La silhouette - 3
"Vous pensez que ça a fonctionné ? Devenir jolie pour vous aimer ?"
Avant, quand on parlait de mon boulot ou de mes angoisses quotidiennes, Madame Monier me proposait souvent des petits exercices pour gérer mon stress, pour m'aider à dormir ou pour me recentrer. Depuis ma brutale décision de repartir du début de l'histoire, il semblerait qu'elle ait changé de stratégie. On va plutôt explorer mon évolution personnelle. C'est pas désagréable. C'est pas simple non plus. Ça donne un peu le sentiment de me redécouvrir, de mettre le doigt sur ce qui compte pour moi.
"Pas vraiment. Encore aujourd'hui, je suis pas satisfaite de qui je suis. Me trouver belle, ça n'a pas suffi."
C'est vrai. Ça a peut-être simplifié le fait de vivre avec moi-même, mais ça ne m'a pas aidé à aimer la personne que je suis devenue. J'ai souvent honte de moi. Je me trouve capricieuse, égoïste, beaucoup trop franche, élitiste et hautaine. Je comprends plutôt bien pourquoi les gens ont du mal avec moi. Et en même temps c'est injuste : il y a de vraies ordures qui sont très bien entourées. C'est pas comme si je savais pas tenir ma langue ou me comporter correctement avec les autres. Alors pourquoi j'ai toujours autant de difficultés à garder mes relations ? Pour l'instant c'est pas le sujet, mais il faudra qu'on en parle plus tard.
"Je pense que ça m'a aidé un peu. J'étais plus confiante, peut-être un peu plus souriante aussi. J'avais moins peur de me faire rejeter."
C'est plus facile de parler de choses positives. Je suis aussi contente pour Madame Monier. Ça doit être épuisant d'entendre des gens se lamenter à longueur de journée. C’est plaisant d'être un peu optimiste avec elle.
"Un jour, en TD, il a fallu former des groupes. Il y avait des filles à qui il manquait une personne et qui m'ont proposé de bosser avec elles. Rien d'anormal jusque-là, ça arrivait souvent. On travaillait ensemble deux heures et on se revoyait plus jamais."
C'est fou comment certains souvenirs anodins marquent. Je me souviens du jour, de l'heure, de la salle, et je pense que je serais même capable de me rassoir à la même place. Je sais pour quelle matière c'était, et je dois pouvoir ressortir l'énoncé de l'exercice. J'étais déprimée parce qu'une fois de plus j'étais toute seule, et là, j'ai reçu un énorme sourire pétillant. L'une de ces filles m'avaient demandé sur un ton enjoué si je voulais bien me joindre à elles, et le reste du groupe m'avaient fait des petits signes de mains rassurants. On aurait dit trois anges avec un halo sur la tête et des petites ailes. Adorables.
"Je vous avoue, on n'a pas beaucoup bossé... Le courant est super bien passé entre nous. Elles étaient amusantes, et finalement on a papoté plus qu'on aurait dû."
On avait commencé par échanger nos prénoms. Ensuite, on avait essayé de s'activer, mais quelqu'un avait sorti une vanne. Et c'était fini ! Hilarité générale, blague sur blague, anecdotes en veux-tu en voilà, et on a appris à se connaître un peu.
"Elles paraissaient si heureuses, elles avaient du répondant, et beaucoup d'énergie ! Moi, j'étais encore toute timide, j'osais pas trop parler, mais l'une d'elles l'était aussi alors ça passait bien."
Je jette un petit coup d'œil par la fenêtre en me remémorant la scène. Aujourd'hui, il pleut, mais je pourrais presque ressentir le grand soleil qui inondait la salle de classe ce jour-là. Il faisait aussi une chaleur à crever ! On s'était d'ailleurs longuement plaintes de ne pas être équipées pour la température. L'une regrettait de pas avoir emmené son éventail, l'autre de ne pas avoir acheté de brumisateur, et la dernière pleurait sa thermos qui gardait tout bien au frais mais qui avait tragiquement rendue l'âme plus tôt dans la semaine. Moi, j'avais un petit ventilateur de poche. On se l'était fait passer du début à la fin du cours en bénissant le sacro-saint pouvoir du vent artificiel. C'est parfois étonnant comment un rien peu souder les gens.
"Qu'est-ce que ça vous a fait d'être accueillie si chaleureusement ? Est-ce que vous avez pensé que c'était lié à votre changement d'apparence ?"
J'ai dû me perdre un peu dans mes souvenirs pour que Madame Monier me relance. En général, elle ne fait ça que quand les silences s'étendent. Je me réinstalle dans le fauteuil et je la regarde. Elle aussi, elle est plutôt jolie. Elle ne correspond pas vraiment à l'idéal féminin, mais elle a un petit côté élégant et sophistiqué qui lui donne un certain charme. Et puis, tout est soigné chez elle. A l'exception de sa paire de derbies... Tous ses vêtements sont parfaitement repassés, ses ongles vernis sont impeccables, quelques mèches de cheveux sortent de son chignon mais encadrent son visage avec délicatesse... Il y a juste ses chaussures... Le cuir semble entretenu, ciré avec soin, mais les pointes sont esquintées, et elles ont perdu leur forme d'origine. Elles baillent sur les côtés. Je l'ai jamais vue avec une autre paire de chaussures. J'imagine qu'on a tous et toutes ce petit quelque chose favori qu'on peut pas s'empêcher de porter. Ou alors, elles sont juste hyper confortables ! Cela dit, elle pourrait porter le même chemisier à chaque séance que je ne m'en serais pas rendue compte... En consultation, je la regarde jamais vraiment, je fais une fixette sur ses pieds. Et ses mains. Parfois ses yeux. Mais c'est tout.
À prendre le temps de la découvrir comme ça, je me rappelle un peu comment je les avais découvertes elles...
"En fait, il y a eu deux choses. Je me sentais mieux dans ma peau depuis quelques temps. Depuis... Depuis le gars du couloir."
Ça me met soudainement un coup au moral. C'est vrai que tout partait de là... Maintenant, je l'oublie vite, mais je pouvais rarement me l'ôter du crane à ce moment-là.
Je secoue vivement la tête. Pour vite m'extirper de là.
"Donc oui, c'était plus facile pour moi de m'ouvrir et de parler. C'était pas encore tip-top, mais il y avait un net progrès. Et puis... Il y avait autre chose. C'était la fille la plus timide."
Je m'apprête à exprimer quelque chose dont j'ai profondément honte. C'est difficile à dire tout en étant la vérité. Et je suis quelqu'un d'honnête. Mais il y a certaines vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire. J'ai l'impression qu'un petit insecte me court le long des cervicales... C’est toujours comme ça quand je suis gênée. Je gratte machinalement ma nuque et je me saisis d'une poignée de cheveux. En tirant dessus, ça me fait un peu mal. J’ai cette habitude quand j'assume pas quelque chose... Une petite douleur comme pour me punir d'une pensée envahissante et immorale.
J'ouvre la bouche pour lui expliquer. Mais ça veut pas sortir ! Je me sens un peu ridicule. Je lâche un rire nerveux qui finit de m'enfoncer dans ma gêne.
"Je sens bien que vous hésitez. Je vous rappelle qu'il n'y aura aucun jugement, ici. Vous pouvez vous exprimer librement."
Une piqure de rappel, ça fait pas de mal. On avait bien vu ensemble les "règles" de son cabinet à notre première séance, mais la question du jugement, c'est probablement ce que j'oublie le plus. En tout cas, c'est le point sur lequel je suis le plus méfiante.
J'avais découvert cette petite pièce lumineuse, les rideaux verts, les fauteuils bruns, le tapis beige, la table basse avec son éternelle boîte de mouchoirs et son grand verre d'eau, le grand yucca, ce petit miroir, et ces jolis tableaux de forêts. Par contre, je n’ai jamais trop aimé le cadre avec la citation "La vie ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre à danser sous la pluie". C'est signé Sénèque. J’ai jamais lu Sénèque... La police d'écriture est sympa. Bien dans l'air du temps : on aime les scripts ronds et allongés en ce moment dans le design. Mais le souci avec les phrases inspirantes de ce genre, c'est qu'une fois sur deux, je les trouve plus insultantes qu'autre chose ! Ou juste un peu gênantes. Bon, coup de bol, moi j'adore marcher sous la pluie. C'est pas comme danser, mais l'idée est la même.
Je lui ai jamais dit que j'aime pas son cadre... Comme j'ai jamais dit à mon amie ce que je m'apprête à avouer à Madame Monier.
"En fait, elle non plus... Elle était pas très belle."
Je suis tétanisée. Crispée. J'ai envie d'enfoncer mon visage dans mes mains...
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