Yep, Bossman !
J'ouvre prudemment la porte coulissante automatisée qui donne accès à la coursive. J'y pénètre avec appréhension, consciente de mettre les pieds dans un univers totalement inconnu. Aussitôt, une masse imposante surgit devant moi. C’est la créature qui m'a pourchassée hors de la cale. Elle veillait ostensiblement ma cabine, tel un cerbère.
Doté d'une musculature puissante, son corps massif évoque celui d'un loup géant. Cependant, sa peau reptilienne est recouverte d'écailles noires aux reflets changeants. Sa queue, musculeuse et flexible, terminée par un rostre cornée et effilé, renforce son allure draconique. Tout, en lui émane la force animale, brute mais contenue.
Un frisson électrique me parcourt, mais la peur cède vite à la fascination… La créature semble percevoir mon émoi, et dresse la tête avec majesté, comme consciente de l'effet produit. Ses yeux flamboyants trahissent une âme passionnée et une intelligence supérieure.
Surmontant ses larges épaules, la tête massive du molosse est dominée par une gueule béante hérissée de crocs effilés comme des poignards. Ses yeux rougeoyants aux pupilles fendues sont surplombés de deux cornes courtes et pointues, évoquant celles des dragons. De part et d'autre de sa mâchoire oscillent deux longs tentacules préhensiles aux mouvements graciles et hypnotiques.
Lorsqu'il s'approche, je distingue de larges narines frémissantes analysant les odeurs alentours. Ses pattes puissantes terminées par de longues griffes acérées cliquettent sur le sol métallique dans un rythme régulier. Chacun de ses gestes respire la force, l'agilité et la grâce.
Je reprends mon calme, j'inspire profondément et, souriante, j'avance d’un pas vers elle.
– Salut mon “gros”! Ton papa a oublié tes croquettes? Dis-je d'une voix chaleureuse et enjouée pour cacher les légers tremblements dans ma voix.
Lorsque nos regards se croisent, une étincelle passe entre nous. Sous sa carapace intimidante, je perçois une âme avide de me connaitre. Lentement, je tends la main vers son museau reptilien. Le contact de ses écailles, sous mes doigts, est étrangement doux et chaud.
– Je m’appelle Adda. J’ai besoin d’un ami ! Tu le veux bien ?
La créature ferme les yeux et émet un ronronnement caverneux, scellant ainsi une promesse éternelle.
Encouragée, je m'engage dans la coursive, suivie de près par le molosse. Nous avançons côte à côte. La proximité rassurante de la créature m'apaise et je commence à apprécier sa compagnie.
Les parois métalliques du couloir vibrent sourdement, tel le battement régulier d'un cœur artificiel. Au plafond, un enchevêtrement anarchique de tuyaux, câbles et conduits serpente à perte de vue.
Certains présentent des soudures grossières, témoins de réparations de fortune. D'autres adoptent des formes étranges, rappelant les vaisseaux aliens de légende.
Des néons tamisés diffusent une lumière crue, créant une atmosphère discordante, à la fois familière et déroutante. L'air est chargé d'effluves d'huile et de métal surchauffé, odeurs indissociables des engins spatiaux.
Mais d'autres senteurs inhabituelles titillent mes narines, aromates capiteux dont l'origine m'échappe.
De temps à autre, nous croisons des mécanismes complexes dont la fonction semble obscurément vitale. Leurs dispositifs à la fois archaïques et futuristes m’évoquent les fantasmes d'un savant fou.
Sur les murs, des diodes clignotent et des écrans diffusent des données “cabalistiques”. Certains équipements ressemblent à de vieux ordinateurs terriens reconvertis tant bien que mal. D'autres intègrent des composants inconnus, fruits d'une ingénierie hybride prodigieuse. J'avance dans un univers composite, mélange de technologie humaine recyclée et d'artefacts aliens.
Çà et là, de mystérieux glyphes phosphorescents s'animent. Leurs signes hypnotiques semblent vouloir me parler. Des panneaux muraux affichent des lignes de code et des schémas techniques qui semblent vivre et se mouvoir d’une volonté qui leurs sont propres. Des hologrammes flottent dans l'air, projetant des informations et des données qui se fondent harmonieusement avec l'environnement. Je détourne le regard, sentant qu’ils recèlent des secrets destinés à d'autres.
Bientôt, une rumeur sourde se fait entendre. Nous approchons du cœur vibrant du vaisseau. La chaleur augmente, signal du labeur incessant des machines.
Nous pénétrons dans l'antre incandescent de la salle des moteurs, royaume de Kappa le mécano. L'air frémit de la puissante pulsation des réacteurs A-MN. Leurs formes évoquent presque des entités vivantes. Le génie de Kappa a dompté cette technologie hybride pour en faire la force motrice du vaisseau m’ensorcèle.
Tout n'est que bricolage ingénieux, recyclage astucieux, assemblage baroque de pièces hétéroclites. C'est un vaisseau Frankenstein, créature composite dotée néanmoins d'une âme propre. Et je commence à en percevoir la beauté singulière...
Avant de sortir de la salle des machines, Kappa, à sa console d’ingénierie, me fait un clin d’œil rassurant.
Arrivée à une intersection, mon guide pousse un grognement pour m'inciter à prendre la droite. Je le suis sans hésiter.
Nous débouchons enfin sur la passerelle, silencieuse comme une chapelle sacrée.
Là, trônant telles des statues immuables, deux silhouettes observent les consoles avec attention. Les cadrans et les écrans diffusent une symphonie de couleurs irisées, dansant sur leurs visages émaciés. Elles semblent plongées dans une sorte de transe, relié à leurs sièges par un réseau de fibres optiques. Leurs regards, fixés sur l'horizon infini de l'espace, absorbent, à une vitesse fantastique, les précieuses données qui maintiennent le cap.
L'une des consoles pivote lentement, révélant le visage d'une femme à la beauté marquée par le temps et l'expérience. Sa peau, patinée par les années, est couverte de tatouages, racontant l'histoire de nombreux voyages.
Le molosse la rejoint docilement. D'une main ferme, elle flatte son crâne massif avec une indéniable affection. Puis elle prend la parole de sa voix grave et rocailleuse :
– Te voilà enfin, jeune Adda. Je suis la Bossman Janes B...
Face à elle, je choisis de rester silencieuse, captivée par sa présence charismatique et altière. Comment peut-elle déjà savoir qui je suis ? Elle ajoute
– … Tu es Adda Raïs, orpheline, chef du gang des “Mioches”, recherchée par la SécuPol de Kharg pour le meurtre de Mag Magnus, dit le Désosseur. Mais nous ne sommes plus sur cette planète puante. Ton passé ne compte plus à mes yeux.
Sa voix, à la fois puissante et réconfortante, résonne comme une mélodie sacrée. Révélant qu'elle connait déjà tout de mon passé, ses paroles éveillent en moi une lueur d'espoir, balayant définitivement les ombres d’un passé qui m'emprisonnait.
– C'est le Grand Magicien, celui qui bat les lames du Tarot Cosmique, qui nous a réunis. Tâchons de lui donner raison, déclare-t-elle d'une voix posée, empreinte de détermination.
Le Tarot Cosmique... Cette légende que je croyais n'être qu'un mythe imaginé par des esprits crédules. Pourtant, parmi les marins et voyageurs de l'espace, certains jurent avoir été témoins de ses pouvoirs.
On raconte que ce tarot recèle les secrets de l'univers, permettant de lire le destin dans la disposition des cartes. Ses arcanes représenteraient les forces intemporelles qui gouvernent le cosmos. Entre les mains d'un véritable oracle, il dévoilerait le passé et éclairerait l'avenir.
Certains prétendent même que le “Grand Magicien”, maître incontesté du Tarot Cosmique, tirerait les ficelles du destin, guidant les âmes perdues vers leur voie.
Moi qui n'accordais aucun crédit à ces fables, je suis désormais obligée de douter. Janes Bee a évoqué le Tarot avec un tel sérieux. Et si le hasard de notre rencontre était l'œuvre du Grand Magicien ?
Soudain, tout devient possible. Le Tarot Cosmique a placé Janes Bee sur ma route pour une raison. Et je compte bien la découvrir.
– Adda Raïs, tu peux rester à bord du Molly aussi longtemps que tu le souhaiteras. Si tu suis cette voie, je ferai de toi celle que tu dois devenir, poursuit-elle.
Ses paroles résonnent en moi, éveillant un fol espoir. Sous son commandement, je pourrais devenir quelqu'un. Interloquée, je bafouille maladroitement :
– Merci, M’dame...
La Capitaine m'interrompt fermement :
– Ici, tu t'adresseras à moi en tant que “Bossman”, et je ne tolérerai aucune désobéissance de la part d'un membre d'équipage.
Son message est on ne peut plus clair. Avalant ma salive, j'acquiesce en tentant de dissimuler mon appréhension.
– Djed, elle désigne l'homme immobile près d'elle, t'apprendra l'art délicat du pilotage et les dangers de l'espace. Kappa, notre mécano que tu connais déjà, te formera à l'entretien des moteurs à Matière Noire et aux systèmes de maintien de vie. Quant à moi, je te transmettrai l'art du commandement, les ruses et astuces que doit connaître une Naute digne de ce nom. Et par-dessus tout, je t'inculquerai les lois non-écrites des gens de l'espace et l'honneur des Corsaires.
Pilotage, mécanique, art du commandement... je boirai toutes ces connaissances avec avidité. Et je jure, intérieurement, de me montrer digne de l'honneur qui m'est fait en devenant l'une des leurs.
– Mais, avant d'accepter ce contrat, sache que le “Molly” est un navire Corsaire. Nous arborons le pavillon de la “Confrérie”. Le Molly possède des Lettres de Marque signées par les potentats du Marquisat de Borel, par les Oligarques d'Our et les Corporations de l'Amas de Gion. Si tu décides de nous suivre, tu devras m'obéir sans réserve, ainsi qu'à tous ceux qui te sont d'un rang supérieur dans la Confrérie Corsaire. Est-ce bien clair ?" demande-t-elle d'un ton sans équivoque.
– C'est pigé, Bossman. J'accepte.
La capitaine hoche la tête, visiblement satisfaite.
– Alors soit la bienvenue à bord, matelotes Adda, répond-elle d'un ton chaleureux, esquissant un léger sourire.
À ces mots, le molosse vient poser sa tête écailleuse contre ma cuisse en un geste affectueux. Une vague de soulagement et de gratitude m'envahit. Aux côtés de la redoutable Janes B et de son équipage, je me sens enfin chez moi.
– Astérion t'a adoptée, naute Adda. Il faut avouer que tu lui as fait une forte impression quand il t'a pourchassé hors de la soute. Ce soir-là, il est revenu blessé. Peut-être pourras-tu m'expliquer, plus tard, ce qui s'est passé. Qu'il en soit ainsi !, annonce la Bossman avec une pointe de jovialité dans la voix.
Le siège pivote, mettant fin à notre conversation. Le visage de la corsaire se fige et reprend le masque impassible de la “transe Naviborg”. Le molosse me fixe de ses yeux perçants, puis, d'un grognement bref, il m'incite à le suivre vers la sortie.
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