Le Balmung

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Blotti dans un coin de l’atelier, j’observe Kappa travailler d’arrache-pied sur son «Big-Boum», le leurre qui doit nous permettre d’approcher l’épave sans encombre. La fatigue commence à se faire sentir après de longues heures, mais Kappa refuse de lâcher prise. À ses côtés, le molosse Astérion somnole, imperturbable.

Incapable de dormir, rongée par le stress, je suis venue tenir compagnie à Kappa.

– Dis Kappa, tu crois qu’on va réussir à explorer cette épave sans déclencher d’autres pièges mortels ?

– T’en fais pas ma grande, la chance sourit aux audacieux ! me répond-il avec un clin d’œil. Avec mon Big-Boum, ces mines vont se faire avoir comme des bleus.

Son assurance feinte me rassure à peine. Je sais que lui aussi est inquiet derrière ses airs bravaches. Nous jouons gros avec cette mission.

Après de longues heures, Kappa installe enfin le dernier dispositif sur son engin.

– Et voilà le travail ! S’exclame-t-il, exténué mais triomphant. Au rapport Bossman ! Le piège à cons intersidéral est prêt. Ces mines vont se jeter dessus comme des mouches sur du miel.

Janes hoche la tête, visiblement impressionnée par la création de Kappa. De la taille d’une petite navette, l’engin arbore une carapace métallique patinée par le temps, constellée d’antennes et de capteurs divers.

– Beau boulot, Kappa. Espérons que cette marionnette fasse son office. Djed, approche-nous en mode furtif et lance ce Big-Boum droit dans la gueule du loup.

– Accrochez-vous, on fonce ! s'exclame Djed, surexcité à l'idée du défi.

– Doucement Djed, le prévient Janes. On doit rester furtifs.

– T'inquiète Bossman, j'ai un plan. Ces mines sont anciennes et j'ai scanné sans problème leurs fréquences d’échange, je vais leur parler dans leur langage. Pour eux, on sera des copains !

Effectivement, tandis que le Molly s'approche, Djed émet sur les bandes des mines, utilisant leur code secret.

– Alors, ça gaze les amis ? C'est votre pote Djed, je passe juste faire un petit coucou.

Malgré moi, je retiens mon souffle quand nous arrivons à portée des engins explosifs. Mais ils demeurent inertes, trompés par la supercherie.

– Yes ! Ils ont gobé l'intox, jubile Djed. On va pouvoir se rapprocher au max.

– Prudence Djed, intervient Janes. À proximité, notre signature thermique risque de nous trahir. Contente-toi de larguer le leurre.

– Reçu Bossman. Vous allez voir, ce Big Boum va faire des étincelles !

Arrivés à 30 kilomètres, il largue l'engin piégé qui dérive lentement vers les mines.

– Allez ma belle, fais péter tout ça, marmonne Kappa, fébrile.

L'attente est insoutenable. Enfin, les premiers explosifs se déclenchent, bientôt suivis par des centaines de déflagrations en chaînes.

– Youhou ! Extra boom ! s'écrie Kappa. On a réussi, c'est open bar maintenant !

– Beau travail d’équipe, déclare Janes. Djed, approche-toi de cette épave, “delicato”. Le plus dur reste à venir.

Le Molly s'avance en silence vers les restes du vaisseau inconnu. Sur la passerelle, pas un mot, pas un souffle. Je suis posté derrière la console des communications faisant face à la baie vitrée.

Mon regard est irrésistiblement attiré par les dizaines de cadavres tournoyant autour de nous, sanglés dans leurs armures de combat.

Soudain, nos puissants projecteurs éclairent un panneau à la dérive, révélant des lettres à moitié effacées par les ans : ALMU G.

Ce simple fragment de nom fait l'effet d'une décharge électrique. Janes se redresse brusquement, le visage blême.

– Le Balmung... murmure-t-elle d'une voix blanche.

Ce nom n’évoque aucun écho en moi. Mais les faces déconfites de Kappa et de Djed me font craindre le pire.

Janes reprend, confirmant mon pressentiment :

- L'une des neuf corvettes de la sinistre cohorte Scorpionaute de la Reine Noire... Disparue lors de la bataille des “Étoiles Brisées”, il y a mille deux cents ans.

Son regard gris acier se perd dans le lointain, vers les âges sombres de l'Impérium.

– Le Balmung... navire maudit s'il en est, ajoute Kappa.

Le panneau gravé disparaît dans l'obscurité, emportant avec lui les inscriptions blasphématoires. Mais le mal est fait. Le nom interdit a été prononcé, invoquant les esprits du passé.

L'approche finale se fait dans un silence recueilli, en hommage aux tragiques victimes qui hantent toujours la carcasse du légendaire vaisseau.

La passerelle de commandement du Balmung n'est plus qu'un amas informe de débris. Sous l'impact des tirs, le kiosque de navigation a littéralement exploser, tuant sur le coup les officiers présents.

Plus en arrière, la tourelle abritant l'armement principal n'est qu'une carcasse déchiquetée. Les canaondes ont été soufflés de leur affût, ne laissant que des moignons tordus.

Le long bâtiment fuselé a été déchiré sur toute sa longueur. La coque résistante, en alliage de Monofilament, n'a pu absorber le déluge de feu déversé lors de la bataille. De larges brèches, béantes, permettent d'entrevoir les ponts intérieurs.

À l'arrière, les ailerons de stabilisation ont été arrachés, compromettant toute manœuvre du navire en atmosphère. Un des moteurs principaux a explosé, projetant des débris à des kilomètres. L'autre moteur, gravement endommagé, a fusionné sous la chaleur intense.

Seule la partie centrale renfermant les quartiers de l'équipage et les systèmes de survie semble relativement préservée. Mais vu l'étendue des dégâts, il est peu probable que quiconque ait pu y survivre longtemps.

Avec une infinie précaution, Djed approche le Molly du flanc déchiré du vaisseau. Il ne laisse qu'une centaine de mètres entre les deux coques, suffisamment proche pour envisager un saut en combinaison.

– Kappa, Adda ! Avec moi pour la sortie, ordonne Janes. Djed, tu restes aux commandes.

Quelques minutes plus tard, nous pénétrons dans la salle des scaphandres. Janes entame les vérifications d'usage d'une voix méthodique :

– Étanchéité des joints flexibles au niveau des gants, des bottes et du col. Pas un pli ne doit subsister.

Elle me montre comment tester chaque joint pressurisé. J'imite les gestes consciencieusement.

– Activation du mélange gazeux interne et pressurisation du scaphandre à 1,2 atm.

Elle règle minutieusement les valves à oxygène de ma combinaison pendant que je retiens mon souffle. Un léger flux d'air se diffuse à l'intérieur.

– Mise en route de l'endosquelette et vérification des mouvements.

Je sens la combinaison se rigidifier alors que les fibres de carbone activé se tendent le long de mes membres, amplifiant le gainage de mes muscles.

– Magnétisation des semelles, des genouillères, des coudières et des paumes pour adhérence inductive en impesanteur.

Une légère vibration me parcourt tandis que les électro-aimants s'activent.

– Test radio et intégrité du casque.

J'entends la voix de Janes résonner dans mon casque. Je vérifie le verrouillage de mon col.

– Activation du système thermique et contrôle final.

Une douce chaleur m'enveloppe, régulée par la combinaison. Kappa inspecte une dernière fois tous mes équipements. Enfin prête, je me dirige vers le sas, non sans appréhension.

Dès que le sas s'ouvre, je m'élance maladroitement dans le vide. La vue de l'épave déchiquetée sous mes pieds me donne le vertige. Rapidement, je perds tout contrôle et dérive, heurtant violemment des débris sur mon passage.

Saisie de panique, j'agrippe de justesse le cadavre d'un soldat pour tenter de stopper ma course folle. Son visage, éclairé par la faible lueur de mon casque, est horriblement brûlé, mais ce sont ses yeux voilés qui me glacent le sang.

Haletante, je m'accroche désespérément à lui, sentant ses bras se disloquer sous ma poigne. Ma respiration se fait saccadée, mon cœur menace d'exploser. Les lèvres pincées, la mâchoire serrée, je retiens difficilement des sanglots naissants.

“Calme toi, me dis-je. Ce n’est rien… Respire...”

C’est alors que j'aperçois le nom gravé sur le casque fendu : Izuko Bradshaw. Puis, mon regard se pose sur un médaillon qui flotte au bout d'une chaîne brisée. La photo d'un enfant souriant, la tête ronde et les yeux rieurs... Mon esprit embrumé me renvoie l’image de P'ti Luang, mon frangin d’infortune. Je l’entend :

“Salut, p’tite sœur… Quand tu rentreras, tu me raconteras !

- Pardonne moi, P’ti Lu !, dis-je à haute voix. Je t’ai abandonné...

Submergée par une vague de culpabilité, je repousse frénétiquement le cadavre d'Izuko. Ses membres se disloquent dans le vide, tandis que son regard continue de me hanter.

Enfin, la main secourable de Kappa me saisit fermement et me ramène à l'abri. Mais le mal est fait... L'image de ce père de famille arraché aux siens me poursuivra longtemps.

– Tout va bien, fillette ? Me demande Kappa, inquiet.

– Oui, oui, ça va... aller... je réponds d'une voix chevrotante. J'ai, juste trébuché.

Mon excuse sonne faux, mais Kappa n'insiste pas. Il me serre l'épaule en silence, conscient du traumatisme que je viens de vivre. Pourtant, le pire reste à venir lorsque nous pénétrons dans les entrailles ténébreuses du Balmung.

Chacun de nos pas résonne comme un outrage fait aux défunts.

Soudain, Kappa pousse un juron étouffé. Une cloison disloquée nous barre le passage, ne laissant qu'un étroit interstice.

– Attendez, je vais passer de l’autre côté et agrandir ce trou, dis-je en sortant un chalumeau coupeur de mon étui à outils.

Je me faufile avec souplesse par le passage avec une facilité déconcertante. De l'autre côté, je débouche dans ce qui fut le carré des officiers. J’allume mon chalumeau et le métal tordu se mets à fondre, jusqu'à ouvrir un passage suffisant.

– ​​​​​​​Bon boulot Adda, me félicite Kappa. Tu te débrouilles bien pour une première sortie.

Nous progressons lentement à travers le dédale de couloirs ravagés. L'éclairage spectral de nos lampes révèle les stigmates du féroce combat qui a scellé le sort de la corvette.

Soudain, Janes s'immobilise. Deux corps enlacés flottent devant nous, leurs armures déchiquetées et leurs armes encore plantées l'une dans l'autre.

– Les pauvres diables, murmure Janes. Morts dans les bras de leur ennemi...

Nous les contournons avec respect et poursuivons notre pèlerinage funèbre

Guidés par Djed, nous pénétrons dans ce qui fut la salle CryoGarde, désormais dévastée. Des dizaines de caissons cryogéniques occupent l'espace, mais la plupart sont endommagés ou vides. Seul un appareil au centre continue de fonctionner faiblement.

Kappa hoche la tête d'un air entendu.

– Je me souviens de ces machins... La Légion s'en sert pour conserver les troupes en vie pendant les longs voyages.

Il tapote un caisson éventré.

– Une suspension cryogénique. Ça ralentit tous les processus vitaux à quasi néant. Un soldat peut passer des années dans cet état de pseudo-mort, sans vieillir d'un jour.

Kappa se perd dans ses souvenirs.

– C'est très utile pour transporter des milliers d’hommes sur de longues distances. Et économiser l'énergie, l'oxygène et la nourriture pendant le trajet.

Il désigne divers équipements.

– Là, le système d'injection automatisé qui diffuse les cocktail chimiques pour endormir ou réveiller les soldats. Et les capteurs pour contrôler constamment les signes vitaux.

Son doigt suit le réseau de tuyaux cryogéniques.

– Toute une ingénierie complexe pour maintenir la température proche du zéro absolu dans les caissons.

Je l'écoute, fascinée par ses explications détaillées. Kappa semble connaître sur le bout des doigts cette technologie.

– Mais en cas de dégâts..., poursuit-il en montrant les caissons éventrés. Adieu les gars. Plus d'espoir de les ranimer.

Il soupir...

– Reposez en paix, mes frères.

Il se dirige enfin vers le caisson encore actif. Il essuie la buée qui embrume le hublot. À l'intérieur repose un officier, les mains cramponnées autour d'un étrange cylindre métallique. Mais lui aussi a péri, son visage brunit, parcheminé, est figé à jamais. Sa poitrine est percée par une blessure mortelle.

Avec précaution, Kappa ouvre l'habitacle et extrait l'étrange cylindre de ses mains crochus. Les doigts du mécano parcourent un instant les glyphes lumineux et la serrure génétique qui recouvrent l'artefact.

Puis, se tournant vers Jane, qui observe la scène en retrait, il lui tend respectueusement l'objet.

– Tenez bossman. Aucune idée de ce que c'est, mais ça a l'air sacrément important. Et sacrément dangereux aussi.

Hochant la tête, Jane prend délicatement le cylindre et l'examine sans un mot. Son visage reste de marbre, mais je devine à son regard intense qu'elle mesure pleinement les implications de cette découverte.

– Bien. Nous examinerons cet objet au retour sur le Molly, déclare-t-elle simplement avant de le ranger dans son sac.

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