Stann et Baw

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Un dernier effort... Mes doigts s’accrochent avec fermeté au vieux câble poisseux, et d'un mouvement déterminé, je me hisse à la force des bras dans la galerie exiguë. Des volutes de rouille, épaisses et toxiques, s'élèvent autour de moi, créant un voile oppressant qui colle à ma peau. Chaque geste est minutieusement calculé, millimètre par millimètre, alors que je me contorsionne comme une ombre fluide dans l'obscurité étouffante. Chaque muscle, tendu à l'extrême, semble hurler, lutter et protester. Je rampe, glissant avec une agilité reptilienne, mes mouvements silencieux se fondent dans le labyrinthe de tuyaux délabrés et de conduites décrépites.

La trappe, objet de ma persévérance, est là, à cinq mètres devant moi, une oasis dans ce dédale de métal corrodé. Mes respirations sont mesurées, calculées pour économiser chaque précieuse bouffée d'oxygène. Je me méfie des pièges potentiels, des aspérités perfides de ces structures déglinguées qui pourraient me blesser et me trahir. Le filtre à oxygène que je mordille en bouche, autrefois salvateur, est maintenant saturé et sa sapidité caustique me ronge l’estomac. Mais je tiens bon, les dents serrées avec une détermination farouche. Encore deux mètres à franchir... Un mètre... Interminable… Je peux pratiquement la toucher du bout des doigts… J'y suis.

Je reprends mon souffle, sentant le sang pulser dans les fibres douloureuses de mes muscles épuisés. Mon corps est en ébullition, une symphonie d'efforts et d'endurance. Tout en récupérant, j'active mon localisateur et un plan tridimensionnel s’affiche instantanément sur ma rétine, tel une carte fantomatique que seule moi puisse percevoir. L'astrogare se déploie en un battement de cil :

Au nord, s'étendent les terminaux autrefois emplis de vie, de passagers et d’équipages débordant d'espoir.

À l'est, se dressent les installations de maintenance et de réparation, des hangars délabrés, des ateliers silencieux, témoins d'une époque révolue. C'est également le territoire des "ferrailleurs", un gang rival d'une violence sinistre, prêt à se battre pour s’accaparer quelques miettes de ce monde agonisant.

À l'ouest, la tour de contrôle se dresse tel un spectre solitaire, pointant vers le ciel gris et délavé sa flèche d’argent oxydée. Plus personne n’y travaille. Elle est entièrement automatisée. Ses OrdiNav tentent cahin-caha d’éviter les collisions entre des barges sans pilotes et des cargos indisciplinés.

Au sud, les quartiers populaires de Kharg s'étendent tel un cauchemar dystopique, avec leurs immeubles délabrés et leurs usines crachant des fumées toxiques.

Rapidement, je visualise ma progression. Sur la carte, brille une ligne verte aux méandres hiératiques. Je visualise ma destination : la zone d’atterrissage située au centre de tout ce bazar. Les vaisseaux de petite taille sont dirigés sur des plateformes extérieures et s’y perchent telles des carcasses d'insectes éteints. Les transporteurs de moyens tonnages, quant à eux, sont parqués dans des silos de béton, tombeaux funestes qui leur promettent un ravitaillement en air, en eau et en antimatière. Les navires de gros tonnages, léviathans de l’espace, restent en orbite, amarrés à la Station Sentinelle.

Je zoome sur le silo 4593-A. C’est ma cible. Depuis sept heures cet après-midi, des opérations de chargement ont commencé. Six droïds dockers sont à la manœuvre ! Le plein d’antimatière a été commandé pour un décollage cette nuit. Si mes renseignements sont bons et mes estimations justes, le navire devrait décoller vers deux ou trois heures du matin. J’espère bien en profiter de ce laps de temps pour “glaner” quelques bricoles à revendre. Pour le moment, je suis dans les temps. Dans une demi-heure, je serai à pied d’œuvre.

Malgré le manque d'oxygène qui commence à peser en moi, je m'empare du panneau crasseux et je le pousse d'un coup sec. Une plainte affreuse s'élève, comme un écho lugubre, tandis qu'une pluie de miettes oxydées balaie mon visage, tentant de m'aveugler, de s'infiltrer par ma bouche.

Cette partie de l'astroport de Kharg est un monde oublié, une enclave déserte où le temps semble s'être figé. Kharg est une capitale provinciale délaissée, sur une planète abandonnée, dans un secteur galactique oublié. Un terminus sinistre, dépourvu de vie et de promesses. L'administration coloniale, dans sa grande mansuétude, maintient ici un maigre contingent de marines dépenaillés et une poignée de fonctionnaires en fin d‘une carrière marquées par les sanctions et les mauvaises notes. C'est ici, dans cet enfer urbain, que j'ai été abandonnée par mes parents, voilà bientôt dix-sept longues années.

Je fais glisser le lourd panneau d'acier sur le côté, m'offrant enfin une échappatoire aux kilomètres de galeries. Je pénètre maintenant dans un tunnel plus large, un corridor de service, autrefois excavé pour faciliter l'édification de l’astrogare. La lumière jaunâtre, vacillante des diodes éparses, projette sur les murs une teinte pisseuse. La câblerie centenaire, telle une toile d'araignée géante, pend en lianes désordonnées. Le long des parois galeuses et des plafonds noircis, des conduites hydrauliques distillent un liquide visqueux et nauséabond. Une odeur oppressante imprègne l'atmosphère.

"D'un pas félin", je poursuis à travers ce dédale délabré, ma progression vers les docks, un territoire hostile qui résonne de bruits reconnaissables : là, un roulier péniblement chargé de vrac gronde dans une auto-benne épuisée. Ici, un arrimeur maladroit, ou fatigué, purge des clamps d'amarrage qui crépitent sous ses doigts. Au loin, les battements sourds des pompes à acide évoquent une symphonie macabre, drainant les canaux des eaux pluviales. Un liquide noir et souffreteux qui s'écoule, telle une mélasse caustique engloutisant tout sur son passage.

Le souterrain m'amène finalement sous les quais, immergeant mes mollets dans ce jus visqueux. Je progresse avec peine, me frayant un chemin sous une plateforme grillagée. Mon regard se lève, et là, j'aperçois huit tuyères menaçantes, noircies par les milliers de décollages et d'atterrissages qu'elles ont connus.

Pfff... Pas de prime jeunesse ce vaisseau ! Pensè-je, en observant plus attentivement le vieux forceur de blocus qui se dresse au zénith. Remontant à l'époque prés-impériale, cette masse ventrue et bedonnante témoigne d'une longévité hors du commun. Sa carlingue, un patchwork de plaques de toutes tailles et de toutes formes, en fait une épave digne de Kharg. Mais je ne m'y fie pas. Ce genre de navire a de la ressource, une endurance qui défie le temps.

Soudain, une alerte parcourt mon être, mes sens s'aiguisent. Des voix, des bruits, inhabituels dans ce recoin abandonné. Normalement, je devrais être seule, du moins dans ce chenal oublié. Les équipes de maintenance ne s'y aventurent presque jamais. Je repère immédiatement une cachette, plongeant sans précaution dans une sorte d'alcôve dissimulée, un repli inopiné du canal. Et là, c'est la glissade inévitable, la chute imprévue. Je m’étale dans la glue noire et je suis emportée sur une dizaine de mètres. Enfin, je parviens à me stabiliser et reste figée, immobile, ne bougeant pas d'un cil, les fesses plantées dans vase urticante.

À une dizaine de mètres juste au-dessus de moi, des bottes martèlent la grille en poly-titane oxydée. Une conversation résonne, étouffée par le clapotis tumultueux de l'eau.

-... Je te l'ai dit ! Les mômes, ce n'est pas pour moi. Tu t'imagines ? Je rentre le soir, épuisé, affamé, pour entendre hurler un gamin ingrat et boutonneux... Une épouse au bord de la crise de nerfs et un repas à moitié froid... Pouah !

Deux hommes vêtus de combinaisons de travail de l’astroport, arborant des baudriers fluorescents et des casques de sécurité, s'arrêtent sur la plateforme grillagée. Le plus costaud pose un caisson et s'y assoit. Il pousse un long soupir, retire son casque et se frotte le crâne avec un chiffon. Pendant un instant nos regards se croisent. Mon cardio monte d’un cran. J’ai l’impression que mon cœur bat dans toute la salle. Je ne bouge pas d'un millimètre… Une petite voix intérieure me murmure, il ne t’ont pas vu...

- Plutôt crever, ajoute l’homme... Un demi-sourire se dessine sur son visage tandis qu'il sort de sa poche un bout de cigare éteint.

– Tu exagères un peu, Bauw !... Margot est une femme extraordinaire ! Tu as de la chance de l'avoir... Si seulement j'avais une femme comme ça, je…

Il n'achève pas sa phrase, perdu dans ses pensées.

– Oh ! t'insinue quoi, là ?...

– Excuse-moi, Bauw... Je disais ça pour...

- D'accord, d'accord... fait l'autre. Tu n'as pas tort, en un sens... Je vais lui parler. Je suis sûr que nous trouverons une solution. Si elle veut un môme, après tout...

L'homme nommé Bauw se lève, allume son “manille” d'un coup de mini-chalumeau. Il en tire une bouffée épaisse, créant un nuage grisâtre autour de lui. L'autre grimace.

– Tu vas bousiller tes poumons avec ça... Il fait un geste pour dissiper la fumée.

– Stann,avec tout ce que tu respires à longueur de journée ! J’te trouve vraiment soupe au lait … Allez, on a du taf. Ce tas de ferraille doit repartir cette nuit. Il nous reste encore un bon paquet de soudures à faire.

– C'est un sacré boulot, ouais... Mais on va y arriver, pas vrai ?

Bauw sourit, en laissant tomber sa grosse main sur l’épaule de son collègue.

– Bien sûr qu'on va y arriver. On a toujours réussi, n'est-ce pas ? Tu n’imagines même pas le nombre de gars comme nous qui l'ont rafistolé. Aller, c’est ton tour de porter la caisse.

Stann et Bauw s’éloignent à pas lent tout en continuant de papoter.

– Tu as pris quoi pour le déjeuner ?

– Du Spou, dit Bauw.

– Du Spou ! C’est quoi ? …

Leur conversation s'estompe. Je reste immobile les yeux grands ouverts pendant quelques longues secondes encore. Puis, je me redresse avec précaution. Je secoue les morceaux de mélasse accrochés à mes vêtements. Je suis dégoulinante de poisse et l’acide commence à picoter sérieusement sous le synthé cuir de ma combi.

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