Adieu, P'tit Luang
Je tremble encore de froid lorsque je me laisse choir sur l’un des matelas décrépits du squat. La bande a compris le message et tous me foutent la paix. D’ailleurs, ma mine sombre et ma mise trempée suffit à éloigner les sarcasmes. Sauf celles de P’tit Luang. Mais lui, c’est pas pareil.
Il se place devant moi, le visage inquiet, avec la ferme intention de prendre de mes nouvelles. Du haut de son mètre vingt, sa tête ronde se fend d’un léger sourire timide et il tape affectueusement dans ma botte boueuse.
– Ça va, Adda ? T'as l'air complètement vidée... Qu'est-ce qui s'est passé ?
Puis il se cale sur un coussin près de moi en mode “ch’t’écoute”...
– Pas maintenant, P’ti Lu, parvins-je à articuler d'une voix épuisée…
Luang proteste avec insistance, posant sa petite main sur mon bras en signe de réconfort.
– Aller Adda, tu peux tout me dire, tu le sais bien. Raconte à ton frérot ce qui t'es arrivé…
Comme je sais qu’il ne me lâchera pas, je commence à lui narrer mon expédition désastreuse dans un murmure rauque. La douleur irradie dans chacun de mes membres endoloris à mesure que je me remémore ma mésaventure.
En quelques secondes, d'autres gamins du squat se joignent à l'auditoire, attirés par le récit : Gringoire le pipeauteur, Lilibeth la Galante, Jean-Jans le tire laine, Klang le timbré et Luang l'enjôleur boivent mes paroles en retenant leur souffle.
Alors que je raconte, je me pique au jeu et je décris mon infiltration périlleuse avec force de détails, mimant les grognements de la créature et ses tentatives pour m'agripper. Mes jeunes auditeurs frémissent et gloussent tour à tour.
Au fur et à mesure, je vois les yeux de Luang qui s’agrandissent comme des soucoupes. Après l’épisode du terrible et sombre molosse, il s'exclame :
– Et tu l’as libéré ! Jure ! Moi j’aurais eu trop peur.
– Comme de par hasard... surenchérit Gringoire.
Il me toise avec ironie, “... Je crois plutôt que tu as fait chou blanc et que tu inventes toute cette histoire !”
P’tit Luang se met debout d'un bond, révolté par l'accusation de Gringoire.
– Retire ça immédiatement... s'écrit-il. Adda est la meilleure et tu n’es qu’un jaloux. T’as fait quoi aujourd’hui, mis à part baratiner et escroquer quelques idiots pour une vingtaine de creds ? Adda prend des risques énormes pour nous tous... T’as déjà oublié le raid chez les “Ferrailleurs” ? Sans ça, on crèverait tous la dalle ici !
– Vingt creds c’est mieux que zéro, réplique Gringoire en haussant les épaules d'un air nonchalant.
Je pose ma main sur le bras de Luang et j’exerce une légère pression pour le calmer. Ma voix chevrotante s'élève doucement :
– Calme-toi, petit frère... Ce n’est pas important. J'ai d'ailleurs une preuve de mon récit !
Je montre ma blessure à la jambe. La lésion n’est pas belle à voir. Les exclamations effrayées des gamins tirent Jean-Jans de sa réserve.
– Il faut soigner ça avant que ça s'infecte ! s'écrit-il. Attends, ne bouge pas, je vais chercher la trousse.
Avec des gestes doux, il nettoie et désinfecte les profondes entailles lacérant mon mollet. Je frémis sous la douleur, mais aussi au contact agréable de ses mains sur ma peau.
– Voilà, ça devrait aller mieux d'ici quelques jours, murmure-t-il en bandant soigneusement la plaie.
Épuisée par mes péripéties, je sens le poids de la fatigue m'envahir tandis que Jean-Jans achève de panser la plaie. Ses gestes sont étonnamment apaisants et délicats. Mes paupières deviennent lourdes et je peine à réprimer les bâillements qui me gagnent.
– Repose-toi Adda, tu l'as bien mérité, chuchote Jean-Jans d'une voix pleine de sollicitude.
J'esquisse un pâle sourire en guise de remerciement, déjà à moitié happée par les limbes du sommeil. Ma tête dodeline puis s'affaisse sur la couette crasseuse. Le visage souriant de Jean-Jans est la dernière image qui flotte dans mon esprit embrumé avant que les ténèbres bienfaisantes de l'inconscience ne m'engloutissent totalement.
Mais mon repos est de courte durée. À peine une heure plus tard, un hurlement strident déchire le silence, me tirant brutalement du repos.
C'est Tony, notre guetteur, sa voix retentit d'une terreur viscérale. L'adrénaline fuse dans mes veines, dissipant instantanément les brumes du sommeil. La menace percute mon esprit encore endoloris. Mon corps réagit par pur réflexe de survie, jaillissant de la paillasse avant même que je ne comprenne ce qu'il se passe. L'instinct primal du danger imminent a pris le contrôle, me jetant farouchement au-devant du péril.
Sans réfléchir, je me précipite en direction de l'entrée du squat. Derrière moi, les autres gamins restent figés, tétanisés.
À nouveau, le hurlement de Tony retentit, encore plus proche, agonisant. Chaque battement de mon cœur résonne comme un coup de tambour dans mes tempes. J'approche en titubant de la lourde porte de métal corrodé qui nous sert de barricade.
Soudain, une intense lueur orangée jaillit devant moi, frôlant ma joue d'une caresse mortelle. Saturée par cette clarté aveuglante, ma vision se trouble un instant. Une âcre odeur de plastacier brûlé envahit mes narines.
Mon corps réagit comme un automate, esquivant et plongeant pour échapper à ce péril inconnu.
Puis la compréhension me frappe avec la violence d'un coup de poing : on nous tire dessus au plasma ! Mon esprit vacille sous le choc. Qui peut bien nous attaquer ainsi, et pourquoi ? Pas la SécuPol, assurément... Ils se contentent de nous pourchasser à coup de matraques-chocs, pas de nous carboniser sur place !
Le chaos submerge le squat. Saisis de panique, les gamins courent en tous sens, trébuchant sur les débris jonchant le sol crasseux. Seule Lilibeth garde son sang-froid, dégainant le pistolet à impulsions qu'elle garde toujours à portée. Son regard flamboie de fureur contenue.
Près de l'entrée, Gringoire et Jean-Jans s'acharnent frénétiquement sur la manivelle grippée qui permet d'accéder au conduit d'évacuation. Mais la rouille accumulée empêche le mécanisme de tourner. Leurs visages ruissellent de sueur sous l'effet de la panique.
– Allez, allez ! clame Jean-Jans d'une voix teintée de désespoir.
Soudain, la détonation sèche du mini-gun de Lilibeth déchire l'air. Contre toute attente, elle atteint sa cible. Un assaillant, couvert de tatouages et de piercings, s'effondre à l'entrée du repère. Son regard, en proie à la terreur et à la surprise. Mais dans sa chute, son arme à plasma tire une dernière fois, semant la destruction. La belle et délicate silhouette de Lilibeth est frappée de plein fouet, désormais réduite à l’état de chair calcinée, témoignage tragique de l'implacable réalité.
J’ai un haut le cœur. Le temps s’étire et se fige, les voix se dsitordent et résonnent, je reste immobile. Glacée par l’horreur.
Au milieu du chaos, une haute silhouette se découpe dans l'embrasure de la porte. Magnus, le chef impitoyable des ferrailleurs, se tient là, le visage déformé par un rictus mauvais. Ses yeux, injectés de sang, la bave bleue qui dégouline de sa bouche grimaçante, trahissent les effets du cyclopoïde, cette drogue qui plonge ses victimes dans une rage meurtrière.
Autour de lui, d'autres membres de son gang surgissent telles des bêtes sauvages, vociférant des insultes et des menaces. Leurs lèvres bleutées suintent d'une bave luminescente, témoignant de leur intoxication.
– Les parasites vont payer ! hurle Magnus d'une voix démente.
Avant que je puisse réagir, une poigne d'acier m'agrippe par derrière et me jette sans ménagement dans le conduit d'évacuation. Ma chute semble interminable dans le noir total. Les bruits de la bataille me parviennent, assourdis et chaotiques.
J'atterris brutalement sur un amas de détritus. Jean-Jans me rejoint une seconde plus tard dans un nuage de poussière. Son regard est grave.
– Ils ont eu Gringoire... et peut-être d'autres. Il faut prévenir la SécuPol, c'est notre seule chance !
Hochant la tête, il me suit à travers le dédale des tunnels abandonnés. Mon esprit bouillonne, tiraillé entre l'envie d'en découdre et la nécessité de sauver ceux qui restent. Nous devons vite trouver de l'aide...
Les échos du combat s'estompent à mesure que nous nous enfonçons dans les profondeurs. Seul le crissement de nos pas précipités trouble le silence oppressant.
Soudain, un appel au secours lointain nous fige. C'est la voix de P'tit Luang ! Sans hésiter, je fais demi-tour, chaque fibre de mon être tendue par l'urgence.
– Adda, attends ! s'exclame Jean-Jans.
Mais je ne l'écoute pas, courant à en perdre haleine dans le dédale des couloirs. Guidée par les cris de détresse, j'arrive finalement dans une petite salle annexée. Et là, l'horreur me cloue sur place...
Un ferrailleur tient Luang immobilisé, le rouant de coups en ahanant comme un démon, un rictus cruel aux lèvres. Mon sang ne fait qu'un tour lorsqu’il brandit un couteau à tranchant laser. Je bondis sur le larbin, lui assénant un violent coup de botte qui l'envoie rouler trois mètres plus loin.
Profitant de l'effet de surprise, Luang court se protéger entre deux citernes éventrées. L'homme se relève et esquisse un mouvement avec sa lame mais déjà mon poing s'écrase sur sa tempe. Pourtant, il vacille à peine sous le choc. Ses yeux injectés de sang me fixent avec une rage décuplée par la drogue.
– Toi, Adda la vermine, je vais te buter ! crache-t-il en se jetant sur moi.
J'évite de justesse ses uppercuts chargés de fureur, lui assénant des frappes rapides aux points vitaux - gorge, tempes, plexus. Mais aucun ne suffit à l'arrêter. La puissance démentielle conférée par le cyclopoïde semble le rendre invincible.
Il encaisse chacune de mes attaques avec une force surnaturelle. Puis ses poings se mettent à pleuvoir sur moi avec une férocité inouïe. Chaque impact résonne dans mon crâne comme un coup de marteau.
Refusant d'abandonner, j'enchaîne pirouettes et cabrioles pour esquiver la pluie de coups. Mais ses phalanges finissent toujours par rencontrer leur cible, malgré mon agilité. Un goût métallique emplit ma bouche. Du sang, le mien...
Bientôt, je deviens un punching-ball qui vacille, cherchant désespérément une ouverture pour répliquer.
C'est alors que Jean-Jans, surgissant de nulle part, fonce droit sur mon adversaire. Surpris, l'homme chancelle en arrière. C'est tout ce qu'il me fallait !
Dans un effort désespéré, je m'arc-boute de tout mon poids pour le projeter vers le mur. Son crâne percute le tuyau métallique avec une violence assourdissante. Un craquement atroce résonne, suivi d'un chuintement immonde évoquant une pastèque pourrie que l'on écrase.
L'homme reste un instant suspendu, une abominable fontaine jaillissant de son crâne défoncé. Puis son enveloppe charnelle s'affaisse comme une poupée de chiffon, ses membres se disloquent dans un enchevêtrement grotesque.
L'éclat vitreux de ses pupilles dilatées me fixe avec accusation. Même dans la mort, son âme damnée réclame vengeance.
Haletante, couverte d'équimoses et de sang, je réalise que c'est terminé. L'intervention de Jean-Jans m'a sauvé la vie... Si j'étais restée seule face à ce dément, il m'aurait massacrée sans pitié.
– Luang, tu n'as rien ? m'enquis-je avec inquiétude.
Le petit se jette dans mes bras, sanglotant. Malgré ses hématomes, il semble indemne. Mon étreinte rassurante apaise peu à peu ses tremblements.
– Mer...ci Adda... articule-t-il dans un souffle.
Des bruits de pas précipités nous tirent de ce moment d'intense émotion. Jean-Jans nous presse de quitter les lieux. Soutenant Luang, je titube à travers le dédale des tunnels.
Nous débouchons enfin à l'air libre. La nuit enveloppe Kharg de son manteau de ténèbres. Seules quelques lueurs lointaines émanent du spatioport. La pluie glaciale qui nous fouette le visage achève de m'étourdir.
Derrière nous, des bruits de course se rapprochent. Les sens en alerte, je scrute les ombres. Nous sommes suivis...
– Cachez-vous ! intimé-je à Luang et Jean-Jans. Je vais les retarder.
– C'est de la folie ! proteste Jean-Jans. Viens avec nous !
– Non, ils sont trop proches. Allez, filez ! On se retrouve à la planque de l’usine chimique, comme prévu.
– Jean-Jans hésite, puis finit par entraîner Luang à sa suite. Me voilà seule face au danger... Mais soudain, la peur s'envole. Seul subsiste l'instinct.
Lorsque surgissent Magus et deux ferrailleurs, je bondis avec un hurlement sauvage. Surpris, ils reculent. J'en profite pour m'enfuir dans la direction opposée. S'ils me suivent, mes amis sont saufs…
Annotations
Versions