Chapitre 6 - Mensonges au barbecue supplément maïs grillés
Ses frères n’arrêtaient pas de sauter autour de Percy. Son père avait le visage encore rouge d’être passé à côté de la mort. Son cousin ricanait derrière sa serviette. Et son grand-père la dévisageait, sans comprendre la situation.
Tara, assise à sa place habituelle, essayait de ne pas prêter attention aux membres masculins de sa famille. Elle préféra discuter avec sa mère et sa tante, qui avaient eu l’intelligence de changer de sujet.
Percy avait été placé à sa gauche, entre elle et les plus jeunes de la table, c'est-à-dire les jumeaux. Cette place, pourtant peu enviable, ne semblait pas le déranger le moins du monde. Au contraire, le jeune homme se servait allègrement en salade de pommes de terre et grillades de viandes. Et discutait football avec Théo. À croire que les deux avaient le même âge.
Plongée en pleine conversation sur la baisse démographique des tortues de mers, inspirée d’un récent article écrit par sa tante dans un magazine spécialisé, Tara sentie une pression sur son bras. C’était Percy qui lui lançait ce regard de merlan frit dont lui seul avait le secret. Le simple fait de lui faire face énervait la surfeuse. Cet éternel rictus sur ses lèvres rosées et ses yeux bleus plissés, lui donnaient l’air de réfléchir à sa prochaine bêtise. Même les démarcations de bronzage sur sa peau lui étaient insupportables. Pendant qu’elle rougissait comme une écrevisse baignée dans une marmite d’eau bouillante, lui se parait d’un teint mat et doré sans imperfections.
Tara se creusa la cervelle pour se rappeler pourquoi elle lui avait demandé à lui de jouer son petit ami. Parce qu'à part tes amis, que ta famille connait déjà, tu n’as personne d’autre ? Ah oui, c’est vrai… Et c’est bien triste, meuf. Oui, bon, c'est bon, le jugement de soi !
Percy se pencha vers elle. Ça aussi, il fallait qu’il arrête. Certes, elle était plus petite que lui, mais ce n'était pas une raison pour se mettre à sa hauteur à chaque fois. À présent, il était si proche qu’elle sentait la manche de sa chemise caresser son épaule nue. Elle allait lui dire de reculer quand une douce odeur de monoï parvint jusqu’à elle. Elle s'abstient de dire quoi que ce soit.
En tout cas, elle ne pouvait pas lui reprocher de ne pas y mettre du sien, il s’était même parfumé pour l’occasion. Il devait sacrément en pincer pour Maïa, pour aller si loin dans la mascarade.
— Tara, l’appela-t-il à voix basse. Tu peux me passer le maïs grillé, s’il te plaît ?
Elle ne s’en était pas rendue compte jusque-là, mais son cœur battait plus vite que d’habitude. Tara lança une œillade meurtrière vers Percy tout en lui tendant le plateau. C’était quand même pas cette tête de blobfish qui lui faisait cet effet-là ? Pitié, tout, mais pas ça !
Elle préférait encore croire que cette fausse Aphrodite lui avait lancé un sort avec ses pouvoirs divins de l’amour, plutôt que d’être attiré par… ça ! Et comme pour appuyer sa répudiation, Percy engloutit la moitié de son maïs d’un simple coup de mâchoire. Des morceaux jaunes collaient au beurre badigeonné sur ses joues. Tara laissa échapper un soupir exaspéré. À côté, Théo et Tiago avaient la même tête huileuse de gras.
Définitivement, pas moyen qu’elle le trouve attrayant.
— Bon, Tara, on a tous été assez polis comme ça, commença son cousin en posant sa serviette sur la table, d’un geste lent et théâtral. Maintenant, tu nous expliques comment tu nous sors un copain de ton chapeau, pile au moment où grand-père Jo’ veut prendre sa retraite ?
— Je vois pas le rapport, répondit Tara du tac-au-tac, les bras croisés et le regard dédaigneux.
— Me l’a fait pas à l’envers ! C’est pas parce que t’es soi-disant casée qu’il va te donner La Cabane.
— Et c’est pas parce que Monsieur “je porte toujours une chemise, même sous 40°C à l’ombre” a fait des études de commerce, qu’il va te la donner !
— Ouais, mais, moi au moins…
— Suffit ! tonna la voix de grand-père Jo’. On passe un agréable moment en famille, alors ne venez pas gâcher ce déjeuner avec cette affaire. Surtout qu’on a un invité. Alors, mettez votre égo de côté, tous les deux.
Et il insista tellement sur les trois derniers mots que le cœur de Tara se serra comme un fruit que l’on pressait pour en sortir le jus.
— Et donc… Percy, c’est ça ? Que fais-tu dans la vie, mon grand ? poursuivit grand-père Jo’ en reprenant son ton jovial habituel.
À l’entente de son nom, Percy arrêta de lécher ses doigts couverts de beurre.
— Oh ! Je suis encore étudiant. En management plus précisément, même si, pour être honnête, je n’ai toujours pas compris en quoi ça consistait après bientôt trois ans, plaisanta-t-il.
Sa boutade fit mouche pour presque toute l’assemblée, sauf pour Kale, le père de Tara et le cousin Sylvain qui levait les yeux au ciel.
— Et que fais-tu avec ma fille ? interrogea le père de famille, dans la même position que Tara un peu plus tôt, bras croisés et regard assassin.
Cette fois-ci, ce fut au tour de Tara de s’étouffer avec sa boisson. Elle toussa, peinant à retrouver sa respiration. Dans son dos, elle sentit la présence de la main de Percy, mais le jeune homme se ravisa de la toucher et lui proposa une serviette en papier, à la place.
— Ce que Kale essai de dire, reprit sa femme en tapotant le bras de son mari, c’est comment vous êtes vous rencontrez ? Tara est tellement discrète sur sa vie sentimentale alors, nous sommes tous très curieux.
Super, maintenant, sa mère s’y mettait aussi.
Percy resta un instant silencieux. Il entrouvrit la bouche, remua les lèvres, cherchant ses mots. Ses doigts tapotaient le bout de sa fourchette. De son côté, Tara donnait des petits coups de tête pour lui intimer d’inventer n’importe quoi.
— On s’est rencontré il y a quelques mois, finit-il par sortir en relevant la tête.
Premier mensonge, pensa Tara. Il se connaissait depuis moins d’une semaine.
— Je travaille dans le bar-restaurant de l’Aigue-Marine, juste à côté de votre Cabane, monsieur, précisa-t-il à l’attention de grand-père Jo’. Je profitais de ma pause pour regarder la mer et au loin, j’ai vu une jeune femme encerclée par deux hommes.
Ça, c’était vrai, en revanche.
— J’ai accouru vers eux, un plateau dans les mains, prêt à me battre ! poursuivit-il sur sa lancée.
Encore un mensonge. Tara se souvenait très bien. Il était arrivé sans se presser, une main dans les cheveux, l’autre tenant son verre de thé glacé.
— Mais j’ai à peine eu le temps de répliquer, que Tara jouait déjà les ninjas. D’un coup de pagaie bien placé, elle a assommé les deux gars, comme ça ! et il se leva et l’imita en faisant des grands gestes de bras. BIM, BAM !
Là, la fiction surfait sur la réalité. De un, elle n’était pas une ninja. Et de deux, elle ne les avait pas assommés. Même si elle aurait bien aimé.
— Bon bien sûr, j’ai tout de même fait fuir ses deux gros lourdauds. Il n’avait pas d’autres choix, en voyant ma carrure, dit-il en gonflant les muscles de ses bras, ce qui eut pour effet immédiat de faire rire les jumeaux.
Mensonge, encore une fois. Enfin, celui-ci servait surtout à amuser la galerie.
— Et ensuite ? demanda sa tante Diana, toujours aussi friande d’histoire en tout genre.
— Ensuite, je lui ai fait face, continua-t-il en posant sa main juste à côté de celle de Tara et en la fixant droit dans les yeux. Et même si elle venait de mettre deux gorilles K.O, je n'ai pas pu m’empêcher de la trouver… très mignonne.
Si Tara ne savait pas qu’il mentait, elle aurait presque pu le croire. Il arrivait même à rougir sur commande. Ce type était effrayant.
Il la frôlait à peine, respectant son pacte de ne pas la toucher. Malgré cette séparation, le cœur de Tara n’avait de cesse de bondir dans sa cage thoracique. Il jouait un peu trop bien l’amoureux au goût de la surfeuse.
— Enfin, continua-t-il, j’aurais mieux fait de m’abstenir ce jour-là, car dès que je me suis trop approché, elle m’a jeté un verre de thé glacé en pleine figure.
Tous s’esclaffèrent autour de la table. Le bougre avait même réussi à dérider Kale qui se fendait la poire, tourné vers sa fille.
— Y a pas plus Tara que ça, s’exclama ce dernier en essuyant une larme au coin de son œil. Et tu as continué de l’approcher, même après avoir pris une douche de thé ?
Percy détacha son regard de celui de Tara et piqua sa fourchette dans une tomate en tranches.
— Disons que c’est une force du destin qui nous a réunis, répondit-il de son air malicieux. C’était un moment magique… quasiment divin, insista-t-il. Connaissez-vous Aphrodite ?
— OK ! le coupa Tara avec précipitation. Je crois qu’ils ont compris Percy. Notre rencontre était incroyable, tout ça, tout ça ! Mais…, elle fit mine de regarder l’heure sur son téléphone. Tu ne m’avais pas dit que tu travaillais au bar cette après-midi ? Tu vas être en retard.
Et elle se leva, invitant Percy à la suivre.
— Oh, non ! Reste ! supplièrent Théo et Tiago, chacun empoignant une manche de chemise de Percy.
Ce dernier encercla les deux garçons dans ses bras et leur ébouriffa les cheveux. Tara avait bien précisé de ne pas faire ami-ami avec ces deux-là, c’était pour une bonne raison. Ses petits frères s’attachaient trop facilement aux gens et aux animaux errants. Restait à savoir dans quelle catégorie ils mettaient Percy.
— Ne t’inquiète pas. Zia Sienna à l’habitude de mes retards. Et puis je l’avais prévenu que je déjeunais avec toi et ta famille. En plus, on n’a même pas mangé le dessert ! Je veux faire honneur à la glace au melon de ton oncle !
Et comme si la mention du dessert glacé l’avait invoqué, son oncle Ulysse apparut de la cuisine extérieure, un plateau garnis de coupes d’un orange pastel, rehaussé de feuilles de menthe. Grand-mère Ma’, derrière lui, apportait une carafe de citronnade maison.
— J’insiste ! persifla Tara. Je te raccompagne.
Elle le prit par le bras et une fois debout, le poussa dans le dos vers la sortie.
— Attends Percy ! lança Ulysse. Prends une glace. Tara me ramènera la coupe plus tard.
Percy accepta avec joie la glace tendue ainsi que la cuillère. D’un signe de la main, il salua la famille O’Hara et se dirigea vers son scooter, garé à l’entrée. Il avait à peine mis un pied sur le trottoir, qu’il avait déjà engouffré une cuillère pleine de glace et montrait un pouce en l’air à Ulysse.
Tara marcha sur ses pas, avant d’être tirée en arrière par son grand-père. Le vieil homme lui pinça la joue, un sourire serein lissant les rides de son visage buriné par le soleil.
— Je l’aime bien ce garçon. Ça me rassure de te savoir en bonne compagnie, ma crevette. Et puis… des études de management ! Il doit bien connaître le monde des affaires. Ça pourrait t’aider dans le futur, souffla-t-il à l’oreille de sa petite fille.
Et il ponctua sa confidence par un clin d'œil.
Tara, une vague de bonheur dans le corps, enlaça son grand-père et lui claqua un bisou sonore, avant de partir à la suite de Percy.
Ce déjeuner avait été horrible, angoissant et franchement très gênant, mais elle avait eu ce qu’elle voulait : des points bonus de grand-père Jo’ pour récupérer La Cabane ! Elle devrait penser à remercier Percy.
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