La Chante-Cloche

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De retour à bord, le capitaine Janes nous invite à un copieux repas familial pour célébrer notre périlleuse expédition. Autour de la table richement dressée, l'atmosphère est détendue et chaleureuse.

Kappa a sorti son meilleur hydromel aux effluves fruitées. La Bossman a débouché une bouteille de vin vieilli en fût dont les arômes capiteux embaument l'air. Entre deux gorgées, Kappa conte nos récentes péripéties avec force détails imagés.

– ...Et là notre petite dernière dégaine son chalumeau, et hop ! D'un geste de pro, elle agrandit l'ouverture. Vous auriez vu ça, une vraie petite souris se faufilant dans son trou !

Il m'adresse un sourire bienveillant et remplit à nouveau mon verre. Malgré la fatigue, je savoure la chaleur de ce moment. C'est presque comme si j'étais... chez moi, en famille.

- Mais vous auriez dû voir ces deux soldats enlacés ! poursuit Kappa avec emphase. Ils se sont entretués dans un dernier corps-à-corps rageur ! L'un a son couteau en plein dans le foie de l'autre. Et l'autre, devinez quoi ? Sa baïonnette plantée en plein cœur !

Il fait mine de planter son couteau dans son torse.

– Ça vous glace le sang hein ? Une haine féroce a dû les animer. De sacrés guerriers !

Malgré le ton badin de Kappa, je repense avec émotion au destin tragique de ces hommes.

Tandis que le repas se poursuit dans une ambiance festive, je me sens progressivement envahie par un malaise indéfinissable. Au centre de la table trône le cylindre, tel un trophée funèbre obsédant mon regard.

Autour de moi, l'équipage savoure ce moment de répit. Les rires et les conversations fusent, créant une atmosphère chaleureuse. Mais je reste murée dans un silence oppressant.

Car plus le repas avance, plus je sens le poids de ce sombre artefact peser sur mon âme. Il semble prêt à révéler ses secrets... Si seulement il trouvait une oreille pour les entendre.

Je tends la main vers le métal froid, irrésistiblement attirée par les glyphes cabalistiques. Mais soudain, la main de Kappa se pose sur mon épaule, me faisant sursauter.

– Hé, ça va ma grande ? T'as l'air ailleurs...

Je bredouille une excuse, tâchant de dissimuler mon trouble. Lui offrant un sourire forcé.

– Je voulais dire... toutes ces victimes sur le Balmung, quel que soit leur camp... On ne doit pas les oublier. Leur sacrifice mérite d'être honoré, d'une manière ou d'une autre.

Mon intervention jette un froid. Mais le capitaine Janes hoche la tête :

– Tu as raison, jeune Adda. Nous trouverons un moyen de leur rendre hommage.

Soulagée, je me concentre sur mon assiette tandis que la conversation reprend.

– Au fait, intervient Djed, ce cylindre bizarre... On devrait l'ouvrir non ?

– Surtout pas ! réplique Kappa. Un objet pareil doit valoir un ponton sur le marché noir !

-Allons bon, ce n'est pas un vulgaire butin, proteste Djed. Il renferme peut-être des secrets capitaux ! Nous devons l'étudier.

– Des secrets, tu parles ! renchérit Kappa. Le seul secret, c'est combien les collectionneurs sont prêts à cracher pour récupérer ce bijou.

– Cet artefact appartient à l'Histoire, ce n'est pas un vulgaire bibelot ! s'indigne Djed. Nous lui devons le respect.

-Le respect ? Parles pour toi, moi je préfère les bons vieux creds sonnants et trébuchants, rétorque Kappa.

– Le ton monte entre les deux hommes. Agacée, le capitaine les interrompt :

– Ça suffit ! Vous vous comportez comme des mômes. Ce cylindre ne nous appartient pas, nous n'avons pas le droit d'en disposer à notre guise.

– Alors qu'est-ce qu'on en fait ? demande Djed. On ne va pas le laisser moisir indéfiniment ?

- L'heure n'est pas venue de dévoiler ses secrets, déclare Janes d'une voix ferme. Quand le moment sera venu, le cylindre livrera son message à qui de droit. En attendant, le passé doit rester enfoui.

Le silence se fait instantanément. La Bossman se saisit d’une bouteille de vin et remplit lentement son verre du breuvage carmin.

- Il est temps à présent de percer le voile du passé. Car celui-ci a la fâcheuse habitude de resurgir lorsqu'on s'y attend le moins…

Portant la coupe à ses lèvres, elle en savoure les tanins puissants.

- Il y a plusieurs siècles, à l'aube de l'Empire, la princesse Sémirande de Kerch refusait de se soumettre à l'autorité de son frère, le futur Premier Empereur de l’Impérium… Les Barons et l'Église de la Conscience Universelle, l’accusèrent d’actes innommables et de conspiration. A tort, ou à raison, elle fut bannie hors des frontières, ainsi que les nobles familles de sa Maison...

Elle raconte alors le destin tragique de la “Reine Noire”, chassée par son propre frère :

- le Balmung, le Durandal, le Tizona, le Masamune, le Zulfiqar, le Kusanagi, le Caledfweech, le Balisarde et le Floberge. Tous, appartenant à la célèbre Division Scorpionautes, jurèrent de protéger leur Reine des Barons qui souhaitaient sa mort...

Plus le récit de Janes se poursuit, plus un étrange malaise s'insinue en moi, rampant tel un serpent sortant de sa tanière.

A chaque nom maudit prononcé, un écho douloureux se réveille dans mon esprit, charriant des visions fugaces d'un autre temps. Je vois des visages, j'entends des voix désincarnées... Des bribes de souvenirs qui ne m'appartiennent pas, et pourtant me sont douloureusement familières.

C'est impossible, je deviens folle... Pourtant, ces fragments ténébreux du passé se recomposent dans mon esprit, révélant peu à peu un cauchemar éveillé.

Haletante, je m'agrippe convulsivement à la table, seule attache tangible dans ce maelström de visions spectrales. Autour de moi, le décor du repas s'estompe, faisant place à un océan de ténèbres peuplé de fantômes rageurs.

Leurs voix résonnent dans mon crâne, tourbillon insensé de sons et de fureur. Leurs visages déformés par la haine flottent devant mes yeux, silhouette difforme surgissant des limbes brumeux du temps.

C'est comme si mon esprit se scinde en deux, une part sombre dans les méandres tortueux de la démence, tandis que l'autre s'accroche désespérément à la réalité. Mais jusqu'à quand cette fragile digue mentale tiendra-t-elle face à cette marée montante de visions cauchemardesques ?

Haletante, je lutte pour retrouver mes esprits, pour échapper à ce gouffre insensé qui menace de m'engloutir toute entière...

– La traque des Barons fut terrible, comme vous avez pu le constater. Le sacrifice du Balmung et de ses frères permit peut-être à Sémirande de survivre, mais à quel prix… Voilà toute l'histoire derrière notre sombre découverte.

Le récit de Janes s'achève, mais en moi les digues ont cédé. Titubante, je m'approche du cylindre comme hypnotisée.

Incapable de parler, suffocante, je tends la main vers l'artefact. Il m'appelle, je le sens au plus profond de mon être. Au moment où mes doigts l'effleurent, un son cristallin s'en échappe.

Soudain, le néant m'engloutit ! Je m'effondre sur le sol, terrassée.

Lorsque je reprends conscience, je suis entourée de visages anxieux. Kappa me soulève délicatement.

– Par le Grand Magicien, Adda ! Pardonne-moi, j'aurais dû voir que tu n'allais pas bien. Je t'emmène à l'infirmerie.

Avant que j'aie pu dire un mot, il me porte jusqu'à la sortie. Épuisée, je ferme les paupières et je m’endore dans les bras du colosse avant même d’arriver au bloc médical.

Quelques heures plus tard, je reprends doucement conscience, bercée par le ronronnement apaisant du Mediblock. J’émerge peu à peu d’un sommeil sans rêves, l’esprit embrumé. Où suis-je déjà ? Ah oui, l’infirmerie... Mais que s’est-il passé ? Mes derniers souvenirs sont flous et confus.

– Hé ben ma grande... Tu nous as fait une sacrée frayeur !

La voix enjouée de Kappa me tire de ma torpeur. Le visage barré d’un large sourire, il est assis à mon chevet. Derrière lui, à travers la vitre, j’aperçois la silhouette massive d’Astérion, mon fidèle molosse.

– Que... Que s’est-il passé ? demandé-je d’une voix pâteuse.

Kappa hausse les épaules.

– Tu ne te rappelles pas ? Au milieu du repas, tu t’es effondrée sans crier gare ! Sur le coup j’ai cru que c’était à cause de mon hydromel maison. Mais t’étais juste épuisée par la mission d’après le doc.

Je fronce les sourcils, cherchant à rassembler mes souvenirs épars. Mais ma mémoire est une page blanche. Kappa doit dire vrai, j’ai dû faire un malaise dû à la fatigue... Pourtant, une étrange sensation de vide persiste au fond de moi.

– Le doc a dit que tu avais besoin de repos. Alors profites-en ma grande ! Je repasserai te voir tout à l’heure.

Sur ces mots, Kappa quitte l’infirmerie d’un pas guilleret. Restée seule, je me rallonge, troublée par ce trou noir dans ma mémoire. Qu’est-ce qui a bien pu me mettre dans cet état ?

Le bossman Janes fait son entrée, le visage grave. Elle prend place à mon chevet et m’observe un moment en silence.

– Comment te sens-tu, jeune Adda ?

– Mieux... Je crois. Le Medibloc m’a soignée avec efficacité.

Elle hoche la tête.

– Tant mieux. J’ai jugé bon de te donner quartier libre pour la journée de demain. Repose-toi, nous en reparlerons plus tard.

Je balbutie un remerciement. Avant de partir, elle ajoute comme à regret :

-Le cylindre est au coffre. Je ne sais pas pourquoi il a réagit ainsi. Peut-être est t-il défectueux. Après plus de mille ans, c’est plus qu’évidence.

Sur ces paroles elle quitte la pièce. Je reste seule avec mes questions. Les pièces manquantes du puzzle refusent de se mettre en place.

Harassée, je finis par trouver le sommeil. Mais il est peuplé de rêves agités, de visions fugaces où apparaît un étrange objet nacré aux reflets irréels. Dans les brumes de mes songes, une voix cristalline résonne dans mon esprit. Une voix maternelle, et pourtant inhumaine, qui s’adresse à moi avec une urgente familiarité :

“Enfin, mon enfant, te revoilà. Le temps de la délivrance est proche...”

Interdite, je suis en chute libre dans un tourbillon de bruits et de fureurs.

C’est la longue plainte d’Astérion qui me sort de ce cauchemar. Kappa ouvre la porte, l’air affolé. Son regard bionic m’interroge douloureusement.

– Adda, tu vas bien ? J'ai entendu des cris...

Je dévisage mon ami, partagée entre soulagement et panique. Une part de moi brûle de tout lui révéler. Mais l'heure n'est pas venue, je le sens au plus profond de mon être.

– Juste un mauvais rêve Kappa, rien de plus. Désolée de t'avoir inquiété.

Kappa n'insiste pas et se contente de me réconforter d’un sourir, avant de quitter la pièce.

Restée seule, je repasse en boucle dans ma tête la scène troublante. Cette voix venue d'outre-tombe, ce sinistre avertissement... Que me veut cette entité ? Quel lien nous unit par delà les âges ?

Un jour viendra où la cloche de nacre livrera ses oracles, révélant toute la vérité sur mon passé. En attendant, je dois taire mes tourments et feindre l'ingnorance...

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