La silhouette - 2

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"La dernière fois, on en était restées sur le fait que vous ne vous étiez pas défendue. Vous avez évoqué que ça pourrait être lié à cette idée qu'on ne pourrait vous aimer que si vous êtes gentille. Maintenant, je vous propose qu'on reprenne le fil depuis le début. Comment vous vous sentiez à l'époque, juste après ?"

À l'époque, l'incident du couloir c'était juste une anecdote un peu ridicule. C'était la vanne du "mec bourré qui a tenté un truc". Je la sortais en soirée avec les anciens copains du lycée que je revoyais à l'occasion, pendant les vacances. Quand j'en arrivais à la partie du "j'ai pas bougé, j'ai pas compris", c'était avec un grand sourire et un ton moqueur. Je savais pas trop quoi en penser, mais tout le monde riait, alors ça n'avait rien de grave. En parallèle, je m'inquiétais. Si l'inconnu qui m'avait sorti de ce mauvais pas n'était pas arrivé, est-ce que j'aurais laissé faire ? Et plus j'y repensais, plus je me dégoutais moi-même...

"Vous savez, de ma vie, c'est le premier à m'avoir désiré."

 Madame Monier gribouille sur son carnet. Elle me jette un coup d'œil, et gribouille encore. Je sais pas ce qu'elle a vu, mais elle a vu quelque chose. Ses ongles impeccablement manucurés tapotent ses notes, un point précis. C'est important. Nos regards se croisent. Elle hoche un peu la tête en fermant les yeux, comme pour m'indiquer qu'elle a compris et qu'elle attend la suite. Ça m'énerve. "Comment vous vous sentiez ?", qu'elle a dit. Comment veut-elle que je me sois sentie ?

"Je savais pas quoi en penser, moi ! J'avais le sentiment de m'être fait marchée dessus, et en même temps je pouvais pas m'empêcher d'être un peu... flattée ?"

 J'ai fait des grands gestes très agressifs. Je m'en sens instantanément coupable, c'est pas comme si elle y était pour quelque chose. Pas besoin de s'en prendre à elle. Je me ratatine sur le fauteuil et je coince mes mains entre mes cuisses, ça m'évitera de nouveaux exploits. J'ose plus la regarder, j'ai trop peur de lire du dégoût ou de la peine dans ses yeux. Elle est là pour m'aider, mais c'est pas évident comme exercice de faire face à ses contradictions. Je souffle lentement en affaissant mes épaules pour finir de me calmer.

"J'ai jamais été belle... Plus jeune, on se moquait de moi parce que j'étais trop grande, ou trop grosse, parce que j'avais de l'acné. J'avais des grosses lunettes sur le nez et les cheveux gras. Bon, ok, on a tous été ado, mais ouais, on m'a bien fait comprendre que j'étais laide."

 Il y a des rires qui ne vous quittent jamais. Ceux des autres qui pointent du doigt vos erreurs de style, de langage, d'apparence. Et ceux encore plus terribles qui accueillent vos piètres tentatives de vous défendre. J'étais loin d'être conne, mais j'avais aucune répartie. Je finissais bien par trouver de quoi répondre à leurs moqueries, mais c'était le soir, dans mon lit, quand ça n'avait plus d'importance. Et le lendemain matin, il fallait y retourner. Le collège et le lycée, pour moi, c'était se rendre à l'abattoir.

"Au début j'avais essayé de m'intégrer et je m'en suis prise plein la gueule parce qu'être une intello disgracieuse, ça aide pas. Alors la meilleure tactique, ça a été de me rendre invisible. Moi, avant la fac, j'étais soit moche, soit transparente."

 C'est pour ça que j'avais raté la soirée d'intégration. ÀA quoi bon y aller si c'est pour recevoir les mêmes regards dégoutés que ceux que j'ai toujours connus ? Et puis, en admettant que mon physique ne soit pas assez repoussant pour que j'arrive à entamer une conversation, il aurait suffi que j'ouvre la bouche pour que ça parte en sucette. "On comprend pas ce que tu dis !". C’est la remarque cassante que je recevais tout le temps. Trop de mots compliqués, trop de phrases alambiquées, trop de sujets complexes... Mais bon, j'avais quand même réussi à avoir une meilleure copine au lycée, et quelques copains. J'étais pas toute seule. J'avais fait amie-amie avec une autre rejetée, et elle s'était amourachée d'un nerd. En sortant avec elle, il avait eu la bonne idée de lui présenter sa bande de potes amoureux des jeux de plateau. Elle m'a rameuté par la suite. J'étais la pièce rapportée de la pièce rapportée.

 La succession de hasards qui m'avait amené vers ce groupe était juste improbable. En arrivant sur le campus de l'université, mes chances de reproduire pareille prouesse étaient pour ainsi dire nulles. J'étais découragée à l'idée de devoir recommencer le processus, et terrifiée de me confronter à de nouveaux regards inquisiteurs. Alors j'avais esquivé le problème en reprenant la stratégie de la transparence. Mais la solitude, ça finit par peser lourd sur les épaules. Ça m'a étrangement motivé à fournir des efforts.

"Un peu après le début des cours de fac, j'ai changé de lunettes, j'ai laissé pousser mes cheveux, je me suis payée de nouvelles fringues, j'ai fait un peu de sport et puis j'ai commencé à me maquiller."

 Cacher les cicatrices d'acné c'était le plus difficile. Vous aurez beau vous recouvrir le visage de fond de teint, de correcteur, de poudre, de ce que vous voulez, les monticules et les crevasses ça disparait jamais ! Et puis, il y avait les cernes. Je dépensais beaucoup d'énergie en essayant d'améliorer mon apparence. Mais il fallait aussi aller en cours, faire des fiches, réviser, lire les bouquins, faire les courses, le ménage et la lessive parce que maman est plus là pour le faire... Ça laisse pas la place à beaucoup de sommeil, par contre, ça creuse le budget café et les valises sous les yeux.

"Quand ce... Ce gars-là m'est tombé dessus, je sais pas... J'étais écœurée. Et heureuse à la fois. J'étais peut-être devenue jolie. Et en même temps, j'avais plus envie d'être jolie. Vous suivez ?"

 Je ne peux toujours pas lui faire face, j'ai trop honte, mais je fais au moins l'effort de fixer son stylo. Le pauvre file à tout allure sur le carnet, il doit s'épuiser. Madame Monier décroise les jambes.

"Je vous suis."

 C'est sympa à entendre, mais c'est un peu léger comme réaction. Elle est pas vraiment du genre causante et, au moins, elle m'épargne le cliché de la psy qui fait "hum hum". Mais j'aimerais bien qu'elle s'exprime un peu plus. Je sais pas, me guider. J'imagine que je pourrais lui demander directement, mais en même temps je trouverais ça bizarre... Comme si je lui apprenais comment faire son travail. Ce serait insultant. Pour le moment, je prends mon courage à deux mains et je cherche son regard sans rien dire. Peut-être qu'elle comprendra. J'ai vraiment besoin d'un avis.

"Vous étiez tiraillée, c'est légitime vu ce que vous décrivez. Mais qu'est-ce qui vous dérangeait vraiment dans votre réaction ?"

 J'aurais dû m'en douter, elle ne donne jamais son avis Madame Monier. Elle me pousse à réfléchir et à trouver mes propres réponses. J'imagine que c'est comme ça qu'on avance, mais en même temps, j'aurais bien besoin de soutien. Sa question est difficile en plus. Il y a tant de choses qui n'allaient pas à ce moment-là.

"En fait, j'étais en colère... Après moi d'abord, parce que je trouvais du positif là-dedans... J'avais le sentiment d'encourager un crime. Et ensuite, j'étais en colère après lui, bien sûr."

 Pas besoin d'extrapoler là-dessus, je suis sûre qu'elle comprend très bien.

"J'étais triste aussi. Ou découragée ? Je suis pas sûre. Je me suis mise à me demander si à vouloir être jolie, je n’allais pas m'attirer que ce genre d'attention-là. Qu'on aimerait le corps et pas la personne."

 Je m'affaisse en avant et je place les coudes sur mes genoux avant d'enfoncer ma tête entre mes mains et de regarder mes chaussures. Je fais le dos rond, comme une tortue. Il y a des jours où j'aimerais bien avoir une jolie carapace moi aussi, bien solide. Ou une petite coquille toute ronde comme les escargots, pour pouvoir rouler au loin et me cacher dans les hautes herbes.

"Mais en même temps, je me disais que ce serait au moins ça, qu'être aimé à moitié c'était mieux que pas être aimée du tout."

 Et puis, à cette époque, j'étais encore loin de pouvoir être considérée "passable". J'avais attiré une fois l'attention d'un gars complètement ivre : pas super fiable comme sondage. Il aurait trouvé une guenon que ça lui serait peut-être allé. J'espérais quand même. Mais franchement, j'espérais quoi ? Attirer l'attention d'autres salauds qui prendraient des libertés sans conséquence ?

"- Et puis je me sens coupable... D'être en colère après lui, je veux dire. Il était alcoolisé, il s'est sûrement pas rendu compte de ce qu'il faisait.

- Ça n'excuse en rien son geste."

 C'est une des toutes premières fois que Madame Monier réagit du tac au tac. Je jette un coup d'œil dans sa direction à travers le rideau de cheveux qui encadre mon visage. Elle a posé son carnet de notes sur la console à côté de son fauteuil. Je ne sais pas si je dois trouver ça rassurant ou inquiétant. D'une certaine façon, j'ai l'impression qu'elle est encore plus attentive. Je me sens un peu scrutée. D'un autre côté, le fait qu'il n'y ait pas de trace écrite de ce que je raconte est un peu soulageant...

"Non, c'est vrai. Mais, à la limite, c'est pas très important."

 Elle attrape son stylo et rajoute un petit quelque chose sur son carnet. Elle l'a pas tant abandonné que ça. Mais c'est très bref.

"Et qu'est-ce qui est important pour vous ?"

 Je me redresse. Comme si prendre de la hauteur ça allait m'aider à répondre à la question. ÀA croire que je cherche à me défendre, à m'imposer. Mais ça ne fonctionne pas du tout. Machinalement j'attrape le verre d'eau qu'elle met à ma disposition sur la table basse à chaque séance. Je le tiens entre mes deux mains, ça m'aide un peu à me recentrer. Ce qui est important ? Je sens que je pourrais parler, mais je suis pas sûre de la réponse. Et je veux pas dire de bêtise. Ni lui faire perdre son temps avec mes silences. Ou perdre le mien.

 Mais je préfère quand même y réfléchir un peu. J'avale une gorgée d'eau. Je n’avais pas remarqué que ma gorge était aussi tendue. Je lance un regard furtif à l'horloge, puis à Madame Monier. Elle ne dit rien, elle attend. Pas de pression. Pas d'impatience.

"Je sais pas."

 Ma voix est beaucoup plus faible que ce que je croyais. J'aimerais boire à nouveau, mais j'ai peur de m'étouffer. Derrière elle, il y a un petit miroir accroché au mur. Il est trop haut pour que je puisse discerner mon reflet dedans, mais en y repensant...

"En rentrant chez moi ce soir-là... Je me suis regardé dans le miroir. Et... j'étais pas dégoûtée."

 J'aimerais presque pouvoir me voir, là, tout de suite. C'est toujours plaisant de constater le chemin parcouru. Je suis pas non plus devenue un mannequin. Mais je n'ai plus rien à voir avec cette grande asperge enrobée et courbée à peine sortie de son corps d'adolescente. J'étais encore loin du compte, mais ce soir-là, j'étais contente de mon reflet.

"Et je me suis dit : "tant pis". Que pour être heureuse de me voir tous les jours dans la glace, ça valait le coup de prendre le risque de me faire sauter dessus."

 Elle reprend son carnet, il y a des choses à noter finalement. Mon insondable stupidité peut-être. Si j'avais su à l'époque ce que cette décision allait me coûter. J'ai envie de me baffer. Mais je ne peux pas non plus nier que les efforts que j'ai fourni ces dernières années ont payés.

"En fait, je voulais qu'on m'aime, mais j'arrivais pas à m'aimer moi-même. Je me suis dit que c'était la première étape."

Elle sourit. D'un sourire un peu triste. Alors je souris aussi. D'un sourire un peu triste. On a rien ajouté. Je crois qu'on s'est comprises.

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