons nous figurer dans leur livre d’histoire ? Je serais curieux… de savoir quel type de représentation a façonné l’alter égo de Cantharis. Et surtout, qu’en ont-ils fait ?

Un félin qui trompait l’ennui en torturant sa proie, voila ce qu’il m’évoquait en cet instant. Considérer sa puissance à l’aune de sa vraie forme aurait dû me rendre humble jusqu’à l’anéantissement totale de mon égo. Ce ne fut pas le chemin que j’empruntais, le désespoir qu’il m’inspirait me rendait arrogant. Énervé et impuissant, je fis résonner malgré moi une complainte qui ne trouverait aucun écho.

-Dans un autre contexte, cet endroit aurait pu être un paradis, mon paradis. Tout espoir de retour a été ruiné par tes efforts.

Je soupirais intérieurement, lassé par la charge mentale infligée par ma bête humaine.

Je suppose que ça ne sert à rien de t’accabler. Tu n’es pas là pour m’aider et je ne te ferais jamais changer d’avis.

Alors que mes compagnons me suivaient comme mon ombre, je me figeais subitement.

J’ai voulu t’empêcher par tous les moyens d’exister. Ça n’a jamais fait autre chose que t’amplifier. Depuis que j’ai fait ta connaissance, tu n’as cessé de vouloir me briser. De frustration peut-être ? Ou peut-être parce que c’est le seul biais que tu connaisses pour exister ?

Ma bête humaine ria effrontément en guise de réponse.

Je peux également te tendre la main. D’ordinaire, rien n’aurait pu me pousser à essayer, je n’ai aucune confiance en toi et tu m’as donné toutes les raisons de t’enfermer. Cependant, je vois maintenant ce qu’il se passe quand j’essaie de te faire taire. Il est temps d’expérimenter autre chose.

En levant la tête, je contemplais les monuments troglodytes dont les murs étaient parsemées. La première qui attira mon regard était la plus imposante. Tout un pan de mur de cette caverne cyclopéenne était entièrement sculpté. L’œuvre représentait un immense livre ouvert sur une double page imposante. En scrutant de plus belle, je lus quelques inscriptions qui attirèrent mon attention.

Certaines phrases prêtaient à sourire, d’autres à réfléchir, d’autres encore me donnaient la sensation de se répondre. Elles eurent toutes le mérite de me changer les idées.

“Ce n’est qu’en te détachant de l’avis d’autrui que tu refléteras ta vraie beauté.”

“N’espère des autres que ce que tu es prêt à offrir.”

“Ne marche pas sur les pas de tes ancêtres, crées ton propre chemin”

“Celui qui est gêné par la nudité à honte de son propre corps”

“Ceux qui refusent de parler le langage du corps se refusent à l’universel”

“Un amour exclusif est un amour enfermé.”

“Vouloir à tout prix s’embellir, revient à se refuser”

“Celui qui trouve sa joie à dénigrer autrui ne s’appréciera jamais”

“Dans chaque humain sommeille un dieu. Se déprécier soi-même ou déprécier autrui revient à blasphémer.

“Le sexe comme la violence ne sauraient être ni léger ni grave. Le néant et l’absolu s’y confondent.”

J’aurais voulu prendre le temps de m’arrêter plus longtemps. Discuter avec des locaux de ce dogme sans dieu, m’intéresser à comment ces préceptes sont nés, comment les appliquaient-ils, etc.

Tout ceci m’était désormais interdit. Je n’avais pas besoin d’entendre une sentence de bannissement pour savoir que je devais partir.

Nous reprenions notre marche rapide vers la sortie. Au hasard de nos pas, nous découvrîmes une grande place décorée d’une magnifique statue de pierre blanche. Elle représentait une ronde d’humain, hommes, femmes, enfants qui chacun tendait le bras vers une main sortant du sol. Cette main tatouée d’une planète, nous l’avions déjà croisée, il s’agissait du symbole du dôme.

Je ne saurais dire pourquoi, mais cette fraternité gravée dans le pierre me rendit triste. Voila un idéal que j’aurais voulu partager.

Je t’en veux pour ce dont tu m’as privé. Mais nous avons tous les deux assez soufferts. Une surenchère de violence n’amènera rien.

Cette fois ci, ma bête humaine demeura totalement silencieuse.

Je jetai un coup d’œil derrière moi. Mes amis me suivaient toujours.

Pourquoi m’accompagnent-ils toujours ? Ils voient bien que je suis dangereux. Pour moi-même et vraisemblablement pour les autres. Dangereux et malade. Pourtant ils m’accompagnent toujours.

La maladie. Ça ne pouvait être que la maladie. Une succession d’horribles hallucinations. De la démence. Penser de la sorte me ramenait dans le giron de la santé mentale. Si je devais considérer autrement mon mal…les conséquences pour ma stabilité serait terrible.

Peut-être trouvent ils du réconfort en ma compagnie ou vivent ils dans la pensée que je suis encore “sauvable”.

Mon esprit se sentit obligé de me répondre, des flashs de la statue de chair façonnée par ma bête humaine s’imposèrent à moi.

Nous sommes tous loin du “sauvable”. Cyclope est condamné, Cantharis n’aura jamais une vie normale.

Tant d’année passée à parcourir les Terres Mortes pour au final si peu de réponses. Je présumais que mon passage au dôme de l’esprit serait salvateur.

Peut-être qu’eux aussi ont soif de réponses. Ou alors ils ont envie de voir jusqu’où ma quête me mènera. À moins qu’ils ne veuillent seulement rencontrer LE Radicor. Comprendre quel était la finalité de son projet. Pourquoi des dômes isolés, éparpillés aux quatre coins du mondes au lieu d’une collectivisation des ressources ? De quel droit nomme t’il ses fils et filles en tant que successeur ? Pourquoi a t’il fallu qu’il devienne un chef autoritaire. C’est lui qui était en charge du gouvernement mondial quand la Grande Débâcle a transformé notre terre en enfer. Sait il seulement ce qui l’a provoquée et surtout… est ce qu’il aurait pu faire en sorte qu’elle soit évitée ?

Je soupirais en haussant les épaules.

Tu projettes tes réflexions sur leur désir. Alors qu’au fond la réponse est probablement beaucoup plus simple. Ils t’accompagnent parce qu’ils t’aiment et te soutiennent. Tu ne le conçois simplement plus parce que tu te hais. Ces dernières années ont été de pire en pire, tu n’aspires qu’à un repos, repos que tu n’imagines que dans la mort.

Un rictus contrarié aux lèvres, je pressais le pas.

Depuis quand avais-je atteins ce seuil ? Associer perpétuellement vie et souffrance et lier le repos à la mort. Est-ce normal ? Comme d’habitude je manque de nuances… Aquifolius ne cessait de me le répéter.

De frustration, je serrais le poing.

Comment contrebalancer cette dynamique ? Comment me laisser aller à l’espoir quand je ne retiens de la vie qu’une succession de catastrophe.

Aussi doué que je fus pour imaginer le pire, je m’essayais à l’exercice inverse et me répétais la phrase suivante comme un mantra.

Ne surestime pas ton mal, ne sous-estimes pas tes amis.

Ne surestime pas ton mal, ne sous-estimes pas tes amis.

Ne surestime pas ton mal, ne sous-estimes pas tes amis.

Bien sûr pour l’heure je n’y croyais pas, je n’avais jamais réellement laisser mes amis m’aider sur le plan mental.

J’ai tendu la main à Celui qui sommeille en moi, peut-être pourrais-je leur tendre la main à eux.

Je marchais de manière automatique, tête baissée, sans réellement concevoir où j’allais, comme guidé par un instinct insondable.

Et si ça ne marche pas ?

Je ne doutais jamais de mon malheur, seules les possibilités m’offrant une issue favorable suscitaient ma méfiance.

Si ça ne marche pas, j’irais au dôme de l’ouïe. Je leur demanderais de l’aide pour soigner mon esprit. Il doit bien y avoir un télépathe qui saura dénouer les fils de mon esprit. Non pas que j’espère une “guérison”, au moins une manière de mieux affronter mon mal.

Et si ça ne marche pas ?

Toujours et encore ce réflexe. Dans mon besoin de réponses, j’ai toujours besoin d’un coup d’avance.

Si ça ne marche pas, je trouverais autre chose, je retournerais voir les synanthropes et m’attacherait à leur idéal. Si ça ne marche pas, je retournerais voir les tocards. Si ça ne marche pas, je retournerais à “mon” dôme. Et si ça ne marche pas, je continuerais de chercher de nouveaux peuples jusqu’à en trouver un qui m’accepte pour ce que je suis.

En concordance avec cette espoir fugace, je relevai la tête. Malgré moi, un sourire apaisé s’installa sur mes lèvres à la contemplation de l’entrée du tunnel menant à l’extérieur où Enkidu attendait, impassible. À notre vue, il nous adressa une signe de tête respectueux avant de prendre la parole.

-Messieurs, je ne m’attendais pas à vous revoir si vite, vous nous quittez déjà ?

Avant même que je n’eus le temps de formuler ma réponse, une voix résonna dans la totalité de l’enceinte du dôme. Des hauts-parleurs ça et là diffusèrent un message d’Adelphis.

-“En raison des récents évènements, une cellule d’entraide psychologique a été mise en place au sanatorium. Toutes les personnes n’étant en pas en service sont tenues de s’y rendre“

Enkidu eut un petit rire amusé.

-Je n’ai pas pu assister à ton combat, manifestement c’était digne d’intérêt.

Je répondis à son rire par un sourire triste.

-Si on considère l’épouvantable tout comme l’estimable, alors oui. Quoiqu’il en soit, je me suis acquitté de ma dette. Pouvons-nous partir ?

Il prit un moment pour observer en détail mon expression, mon visage. D’ordinaire, j’y aurais été indifférent, ici je ne pouvais pas soutenir son regard.

-Bien évidemment, je n’ai aucune raison de m’opposer à votre départ.

Toute expression de joie disparut de son visage, je ne saisis pas immédiatement pourquoi.

Je n’ai pas bien saisi dans le détail ce qui vous est arrivé. Ce que je sais c’est qu’il y a eu un procès, une condamnation, un combat et vous voila sur le chemin du départ. Je n’ai pas besoin d’être un savant pour comprendre que votre séjour ne s’est pas bien passé. Soyez bien sûr que je le regrette. Pour beaucoup, cet endroit est un paradis sur terre. Les circonstances ont fait que ça n’a pas été le cas pour vous, j’en suis le premier à le regretter.

Je ne savais pas pourquoi pourtant, en cet instant, j’avais envie de le prendre dans mes bras. Je sentais la sincérité derrière ses formules et mon cœur bouillonnait dans ma poitrine de cette démonstration spontanée d’empathie.

Je restai un instant silencieux, incapable de trouver les mots pour exprimer ma gratitude. Dépossédé de mes moyens, je lançai un coup d’œil à mes amis dans l’espoir d’un soutien.

Cantharis fusillait Enkidu du regard, prisonnier de son amertume, il récupéra son lama qu’il avait attaché prés de l’entrée. Cyclope retrouvait à peine sa contenance.

D’un pas décidé je me rapprochais de la sortie. Au moment où je croisais Enkidu, je me plongeais dans le bleu étincelant de ses yeux et posais une main sur son épaule que je serrais tendrement. Lui-même glissa sa main tenant son bouclier derrière mon dos pour m’étreindre chaleureusement.

En me replongeant dans les yeux du garde immobile, je finis par relâcher la tension qui crispait mon corps et mon esprit. Sentir le contact de ses biceps sur mes omoplates ravivait quelque chose en moi que je pensais mort. Un feu que je croyais éteint, un brasier qui réchauffa mon âme.

D’une voix douce et tremblante, je lui répondis simplement sans pouvoir empêcher une larme de couler sur mes joues.

-Merci. Je regrette de ne pas avoir pris le temps de te connaître. Que tu finisses par me mépriser ou m’oublier n’a aucune importance. Saches que je t’aime et que je ne t’oublierais jamais.

L’étreinte était réconfortante, sa chaleur humaine consolait mon âme damnée, mais lui ouvrir mon cœur l’était sans commune mesure.

Et si ça ne marche pas ? Et bien ça, ça marche.

En quittant les bras d’Enkidu, je quittais simultanément le dôme. Décidé à reprendre un voyage qui touchait à sa fin, j’étais animé par une nouvelle volonté. Aucune de mes craintes n’avait disparues, mais pendant un temps au moins, je me sentais en capacité de les affronter. Ma bête humaine m’offrait quelques temps de répit et je me sentais ragaillardi. Quelques heures plus tôt, j’avais la sensation de ne plus exister, j’étais condamné et en prison. Maintenant, le voyage reprenait son cours, et avec lui revenait une sensation de prise avec la réalité, j’avais de nouveau la sensation d’être en vie.

Au loin, je voyais la lueurs du jour éclairer le bout du tunnel. J’accueillais avec réconfort et impatience cette lumière naturelle. Ma joie fut cependant émaillée par un accroc, une silhouette se découpait au loin et semblait… nous attendre ?

Piqué dans ma curiosité, je pressais le pas, toujours suivi par mes frères.

Serait-ce Insitivus ? Ou Abiotos ? Peut être que l’un d’eux s’est mis en tête de nous escorter jusqu’au dôme de l’esprit. Pourvu que ce soit Abiotos, chevaucher sur des cafards nous épargnerait quelques jours de marche, bien que je ne suis pas sûr que Cyclope soit prêt à accept…

Je fus interrompu dans mes réflexions par la voix d’Adelphis.

-Voyageurs.

Elle était vêtue d’une sorte de kimono dont les tonalités de couleurs oscillait entre le blanc, le noir et le rouge. Son ample tunique était recouverte de motifs à pois, motifs qu’elle avait prolongé sur son propre visage à l’aide de maquillage. Il y avait quelque chose d’impérial dans son allure, une forme de majesté qu’elle n’avait jamais laissée ressortir par le passé. À l’orée du tunnel, la lumière éclairait seulement une face de son visage, mettant autant en valeur son ambivalence que sa beauté.

Cantharis fut le premier à répondre, il vociféra sa haine sans aucune entrave.

-Je m’en doutais. Tu refuses ta défaite. Nous laisser progresser reviendrait à céder. Ton arrogance te l’interdit, c’est ça ? Tu l’as vu, on ne se laissera pas faire, je ne sais pas ce que tu as prévu, mais saches que …

D’un ton impétueux, la matriarche du dôme du toucher l’interrompit.

-Je suis venue m’excuser.

Le marchand nomade demeura un moment incrédule avant que sa méfiance ne reprenne le pas.

-Et après ça, on pourra partir ?

Elle opina de la tête en guise de réponse.

Je sortais du silence d’un ton neutre, dépourvu d’animosité.

-Pourquoi venir t’excuser, tu as fait ce que tu as cru juste, n’est-ce-pas ?

Sa voix n’avait rien à voir avec celle qu’elle employait à l’intérieur du dôme. À l’intérieur du dôme, il y avait dans sa tonalité quelque chose de feint qui m’évoquait l’arrogance des puissants. Ici, il y avait une harmonie entre sa dignité et son humilité.

- C’est vrai. C’est le cas. Je suis la matriarche du dôme. Le plus anodin de mes choix impactent des centaines de personnes. Si je devais m’excuser pour les conséquences de mes actes, je passerais ma vie à ça. Pourtant…

Elle soupira longuement, se retint de baisser la tête en nous fixant à tour de rôle.

Pour toi. Comme pour vous c’est différent.

Elle joignait ses mains dans une posture de déférence, son visage laissait ressortir sa sincérité.

J’ai fait le choix de préserver mon père avec en tête l’idée que le protéger lui protégerait mon peuple. Je pensais mon choix légitime alors qu’en vérité, c’est la peur et la jalousie qui ont guidé mes choix.

La manière dont elle s’ouvrait suscita mon intérêt. Mon ressentiment à l’égard d’Adelphis ne désemplissait pas, toutefois j’étais curieux d’entendre la suite.

La peur pour mon dôme, peur pour mon peuple, peur pour mon père et peur de ce qu’il m’arriverait si tout ceci disparaissait.

Elle affichait un rictus aux lèvres dépeignant à merveille l’effort qui lui en coûtait de nous avouer ses sentiments.

La jalousie de toi…. De vous.

Cyclope, Cantharis et moi l’écoutions avec attention. Pour ma part, j’étais dans la surprise la plus totale. Il était si rare de voir une telle démonstration de sincérité et de respect de la part d’un puissant que j’en étais pendu à ses lèvres.

Je suis dans cette prison dorée depuis si longtemps que lorsque je vois des voyageurs comme vous. Je me rappelle que finalement je n’ai jamais été libre. Même dans le périple qui m’a mené ici, on m’a conditionné toute ma vie à être ce que je suis, à être ici, et je n’ai jamais pu me séparer de cela. J’étais jaloux de votre liberté.

Elle ne l’exprimait pas, pourtant je le sentais, elle était en colère contre elle-même, elle culpabilisait de son sort et de celui qu’elle a choisi pour nous.

Cependant, ces sentiments, ça ne regarde que moi. Ça n’aura jamais dû rejaillir sur vous. Je ne cherche pas à justifier ou expliquer mes choix. Mais même selon mes propres standards, j’ai fauté.

Elle baissa la tête et s’inclina bassement pour appuyer ses excuses.

Mes choix vous ont poussé dans vos pires retranchements. C’était inhumain, au-delà de tout ce que j’ai déjà pu voir dans ma vie, et la seule personne qui en est responsable, c’est moi. C’est aussi vrai pour toi Cantharis, que pour toi, Zachary. C’est la raison pour laquelle je vous présente humblement mes plus plates excuses.

S’il était vrai que la colère défigurait un visage, les excuses l’embellissaient indéniablement.

Jusqu’alors, la matriarche nous barrait la route pour mobiliser notre attention, si tôt qu’elle termina son discours, elle se plaça sur le côté et nous invita un sortir d’un geste de la main.

Le nomade fut le premier à emboîter le pas, quand il passa auprès d’elle, Adelphis lui murmura.

Tu n’as jamais été en tort, ton peuple te doit des excuses, si un jour tu reviens… je veillerais à ce que tout le monde fasse amende honorable auprès de toi.

Cantharis jeta un regard empreint d’une intensité incomparable à sa suzeraine. Le même regard que la victime mourante jette à son assassin dans ses derniers instants : Miséricordieux dans l’agonie.

Cyclope fut le second à se mettre en marche. De la même manière, elle lui glissa quelques mots.

Je suis navrée, tu as été un dommage collatéral, nous n’avons jamais rien eu contre toi. C’était injuste et de mon fait.

Le tocard lui adressa un sourire compatissant avant de rejoindre le nomade.

Quand ce fut mon tour, je m’attendais au même déferlement d’émotion qui venait d’envahir mes camarades. Pourtant les mots de la matriarche furent tout autre à mon égard.

Tu l’auras compris, je suis bien évidemment désolée. Rien de tout ceci n’aurait dû arriver. À trop vouloir se protéger, on ne finit que par se trahir. Je suis sincèrement désolée.

Elle appuya ses mots d’un silence bien marqué avant de poursuivre.

Ceci étant dit, comment as-tu fait pour éviscérer à main nu le … ?

D’un commun accord, ma bête humaine et moi lui coupèrent la parole.

-Assez. Nous ne répondrons pas à cette question.

Le ton était impérieux. La manière dont mon visage se déformait pour répondre laissa pantois Adelphis. J’avais la sensation que mon visage brûlait. Que bientôt les pores de ma peau allaient s’ouvrir pour exhaler cette même fumée noire qui consumait mon cœur.

Cette douleur fut si vive qu’elle me fit regagner mon sang-froid, je ne pouvais pas en cet instant me laisser dépasser, j’avais encore la force de combattre.

J’accepte tes excuses.

Sans prendre la peine de rajouter quoi que ce soit, je rejoignis mes amis et nous nous remettions enfin en route.

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