La silhouette -1

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"Il sentait l'alcool."

C'est la première chose que je trouve à dire. Le stylo de Madame Monier n'écrit plus. Du coin de l'oeil, je le vois suspendu au-dessus du carnet de notes qu'elle pose sur ses genoux. Je fixe ses derbies noires usées aux pointes qui ont arrêtés de se balancer. Elle fait toujours ça quand on s'attaque aux "vrais" sujets : elle arrête de bouger. Comme si le moindre de ses mouvements risquait de m'interrompre ou de me faire peur.

"Ca prenait au nez. Je dirais bien qu'il "puait" l'alcool, mais ça serait pas gentil. Mais ouais, il sentait fort quoi."

Initiallement, j'ai pris le premier rendez-vous parce que mon travail m'angoisse. Parce que je ne me sent pas en phase avec mes collègues. Ni avec mes amis d'ailleurs. Ou ma famille. Et aussi un peu parce que j'ai des hallucinations, mais ça, elle est pas encore au courant. On a enchaîné les scéances, on a parlé de ma vie, de ce sentiment d'angoisse et d'étrangeté qui me colle à la peau depuis que je suis gamine. Un ressenti assez banal si j'en crois ce qu'elle me dit. Mais quand je touche du doigt quelque chose d'important, elle ne dit rien. Elle s'immobilise et elle attend.

"Je me souviens plus de son visage. Je m'en rappelle comme d'une espèce de masse sombre."

Je sais pas pourquoi j'ai décidé d'aborder ça avec elle. J'ai l'impression qu'on avance plus vraiment depuis quelques semaines, alors j'ai voulu changer de sujet. Et c'est la première chose qui m'est venue. Comme un vieux dossier poussiéreux qu'on aurait préférer oublier mais qu'on vient de se laisser tomber sur le petit doigt de pied.

"C'était un jeudi matin, super tôt, il faisait encore nuit. On était en novembre, ma première année de fac, et j'arrivais toujours bien avant le début des cours."

Si j'avais été moins sérieuse et moins stressée par mes résultats, ma vie aurait peut-être été très différente. J'avais raté la soirée d'intégration, dejà plongée dans les livres de la bibliothèque universitaire. Ensuite, j'ai découvert que rencontrer du monde dans un amphithéatre de mille personnes, c'est difficile. Alors, j'errais seule dans les couloirs dès l'aurore pour réviser.

"Je lisais adossée à un mur. Et d'un coup..."

J'arrive même plus à regarder ses derbies. La fenêtre, c'est plus facile. Elle me laisse un peu m'échapper. Madame Monier c'est pas pareil, elle est si attentive que c'en est oppressant. J'ai un peu peur de me ridiculiser en lui parlant de ça, elle a dû en entendre des tellement affreuses. Mon affaire à moi, elle est toute simple finalement. J'ai du mal à poursuivre. J'ai jamais raconté cette histoire, par quoi je suis censée commencer ? Il y a tant à dire et si peu à la fois.

"Je l'avais pas vu arriver. Ni entendu. Il a attrapé mon livre. Pas méchamment ! Juste... Je crois qu'il essayait d'attirer mon attention."

La fenêtre, c'est définitivement plus facile. Ca donne l'illusion de parler dans le vide. On oublie que quelqu'un écoute, note, analyse, et juge.

"Il tenait pas méga droit, j'ai cru qu'il était malade. Et là... Ouais, j'ai senti l'alcool."

Je l'entend décroiser les jambes et poser son stylo. Ca y est, je suis lancée, elle bouge.

"Il devait rentrer de soirée. Enfin, j'imagine... Je vois pas trop ce qu'il faisait à la fac dans cet état-là sinon."

Plus un mouvement. Plus un bruit. Elle s'est effacé à nouveau. Partir en conjecture, c'est ma meilleure technique d'esquive. Quand je l'utilise avec les autres, ils se laissent prendre au piège. Ca fait croire qu'on est investi dans ce qu'on raconte, qu'on y réfléchit vraiment, et qu'on le partage avec qui nous écoute : qu'on s'ouvre. Mais ça permet juste de ne pas évoquer le plus important. De se cacher en pleine lumière. Madame Monier, elle tombera pas dans le panneau visiblement.

"J'ai fermé mon livre et je lui ai demandé si il avait besoin d'aide."

Je pourrais me lever et partir. Rien ne m'en empêche techniquement. Je sais pas trop ce qui me maintient écrasée au fond du fauiteuil, le prix de la séance peut-être.

"Je sais pas ce qu'il s'est passé. Tout est noir dans ma tête, j'ai plus l'image. Je me souviens juste de l'odeur."

Je ferme les yeux. Parler à une fenêtre, ça fonctionne bien, mais parler au néant, c'est encore mieux. Plongée dans le noir, j'ai aussi le sentiment d'y être. Les sensations reviendraient presque aggresser mes narines et ma peau.

"Et de ces mains... De sa langue..."

J'ai la gorge sèche. Mes ongles sont plantées dans mes bras.

"J'ai pas bougé. Je comprenais pas. Je me souviens de le sentir aggriper mes hanches et ma poitrine, mais j'arrivais pas à bouger. Il léchait mon cou, c'est quand il m'a mordu que j'ai voulu réagir."

Je bascule la tête en arrière jusqu'à la reposer sur le dossier. En rouvrant les yeux, je me concentre sur le plafond. Je revis la scène. Je revis ce sentiment d'être brusquement réveillée.

"J'ai pas réussi. J'ai pas pu."

Ce sentiment d'être aussi impuissante qu'en étant endormie.

"Ca va vous paraître bête..."

J'aimerai continuer, mais je suis aussi paralysée que dans ce souvenirs. Le silence s'étale. Je l'entend qui reprend son stylo et qui s'avance sur sa chaise. Elle a dû comprendre qu'on en arrive au coeur du problème. Elle se tient prête à dégainer. Mais j'y arrive pas. J'ai un des mes plus gros regret sur le bout de la langue, prêt à jaillir, mais j'ai si honte. J'y arrive pas.

"Dites-moi."

C'est aussi pour ça que je l'aime bien Madame Monier. Elle a pas peur de me bousculer. Son ton est posé, neutre, mais insistant. Comme un encouragement délicat. J'inspire et j'expire lentement.

"J'avais peur de lui faire mal."

Je tourne le regard vers elle et je la regarde droit dans les yeux. Je la met au défi de me juger. En bien. En mal. Peu importe. Je me suis déjà traitée de tous les noms toute seule, merci. Je m'attendais à tout. Un regard de pitié face à ma stupidité, de tendresse face à ma candeur, d'amusement face à mon ridicule. Mais non, Madame Monier me regarde simplement, comme pour dire "je vous vois".

"Je veux faire de mal à personne."

Petite, on m'a toujours félicitée d'être gentille, et grondée quand j'étais méchante. Pas insulter, pas crier, pas frapper. Même quand on vous insulte, qu'on vous crie dessus, qu'on vous frappe, il faut réagir en adulte. Rendre les coups c'est se laisser atteindre et s'abaisser au niveau de l'autre. Faire du mal, c'est manquer de respect envers l'autre, mais aussi envers soi.

"Quelqu'un est arrivé au bout du couloir à ce moment-là. Je sais pas trop comment il a compris, mais il a attrapé le gars par le col du T-shirt et il l'a tiré."

Je fais le geste avec ma main pour lui montrer. Je reprend mes mouvements, je me libère.

"Je me souviens plus trop, mais j'ai dit "merci", et je suis partie. C'est tout. C'était fini."

Elle me regarde toujours. Elle acquiesce doucement. Elle repose son stylo. Et puis soudainement, je ne vois plus ses yeux noisettes.

"C'est la première fois que vous craquez, non ?"

Les larmes coulent doucement le long de mes joues. Elle a raison. En plusieurs mois de thérapie, c'est la première fois que les vannes s'ouvrent. Elle me sourit. Visiblement, c'est bien. Elle me laisse pleurer, comme si c'était important d'acceuillir ma peine. Elle fini quand même par me tendre les mouchoirs posés sur la table basse quand mes lunettes receuillent des goutelettes salées qui troublent ma vision.

"Je veux faire de mal à personne."

Répéter ces mots, c'est me protéger. Je suis quelqu'un de bien. C'est pas moi le problème.

"Mais j'aimerais tellement lui en avoir fait. J'ai si honte d'y penser."

C'est peut-être moi le problème. C'est sûrement moi le problème. C'est pas mon travail, mes collègues, mes amis, ou ma famille. On en parle depuis des mois, et ça n'aboutit à rien. Le regard confiant de Madame Monier me confirme qu'on a enfin touché un sujet qui fâche. En fait, cette histoire, c'est juste le jour où j'aurai pu réaliser un des trucs qui me pourrissait la vie. Mais il aura fallu que je la raconte à une psy dix ans plus tard pour mettre le doigt dessus.

"Ceux qui m'ont blessé, j'arrive pas à leur en vouloir. J'arrive pas à me défendre. Parce qu'on ne m'aimera pas si je suis méchante."

Et j'ai tant besoin qu'on m'aime.

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