Entre amies
Le ciel n’a pas son pareil pour faire la girouette. Il est comme les cœurs amoureux, comme la tension exercée par un esprit trop prolifique en pensée, comme la vibration de deux âmes qui ne s’oublient pas.
Je regarde ce ciel qui n’est jamais le même. Toujours dans ce mouvement d’en avant. Je le fais, tout en écoutant Maureen lire les premières pages de mon dernier chapitre. Elle est pour l’heure une merveilleuse bêta-lectrice. Son avis est tellement important. Elle n’en a pas la notion ni la valeur. Elle ne sait pas, parce qu’elle n’écrit pas. Cependant, Maureen comprend aisément que j’en ai besoin pour proposer le meilleur à mes lecteurs.rices. Une critique constructive est le début d’un futur beau chemin.
Je n’ai pas arrêté d’écrire. Et surtout, je n’ai pas abandonné. Pas une fois. Je crois que ça ne s’arrête pas ce genre de passion, notamment quand on est libéré des remarques des autres sur notre vie et nos choix. Sur nos galères et notre lenteur. Ma passion a pris la forme plus palpable d’une vocation, d’un amour trop grand pour être ignoré. Je n'arrêterai plus de faire ce que j’aime. Je me le suis juré, et ça, même si un jour je dois trouver un autre emploi, même si je dois marcher sur un autre sentier. J’ai appris quelques rouages sur le bonheur. Je continue mon apprentissage. Je le continuerai tout le reste de ma vie.
J’écoute Maureen avec un bras sous la tête et une main sur mon ventre, allongée sur une natte dans son sublime jardin.
« …Je suis touriste dans les pays qui ne m’ont pas vu naître.
Je suis touriste dans mon propre pays. Parfois, je le suis, dans la ville qui m’adopte.
Je ne suis qu’un être éphémère sur une planète qui m’accueille le temps d’un voyage.
Je ne suis qu’un voyage, qu’une voyageuse apprenant l’espace et le temps.
Chaque voyage est une expérience. Le voyage, je l’ai commencé en sortant de chez moi, un jour trop ensoleillé pour déprimer. J’ai appris à voyager en moi, dans les étranges recoins de mon imagination. Je crois qu’il est bon de le savoir, de l’intégrer et de marcher en respectant chaque respiration, chaque voyage, qu’il se fasse intérieurement ou extérieurement.
La force des armes, du sang et des soumissions ne me fera pas oublier le mot voyage. Où que je sois, je peux m’inventer une porte vers un lieu insoupçonné. Ainsi, même dans cette cave, je ne suis pas tout à fait là.
Mon père serre ma petite sœur dans ses bras. J’entrevois l’âme de notre mère au-dessus d’eux. Elle me sourit. « Tout ira mieux, crois-moi », semble-t-elle me promettre. Les bombardements reprennent alors je pense au passé. Il y a cinq ans, j’avais quatorze ans et nous étions parties en vacances. C’était un moment magique que mon père m’avait juré de renouveler. Il nous avait dit à ma sœur et moi : « Vous, mes deux étoiles, vous irez partout. Parce que les gens qui pensent aiment voler. » Un tremblement agite le sol et le plafond. Je respire profondément et ferme les yeux pour voir la véritable forme de cette guerre qui tabasse l’air. J’entre dans un nouveau monde, il n’y a ni flamme ni éboulement. Au loin, porté dans le ciel noir, je vois s’allonger un immense oiseau. Son hurlement est comme les bombes qui explosent. Ce n'est que ça ? Une oiseau…
Alors, ça ira. Maman a raison. »
— Dis-moi, Meyane ? Le projet avec ce nouveau roman, c’est de nous déprimer ?
Je ris devant une Maureen complètement retournée, le visage livide. Elle a quitté sa tasse fumante, alors qu’elle raffole de ce thé : verveine, citron, mélisse et sa pointe de piment.
— Dois-je comprendre que tu n’aimes pas cette nouvelle histoire ?
Elle en aurait le droit. Et je ne lui en voudrais pas.
Quelque part, je sais que peu de gens aiment lire la guerre, et cela peu importe comment elle est tournée. C’est souvent O.K. pour les genres de l’imaginaire, c’est-à-dire la guerre avec une part de magie, alors je me suis laissée tenter par ce sujet. Si c’est une histoire entre univers fantastique et onirisme, ça pourrait passer. Je préfère parler de réalisme magique quand je me tourne vers ce roman. Il prend forme et les personnages se mêlent parfois à ma vie. Molna, celle qui vit le pire en gardant les yeux rivés sur les étoiles, cette jeune femme me parle et j’aime l’écouter. J’aime écrire ce qu’elle me raconte. J’aime la retrouver parce qu’elle me fait grandir. Je ne sais pas réellement où je vais avec cette histoire. J’ai juste une folle envie de l’écrire. Bien ou mal, en oubliant que j’ai commencé avec la première personne du singulier, en changeant malgré moi la couleur des yeux de Molna. J’écris une histoire, son histoire, plus que je ne l’écris elle : Molna.
J’ai besoin de ce récit pour le moment. Il parcourra avec moi quelques kilomètres et quelques pays. S’il est de travers, je pourrai le retravailler encore et encore. C’est la magie qu’inspire les mots.
— J’aime, m’assure Maureen en faisant défiler le tapuscrit sur l’écran. Là n’est pas mon problème, mais j’ai l’impression que toute ma vie va être traversée et mise en charpie avec seulement ce chapitre. Et puis, je sais que le lire ne changera rien au monde ou la vie de Molna, et je vais culpabiliser, parce que c’est tout à fait mon genre. Je vais penser aux véritables guerres et aux véritables sujets que tu soulignes : comme la condition des jeunes filles dans ce monde entravé par ces maudites guerres. Et j’ai trop de peine pour la Molna. Et ça me fend le cœur. Et j’ai envie de crier un peu. Tout ça, parce que je n’aimerais pas être dans sa situation. Je détesterais ça ! ça me révoltera et j’en mourrai.
Elle le dit d’une traite, sans reprendre son souffle, la main sur sa poitrine. Ça me fait plaisir qu’elle tienne à mon personnage de cette façon. Qu’elle a envie de pleurer pour lui. Je crois bien que c’est ce qu’on attend des lecteurs.rices, qu’ils.elles s’approprient l’histoire et se rapprochent des personnages pour en faire des amis, des ennemis, ou alter ego.
— Tu joues prochainement dans un mélodrame ? la taquinée-je en pensant à ses cours de théâtre et à sa tirade faite à l’instant.
C’est ce que j’aime si fort chez Maureen. Elle se laisse transporter par les émotions du moment. Elle danse avec elles.
— Parce que tu penses que je n’en serai pas capable ? Sache que mon professeur de théâtre me complimente, très chère.
— Ne serait-il pas charmé par tes grands yeux expressifs ?
Je ris.
Pour avoir vu Maureen sur scène, à son cours de théâtre, je peux affirmer qu’elle ne sait pas jouer. J’étais clairement gêné en la regardant. Rien n’allait : son intonation faussée, la crispation de ses expressions, les gestes tellement amplifiés qu’on aurait pu croire à un sketch ou à un moulin à vent… Mais qu’importe, Maureen le fait pour elle, pour retrouver cette confiance que les turbulences de la vie lui ont fait perdre. Il n’en faut jamais trop pour que la confiance s’éfiloche. Un mot, un acte, même un regard suffisent.
En quittant sa tablette, sur laquelle je lui ai envoyé le fichier et les premiers mots de cette prochaine histoire qui me travaille depuis pas mal de temps, je la vois qui m’épie, la main tenant sa tête. Trop lourde de la prochaine vérité qui sortira de sa bouche. Je redoute étrangement le mouvement de ses lèvres. Elle le sait. Elle devine celui qui préoccupe mes pensées depuis quelques jours, alors que je plonge mon regard vers le ciel. Les nuages s’amoncellent, annonciateurs d’une nouvelle pluie. L’Angleterre en automne, qu’est-ce que j’espérais ?
Je profite du moment et du pique-nique improvisé qui fait pâle figure depuis que nous avons vidé toutes les boîtes de leur contenant. Il y a ce champ laissé à l’abandon que je peux contempler, pas de clients pour nous ennuyer. De toute façon personne n’est autorisé à venir dans ce côté du jardin. C’est l’espace de la maitresse de maison. Son endroit à elle et bien sûr à moi, quand je viens en vacances. Je suis une privilégiée, il ne faut pas déconner.
Depuis que j’ai quitté la Corée du Sud et un homme plus réel que jamais, j’ai trouvé la douceur de ce lever le matin. J’ai retrouvé la part de moi qui s’était noyée il y a bien longtemps.
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