Astérion

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J’escalade avec prudence une échelle de barreaux rouillés, dont la surface rugueuse écorche la pulpe de mes doigts. Chaque échelon grinçe, menaçant de céder sous mon poids. Je reste vigilante, guettant le moindre craquement suspect, prélude à une possible chute. Après de longues minutes d'ascension délicate, je finis par apercevoir le rebord du sas, tel un mirage attendu.

Je me hisse avec soulagement sur le tarmac, immédiatement battue par une pluie acide qui me cingle le visage tel un essaim furieux. Son odeur âcre m'écœure et menace de saturer les filtres de mon masque respiratoire. Mais je suis enfin à l'air libre, hors du labyrinthe étouffant des souterrains.

La coque massive du vaisseau s'élève devant moi, aussi imposante qu'une falaise de métal. Son léger bourdonnement indique que les génératrices d'antimatière tournent à plein régime. L'équipage doit être en pleine effervescence pour préparer le décollage imminent...

Mon attention se pose immédiatement sur une écoutille, cachée sous les flancs du pont hangar. Couverte de brûlures et de corrosion, elle ne semble pas avoir été utilisée depuis des années. C’est précisément ce qu’il me faut. Un accès oublié que personne ne surveille.

Arrivée près du sabord noirci, je lutte un moment pour libérer le clapet de commande grippé. La rouille accumulée témoigne du délaissement de ce passage. Ce qui confirme ma première impression : ce sas est « abandonné ».

Mieux encore, son système de verrouillage archaïque n’a pas été mis à jour depuis des lustres. Il s'agit d'une antique serrure à code quantique du siècle dernier. Optimiste, je sors de ma sacoche mon fidèle "rossignol" qui scanne rapidement les matrices d’intrication du cadenas.

Les secondes s'égrènent avec une lenteur exaspérante, alors que j'attends fébrilement que l'outil perce le cryptage ancestral. Un déclic salvateur retentit finalement et la trappe se libère sans un grincement, coulissant avec souplesse dans la paroi métallique.

Sans perdre une seconde, je m'engouffre dans l'ouverture exiguë, le cœur battant la chamade. J'ai toujours apprécié ce moment particulier, ce frisson d'excitation lorsque je "profane" ainsi l'enceinte sacrée d'un vaisseau.

Pendant ces quelques secondes hors du temps, je savoure un avant-goût enivrant d'exploration et de découverte. J'inspire profondément cet air différent, encore vierge, qui n'a pas circulé dans l’atmosphère de Kharg. Une promesse d'aventures et de mystères.

Je referme doucement le panneau derrière moi et j’allume une petite pastille luminescente que je porte au col de ma veste crasseuse. Ses maigres photons révèlent un réduit encombré de vieux barils et de caisses poussiéreuses, manifestement utilisé comme débarras depuis des années.

Je dois enjamber prudemment ce bric-à-brac d'équipements hors d'âge pour atteindre la porte communicant avec le reste du vaisseau. Elle s'ouvre en coulissant, ne trahissant aucune corrosion.

Une coursive plus large s'offre à moi, plongée dans l'obscurité, à peine éclairée par quelques leds bleutées. Leurs halos fantomatiques projettent sur les murs métalliques des ombres inquiétantes qui jouent et tressautent à chacun de mes mouvements.

J'avance à pas feutrés, tendant l'oreille pour guetter le moindre son d'activité. Au fur et à mesure que je progresse, j'entrevois une lueur plus vive émanant d'une grande salle. Des bruits rythmiques me parviennent, ainsi qu'un courant d'air frais qui fait frémir ma nuque.

La soute du cargo. J'en suis désormais certaine. C'est là que je pourrai faire main basse sur quelques objets revendables, avant le décollage. Plus que quelques mètres à franchir...

Je retiens mon souffle et me plaque contre la paroi en acier, profitant des irrégularités de surface pour me dissimuler. Lentement, très lentement, je risque un œil à l'angle du couloir.

L'imposante soute s'étend sous mes yeux, sur deux niveaux reliés par des escaliers métalliques. Elle doit bien faire la taille d'un terrain de sport. Au fond, une gigantesque porte béante laisse entrevoir la tempête diluvienne qui fait rage au dehors.

Malgré la pluie battante, je distingue la silhouette massive d'un container qui s'approche lentement de la baie, guidé par un véhicule automatisé aux allures de gros insecte mécanique.

À l'intérieur de la soute, une demi-douzaine de robots s'affairent à déplacer la cargaison. Leurs membres télescopiques saisissent sans effort les énormes caissons qu'ils empilent et arriment méthodiquement.

Je repère plusieurs zones prometteuses, où sont entreposés des containers au marquage alléchant : "matériel médical", "équipements de forage", "consommables sensibles", “Electronique”... Voilà qui devrait contenir de quoi remplir avantageusement mon sac à dos !

Je m'apprête à quitter ma cachette lorsqu'un grognement caverneux me cloue sur place. Mon sang se glace dans mes veines. Cette vibration animale n'a rien d'humain. Et elle semble toute proche...

Tapis dans l'ombre, tous les sens en alerte, je scrute la pénombre. La chose se tapit là, quelque part dans cette obscurité angoissante, dissimulée derrière un empilement de caisses. Sa respiration lourde trahit sa présence.

Mon instinct me crie de fuir au plus vite. Mais un cerbère me bloque le seul accès vers la sortie. Je dois me résoudre à l'affronter. Le cœur au bord des lèvres, je m'engage prudemment dans la soute. Le moindre caisson peut désormais abriter une mort certaine.

Soudain, un flottement dans l'air, une ombre fugace... La bête fonce droit sur moi ! D'un bond prodigieux, elle surgit toutes griffes dehors. Dans un réflexe désespéré, je plonge derrière une pile de containers. Ses crocs claquent dans le vide, à quelques centimètres à peine de ma chair.

Sans perdre une seconde, je bondis de caisse en caisse vers le fond de la soute. La créature est juste derrière moi, je sens son souffle ardent dans mon cou. Elle ricane et grogne, jouant avec moi tel un prédateur avec une proie acculée.

Ma course effrénée sème la confusion parmi les robots dockers qui s'agitent frénétiquement pour éviter la collision. Mais aucun ne vient à mon secours. Leur programmation ne prend pas en compte les poursuites mortelles avec un monstre sanguinaire !

Soudain, une issue ! Derrière un conteneur médical, entrouverte, je repère une trappe d'aération. Ma seule chance. Je m'y engouffre dans un glissement désespéré sur le plancher graisseux.

Mais la bête est trop rapide. Ses griffes me labourent le mollet, y traçant trois sillons profonds d'où le sang jaillit aussitôt. La douleur irradie, insupportable. Pourtant, je ne peux pas m'arrêter.

Ignorant la souffrance, je glisse à toute vitesse dans le conduit exigu. Derrière moi, j'entends le monstre forcener contre la trappe métallique, tentant de la déformer pour passer son énorme tête. Mais la paroi résiste... pour le moment.

À bout de souffle mais portée par l'adrénaline, je progresse tant bien que mal dans ce dédale de tuyauteries. À chaque intersection, je choisis une direction au hasard, cherchant désespérément une issue.

Soudain, une clarté ! Au détour d'un coude, j'aperçois un évent de ventillation en position ouverte, une grille donnant sur l'extérieur. La pluie qui s'engouffre à travers la fente est un ravissement. Sans réfléchir, je donne un violent coup de pied dans la grille déjà mal fixée.

Dans un vacarme de fin du monde, le panneau métallique se détache et je parviens tant bien que mal à me faufiler hors du conduit. Me revoilà dehors, enfin ! Trempée mais libre !

Derrière moi, un hurlement de rage indique que la créature a abandonné cette voie d’accès. Pas de temps à perdre. Je dévale le long de la coque extérieure. Ma jambe lacérée me lance abominablement mais l'adrénaline anesthésie la douleur.

Arrivée au niveau le plus bas, je saute sans hésiter dans le vide. L'atterrissage sur le béton détrempé, quatre mètres plus bas, me coupe le souffle. Mais je ne peux m'arrêter. La chose sera là d'une seconde à l'autre. Déjà, j'entends ses hurlements de fureur se rapprocher à nouveau.

Où trouver refuge ? Ma seule chance est sans doute ces immenses entrepôts désaffectés, à quelques centaines de mètres. Si je parviens à y semer la créature. Je rassemble mes dernières forces et fonce tête baissée vers cet ultime espoir, la mort aux trousses.

La distance se réduit, interminable. La souffrance irradie dans ma jambe, insupportable. Chaque foulée est un supplice. Mais je ne ralentis pas, stimulée par les rugissements furieux dans mon dos.

Sur ma droite, une rampe de phares transperce soudainement le rideau de pluie. Le chauffeur de l'auto-benne ne me voit pas et poursuit sa route, sans ralentir. Je rassemble toute mon énergie et je pousse un ultime sprint pour passer, juste à temps. Les énormes roues de l’engin me frôlent dangereusement. Puis, c'est le choc ! La créature, qui me talonne, percute durement le véhicule. Dans un fracas hallucinant, l'auto-benne accomplis une embardée spectaculaire, avant de s'immobiliser, moteur calé.

Je mets à profit ce répis pour atteindre, enfin, la première bâtisse, immense hangar en tôle ondulée rongé par la rouille. Je m'engouffre par une large brèche béante et dérape sur le sol couvert de boue et de débris. L'obscurité m'engloutit, à peine tempérée par la lueur des puissants éclairs zébrant le ciel au dehors.

Je slalome entre les montagnes de vieux containers, caisses éventrées et carcasses de véhicules. Un labyrinthe parfait pour semer mon poursuivant. Mais le sang qui dégouline le long de ma jambe laisse une piste indélébile que la bête ne manquera pas de suivre.

La solution me vient en apercevant une vieille benne pleine de gravats. Sans réfléchir, je m'y jette et enfouis mon corps douloureux sous les débris. Recroquevillée, me faisant la plus petite possible, je retiens mon souffle.

Au bout de longues minutes interminables, j'entends le monstre pénétrer dans l'entrepôt, reniflant bruyamment l'air saturé d'effluves métalliques. Ses pas lourds fouillent méthodiquement chaque allée. Il approche, encore et encore...

Soudain, un crissement strident déchire le silence ! Pris de court, la bête pousse des rugissements de douleur. Je l’entend se débattre et frapper de toute ses forces contre les structures délabrées. Ses plaintes me déchirent le cœur. La bête qui me poursuivait est devenue une proie vulnérable.

Trembante, j’esquisse un geste pour me dégager des gravats et je passe prudemment une de tête hors de ma cachette.

Prudemment, je m’approche en rampant, tous les sens aux aguets. Le monstre gît au sol, se débattant avec l’énergie du désespoir. En plissant les yeux, j’aperçois la source de son supplice : une de ses pattes arrière est prise dans un étau vicieux, coincée entre deux lourds rouleaux hérissés de lames rouillées.

Le piège diabolique broie lentement mais sûrement les chairs et les os de la pauvre bête, qui hurle sa douleur. Son sang dégouline le long des rouleaux et forme une mare sombre sur le sol crasseux. La créature frappe frénétiquement les mécanismes ankilosés de la fosse avec sa queue puissante, hérisée de poignards mortels. Mais rien n’y fait.

Je comprends aussitôt qu’il s’agit d’une vieille installation de broyage, relic d’un monde qui n’est plus et dont la mécanique grinçante s’est remise en marche par fatalité.

Malgré la peur viscérale que m’inspire le monstre, je ne peux me résoudre à l’abandonner à un sort aussi atroce. Serrant les dents pour masquer leur claquement, je m’approche à quatre pattes jusqu’à la fosse.

L’odeur métallique du sang me donne la nausée mais je contiens mon haut-le-cœur. La bête tourne la tête vers moi et ses yeux brillent d’une lueur étrange, entre la résignation et l’espoir. Sous ses maxillaires bardés de crocs, battent deux tentatuces barbelées de cuir.

Courageusement, je me glisse à plat ventre sous son corps massif, frôlant sa peau écailleuse et gluante de sang. De si près, je distingue chaque écaille recouvrant son flanc, chaque cicatrice zébrant son corps. La puissance animale qui se dégage de lui me donne le tournis.

Là, juste au-dessus de sa patte broyée, j’aperçois le mécanisme d’embrayage responsable de son supplice. Rouillé par le temps, il est bloqué en position « broyage » malgré les efforts désespérés du monstre pour se libérer.

À tâtons, je cherche ce qui pourrait servir. Mes doigts effleurent un vieux morceau de tuyauterie métallique qui traîne parmi les débris. Parfait ! Je m’en saisis et, rassemblant toutes mes forces, assène un grand coup sur le mécanisme grippé.

Un nuage de rouille, acre et brûlant, me saute au visage. Je tousse et crache mais continue à marteler frénétiquement la machinerie. Sous les assauts répétés, elle finit par émettre un grincement strident de mauvais augure.

D’un geste désespéré, je frappe une dernière fois avec toute l’énergie du désespoir. Un éclat métallique fusant me lacère la joue au passage. Dans un vacarme assourdissant, le mécanisme cède et les rouleaux s’immobilisent enfin.

Étourdie mais triomphante, je rampe prestement hors de portée du monstre qui doute encore entre la fuite et l’attaque. Mais la douleur semble avoir entamé ses forces car il ne fait aucun geste dans ma direction. Son corps trésaille de douleur lorsqu’il se dégage.

Je recule lentement, sans le quitter des yeux, jusqu’à disparaître dans les ombres. Là, je m’effondre, épuisée et tremblante de tous mes membres. Le souffle court, je tends l’oreille, guettant le moindre bruit. Mais seul le silence répond, troublé occasionnellement par un gémissement plaintif. La bête doit rassembler ses forces avant de repartir clopin-clopant vers son antre. Grâce à mon intervention insensée, elle vivra pour combattre un autre jour.

Tandis que mon pouls ralentit peu à peu, l’adrénaline se dissipant dans mes veines, je peine à croire que j’ai accompli un tel acte de bravoure. Moi, si prompte d’ordinaire à fuir le danger, j’ai sauvé la vie d’un monstre assoiffé de sang. L’instinct de survie peut parfois nous mener sur des chemins étonnants...

Mais le temps des introspections viendra plus tard. Pour l’heure, je dois mettre le plus de distance possible entre cette bête et moi. Sur ces pensées, je m’éclipse sans un bruit, laissant derrière moi les ténèbres engloutir mon secret.

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