AS782P, ne répond plus !
Lorsque le Molly s'approche de l'astéroïde AS782P, l’ambiance sur la timonerie est tendue. Nous sommes sur le qui-vive, scrutant les alentours.
- AS782P en approche finale, annonce Djed. Aucun signal capté, c'est louche. Joe devrait déjà nous avoir contactés.
Dehors, l'astéroïde se profile, imposant et massif. Ses aspérités rocheuses se dessinent sur la toile du néant stellaire, éclairées par la lueur douce de la nébuleuse de l’Âme et du Coeur.
Inquiète, Janes tente de joindre Joe via la radio :
– Ici Janes Bee du Jolly Molly à Joe Toussaint, me reçois-tu ? Je répète, Janes Bee du Jolly Molly à Joe Toussaint, à toi !
Seul le silence radio nous répond. Pas de balises d'accostage, pas de message automatique. Rien qu'un astéroïde, aussi mort qu'un caillou spatial peut l'être.
– Ça ne me plaît pas, déclare Janes. On reste en alerte maximale.
Djed scrute les écrans, perplexe.
– Toujours aucun signal. Joe a peut-être quitté précipitamment les lieux ? Ou pire...
Il n'ose achever sa phrase mais je devine ses craintes. Et si Joe avait été attaqué par surprise ? Neutralisé avant d'avoir pu donner l'alerte ?
Djed déclenche un scan complet de l'astéroïde.
– Je n'aime pas ça du tout, marmonne-t-il. Pourquoi ce silence de mort ?
Pendant ce temps, Kappa à la console technique analyse les données des scanners de proximité avec une concentration absolue. Il fait une moue et se tourne vers nous. Sa voix désincarnée annonce sombrement :
– Bossman, j'ai détecté des traces de combat à la surface. Il semblerait qu'il y ait eu un affrontement récent.
Le Capitaine Janes serre les poings.
– Joe est en danger, par le Grand Magicien, je le sens. S’il est toujours en vie, il faut le sortir d’ici. Adda réitère l’appel.
Je tente d'établir à nouveau le contact avec le prospecteur, mais mes tentatives restent vaines. Il règne un silence oppressant dans la salle de contrôle. Astérion qui pour l’instant est resté impassible, s’agite soudain. Les babines retroussées sur ses crocs impressionnants, ses tentacules noires trahissent sa nervosité croissante.
C'est à ce moment que je remarque un phénomène étrange sur les sismomètres. Des secousses anormales émanent du cœur de l'astéroïde, comme si quelque chose de puissant et d'inconnu se préparait à émerger. Quelque chose de vivant, d'énorme...
Je me tourne vers le Capitaine Janes, les yeux écarquillés.
– Capitaine, je détecte une présence à l'intérieur de l'astéroïde.
Janes fixe les échos TriSonar avec une intensité renouvelée, ses pensées tournent à toute vitesse.
– Préparez-vous à l'atterrissage, mais soyez prompt à agir rapidement si quelque chose ne tourne pas rond.
– Je m'en occupe boss ! S'exclame Djed toujours aux commandes. Kappa ! J'ai besoin de tes compétences au co-pilotage.
– Je suis ton homme ! s'exclame Kappa en s'installant au poste de pilotage adjoint.
Djed déploie les plaques antigrav le long de la coque et entame des manœuvres délicates.
– Alignement sur l'axe principal. Rotation du vecteur de lacet… Azimute 310, dévers 15° gauche... Vitesse de rotation verrouillée. Synchronisation en cours.
Ses doigts volent sur les écrans tactiles, optimisant chaque paramètre.
Dehors, par la baie d’observation, j’observe l’astéroïde se stabiliser. Seule la voûte étoilée tournoie tandis que les ombres rampent sur la surface grise du rocher.
– Amorce de la descente, annonce-t-il. Freins antiGrav au taquet. Kappa, compensation à tribord, ce caillou tangue comme un ivrogne !
Grâce à leur parfaite coordination, le Molly se pose en douceur sur la piste déserte de la base de vie.
– Beau boulot les gars ! s'exclame Janes. En scaphandres et armez-vous, on va voir ce qui se trame. Adda, tu restes pour surveiller le monitoring.
Tandis que l'équipe se prépare, je m'installe au poste de surveillance. Astérion vient poser sa tête sur mes genoux en signe de réconfort.
Dix minutes plus tard, le sas s'ouvre, et l'équipe d'intervention sort, armes au poing.
Nerveusement, je scrute les écrans tandis que l'équipe progresse vers la base, dans un silence de mort. Sous leurs pieds, la surface caillouteuse de l'astéroïde est nappée d'une lueur bleutée irréelle.
C'est la nébuleuse de l'Âme et du Coeur qui diffracte ainsi sa lumière, immense nuage d'hydrogène ionisé par ses jeunes étoiles en formation. Ce halo prismatique confère à leur progression des allures irréelles.
– “...Sous les feux d'un aurora”, commence Kappa. “Splendide et terrifiant à la fois” !
Janes poursuit le poème, avec recueillement.
– “… Sous les feux d'un aurora,
flamboie un paysage lunaire, si troublant,
… Sous les feux d’un aurora,
dansent les lampyres mordorés, sans pareils...”
Djed conclus, murmurant presque :
- “...Sous les feux d’un aurora,
l'horizon scintille, un voile argenté,
Où la magie du ciel s'expose sans fin...”
Ces vers, je les connais moi aussi. Ce sont ceux de Lysandre Nova ! La première Naviborg à s'être aventurée dans le subespace, à bord du Stadust, le tout premier navire équipé d'un moteur à Matière Noires..
“Aurore Céleste”, dis-je, émue.
Dans mes écouteurs, leurs respirations résonnent dans l'oppressant silence tandis qu'ils progressent entre les débris. Partout, les stigmates d'une violente bataille.
– Ça a canardé sec ici ! Commente Kappa. Joe a dû leur montrer de quel bois il se chauffe.
En effet, les défenses ont été pulvérisées. Je distingue sur l'écran les restes d’armes automatiques, tordues par des explosions. Plus loin, un Mécanoïde d’assaut git dans une mare d'huile gelée, troué de toutes parts.
– Ce pauvre diable a été criblé comme une passoire, fait remarquer Djed. Ces sales pirates ont dû le regretter amèrement...
Ils passent devant les tourelles dont les chargeurs gisent à terre, vides de toute munition. Elles ont tiré jusqu'à la dernière balle.
Au sol, des impacts de lasers ont vitrifié le régolithe en cratères rutilants. Des douilles jonchent le sol par centaines.
Plus loin, la carcasse d'un petit astrojet témoigne de la violence des échanges. Son cockpit a explosé sous l'impact, ne laissant qu'un amas de débris carbonisés.
– Des Slunks ! Annonce Kappa de sa voix métallique en soulevant, d’une main, un morceau de carlingue marqué de symboles tribaux. Si ma mémoire est bonne, il s’agit du clan Zeekii ! Des charognards !
– Joe leur a réservé un sacré comité d'accueil, commente Djed.
– Oui, renchérit Janes. Mais à en juger par les dégâts, il a dû y laisser des plumes...
Son ton laisse transparaître son inquiétude. Les preuves de la férocité du combat sont sans appel. Combien de temps Joe a-t-il pu tenir face à ce déluge de feu ?
– Activez vos détecteurs, ordonne Janes. Il reste peut-être des Slunks, ou des droïds d’attaque, tapis dans l'ombre...
Ils reprennent leur progression, tous sens en alerte, prêts à faire face à une possible embuscade.
Enfin ils atteignent l'entrée verrouillée de la base de vie. Janes compose rapidement le code d'accès de Joe.
– Ce vieux croûton n'a pas changé ses habitudes !
La lourde porte blindée coulisse, révélant l'obscurité abyssale à l'intérieur.
– Pas d'électricité, je m'en occupe patron ! lance Kappa avant de disparaître.
– Djed, tu inspectes les dômes hydroponiques. Moi je vérifie les quartiers de Joe. Restez en contact permanent avec Adda.
– Reçu Bossman ! répond Djed avant de s'enfoncer à son tour dans la pénombre du complexe souterrain.
Balayé par les fins halos de leurs lampes, la base semble désaffectée depuis des semaines. Son atmosphère, silencieuse, est des plus sinistres.
Soudain, de sourdes secousses sismiques agitent mon moniteur. Astérion se rapproche de la baie d'observation et grogne, en fixant un point à l'extérieur.
– Bossman, secousses sismiques, je préviens à la radio !
– Reçu Adda, merci pour l'alerte ! me répond Janes. On termine notre inspection et on se replie illico.
Les pulsations telluriques s'amplifient ! Mon instinct me crie qu'un terrible danger rôde. Mais je suis impuissante, priant pour leur retour avant qu'il ne soit trop tard.
Les écrans restituent leur progression dans les couloirs sinistres.
Djed progresse dans le dôme hydroponique, oppressé par l'atmosphère humide et la végétation foisonnante qui rendent son avancée ardue.
– C'est la jungle ici! Ça doit faire des semaines que c'est à l'abandon, commente-t-il.
Soudain, un cri effroyable déchire le silence. J’aperçois les mains de Djed. Il brandit son arme, fouillant du regard la végétation luxuriante.
– C'était quoi ce bruit infernal ?
Prudemment, il progresse entre les hautes herbes et les arbustes tropicaux, vers la source du cri. Soudain, une forme sombre surgit d’entre les troncs, une tête chargée de cornes, fonçant droit sur lui ! Djed trébuche en reculant, doigt crispé sur la gâchette. Sa caméra s’éteint brutalement, avec un bruit de parasites… Mon cœur cogne à tout va !
– Djed ! Djed !
Mais c’est son rire que j’ai pour réponse, suivi d’un cri aigu et tremblant.
- Djed ?
– C'est Franchette ! s'exclame-t-il finalement, soulagé.
Sa caméra se reconnecte et, effectivement, la forme qui se jette en bêlant sur lui n'est autre qu'une chèvre domestique. Fanchette, la biquette de Joe. Abandonnée, ses pis sont douloureusement gonflés.
– On dirait que tu t'es fait une petite amie mon grand ! plaisante Janes à la radio.
Djed marmonne, mal à l'aise sous leurs taquineries.
– Je ne vais pas pouvoir poursuivre mes investigations plus avant ! Franchette est mal en point, je dois m’occuper d’elle.
Il inspire un grand coup et se résout à traire précautionneusement la pauvre bête reconnaissante. Ses gestes sont empreints de douceur. Derrière mes écrans, je sourit, attendrit.
– Bon, je m'occupe de Fanchette et je vous rejoins. Terminé, annonce-t-il pour clore le sujet, gêné.
– Allez ma belle, tonton Djed va s'occuper de toi. Ce vieux Joe m’en voudrait si je te laissais dans cet état.
Malgré sa pudeur, Djed a montré sa véritable nature sensible et attentionnée. Sous ses dehors rudes et fanfarons se cache un cœur tendre, toujours prêt à aider les plus démunis.
Janes atteint les quartiers désertés de Joe. Les pièces, en désordre, sont abandonnées. Les réserves de nourriture et d'oxygène ont disparu.
Fouillant méticuleusement les lieux, elle tombe sur le journal de bord du mineur. Mais la batterie est à plat.
– Kappa, j'ai besoin d'électricité pour le journal de Joe ! Où en es-tu ?
Aussitôt, la base reprend vie. Les lumières clignotent une à une dans les coursives.
– Yes patron, toujours à votre service ! répond Kappa, guilleret. On fonctionne sur les générateurs de secours. Je vais redéployer le champ de force.
Janes allume alors le précieux journal. L'image d'un Joe amaigri et au regard halluciné apparaît. Ses propos sont décousus, inquiétants. Mais ce qui me saisit, c'est qu'il parle de lui à la troisième personne...
– Il ne sait plus quoi faire... Les voix ne le laissent plus tranquille, marmonne-t-il. Elles lui disent de désactiver le bouclier, alors il a obéi. Mais maintenant les étoiles murmurent aussi. Elles l’avertissent du danger, oui... Le jour arrive bientôt ! Il l'a trouvé... Oui, il est allé là-bas, tout au fond, hihihihi... Il s'est faufilé dans l'ombre et là il l'a vu ! Dès qu'il l'a touché, il a compris ! Maintenant il sait... Chuuut ! C'est un secret ! Alors il faut l'aider, oui... Il faut tout arrêter, touuut ! Hier, il a coupé le champ de force... C’est pour l'aider… L’aider à sortir, vous comprenez, vous comprenez, vous... ? Il n'a pas le choix ! C'est son destin... Son destin, à lui !"
La voix s'estompe, dans un murmure indistinct, un délire paranoïaque qui me glace le sang, un esprit sombrant irrémédiablement dans la démence...
Janes éteint la vidéo, mal à l'aise. Ce n'est plus le Joe, fier et robuste, qu'elle connaissait. Juste une loque tremblotante et déséquilibrée.
– Ce n'est pas normal, commente Kappa. Ce vieux briscard solide comme un roc qui pète les plombs du jour au lendemain... Vous pensez que c'est lié à l’attaque des Slunks, Bossman ?
– Aucune idée ! répond sombrement Janes. Mais il a manifestement perdu l'esprit avant de disparaître. Restez sur vos gardes, tous.
Autour de moi, les lumières de la console clignotent paisiblement. Astérion s'étire et baille, indifférent à mes angoisses. Je me concentre sur les données qui défilent devant moi, tentant d'oublier ce qui est arrivé à Joe.
Soudain, j'entends un murmure indistinct. Je sursaute et regarde autour de moi. Rien. Juste le ronronnement familier des machines. J'ai dû rêver... Secouant la tête, je me replonge dans mon travail.
– C'est terrible ce qui est arrivé à Joe, soupire Kappa.
Djed acquiesce gravement.
– Oui, ce genre de crise de folie est si soudain... J'espère que ça n'arrivera à personne d'autre.
Je frissonne à cette idée. Pourtant, un pressentiment me souffle que quelque chose ne tourne pas rond dans cet astéroïde maudit.
Mais le murmure revient, un peu plus fort cette fois. Astérion dresse les oreilles et renifle l'air, inquiet.
– Tout va bien mon grand.
Je lui caresse le flanc pour le rassurer. Le murmure n'est que le fruit de mon imagination, trop de stress...
Pourtant, il grandit, se fait plus clair. On dirait une plainte lointaine, étouffée. Mon cœur s'emballe malgré moi. Le chien gémit et tourne en rond, nerveux.
"Adda..."
Je sursaute. On a prononcé mon nom ! Je scrute la pièce vide. Rien. Personne. Suis-je devenue folle ? Je place ma console en attente d’instruction et je me dirige vers la cambuse, espérant qu’un Metacoff chassera ces voix de ma tête. Astérion trotte à mes côtés, inquiet.
"Adda..."
La voix envoûtante résonne à nouveau.
"Adda, écoute-moi. Il faut le sauver, lui permettre de vivre, le libérer avant qu'il ne soit trop tard..."
Ses paroles me glacent le sang mais je résiste. Ce n'est qu'une hallucination...
"Adda, le temps presse ! Viens, suis-moi !"
La voix se fait plus pressante, impérieuse. Prise de panique, j'appelle la capitaine Janes mais seul un grésillement me répond.
"C'est inutile... Suis-moi, Adda, viens voir la vérité..."
Autour de moi, les murs de la cambuse se brouillent. Des visions de la mine défilent. Le vieux Joe hagard, des galeries obscures, un éboulement...
La voix résonne partout autour de moi, elle emplit mon esprit. Mon corps ne m'appartient plus. Je me retrouve dans le sas, en scaphandre, sans savoir comment.
"Oui, nous y sommes presque... Appuie sur le bouton, Adda. Viens me rejoindre !"
Mes gestes ne m'obéissent plus. Avec horreur, je vois ma main activer le sas. La porte s'ouvre sur le vide glacial.
"C'est bien, Adda... Suis-moi dans les ténèbres, le temps presse..."
Paralysée, je lutte mais mon corps avance malgré moi sur la surface astéroïde. Seul l’ombre massive d'Astérion qui me suit me rappelle qu'il me reste un espoir...
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