Le monstre - 1
"Lui, il était grand."
Cette histoire-là, elle est beaucoup plus claire dans ma tête. Mais ça ne veut pas dire que ce sera plus simple à raconter. Je suis partagée entre tout dire et en taire le maximum, entre le besoin d’extérioriser et d’oublier.
"Je suis grande pour une fille, c’est rare que je me sente toute petite…"
Et pas seulement petite. Faible aussi. La vulnérabilité émotionnelle, j’ai toujours connu. Mais me sentir physiquement inférieure, c’était une première. Je n’ai pas encore dit quoi que ce soit que les images surgissent dans ma mémoire… Désorganisées… Erratiques. Étourdissantes ! Je sens le cabinet, l’orage, et madame Monier disparaître. Il ne reste que moi. Et bientôt, c’est le vide flottant et sirupeux. Ces souvenirs ne sont plus à moi, c’est un film de mauvais goût, rien de plus.
"Il neigeait ce soir-là."
Décembre était venu avec son lot de lumières, de chansons, de vin chaud et de cannes à sucres. Avec lui, le vent glacial et les flocons, les longues nuits et les matins silencieux où résonne le fragile manteau blanc sous les bottes. Et ces soirées où tinte le rire des enfants courant de chalets en chalets, les doigts collant à cause du caramel mou, et les joues rosies par les marrons chaud et la morsure de l’hiver. C’est la période de l’année que j’ai toujours préféré. Mon intérieur embaumait la cannelle et le chocolat chaud, mon lit se laissait envahir de coussins moelleux, et ma télé diffusait un faux feu de cheminé qui m’aidait à m’endormir.
"J’étais en ville pour faire mes courses de Noël."
J’avais arpenté les rues et les allées sans trop savoir ce que je cherchais. D’ailleurs, je n’avais rien trouvé qui me convienne. Mais j’avais baigné dans cette joie impatiente qui avait saisi la ville et ses habitants. Je me souviens de mon pas léger, presque sautillant, qui m’avait guidé de plus en plus loin dans le centre à la recherche du cadeau parfait.
"Je connaissais pas ce coin-là."
Jusqu’à réaliser que les boutiques avaient laissé leur place aux appartements et aux portes de garage. J’ai fait demi-tour pour rentrer chez moi, ma quête inachevée, mais pleine d’une satisfaction bienheureuse. Et aussi d’une grande fatigue : c’était un jeudi, notre journée de cours la plus chargée, et il restait beaucoup à faire.
"Je voulais pas traîner et j’étais crevée, alors j’ai coupé par une ruelle."
Mauvaise idée. Toutes les filles le savent… Et il se tient là. Dans l’embrasure d’une grande porte, cigarette au bec. Juste un mec qui fume tranquille sa clope devant chez lui. J’ai aucune raison de me méfier, je marche simplement. Et alors que je le croise, tout explose.
"Le gars… Il m’a agrippé et… Tiré dedans…"
Froid, chaud, froid : la neige de dehors, la chaleur de la cage d’escalier, le carrelage glacé sur lequel mon dos et ma tête s’écrasent. Nuit, jour, nuit : le ciel obscur, l’ampoule blanche, et son visage sombre au-dessus du mien. Mal, mal, mal : ses doigts qui s’enfoncent dans mon bras, ma chute au sol, son genou sur mes côtes. Respire, respire, respire : son bras sur ma gorge. Tout son poids dessus. Peur, peur, peur : peux pas respirer, peux pas bouger, peux pas fuir. Les yeux… Trop près. Méchants. Assassin.
"Sur moi… Plus d’air."
Et ses lèvres qui crachent. Les mots… Les mots…
Je sens ses mains agripper mes épaules.
"Non !
-Madame ! C’est moi ! "
Des yeux bleus. Pas noirs. Des mots de femme. Pas d’homme. Des mains légères. Pas écrasantes. Le cabinet, je suis au cabinet.
Madame Monier est devant moi, agenouillée. Pas une menace. J’ai les poings crispés dans ma chevelure, les paumes plaquées sur les oreilles. C’est pour ça que je ne l’entendais pas ? Ses doigts se décollent de mes épaules doucement et viennent encadrer les miens. Sans toucher. Flottants.
"Vous êtes en sécurité, ici. Est-ce que vous pouvez lâcher vos cheveux ?"
Je la regarde. Devant. Gentille, douce. Mes doigts se détendent légèrement…
"C’est bien. Souvenez-vous de l’exercice : dites-moi une chose que vous voyez."
Elle.
"Super. Une chose que vous sentez maintenant."
Le thé.
"Une chose que vous entendez."
La foudre.
"Une chose que vous goûtez."
La salive. Le sang.
Mes mains tombent mollement le long de mon corps. Je sens tous mes muscles se déliter, ma gorge s’ouvrir. De l’air ! Elle est sèche.
"Je peux avoir de l’eau, s’il vous plait ?"
Elle se redresse. J’entends le pichet remplir le verre qui apparait doucement dans mon champ de vision. Mes mains sont toutes tremblotantes mais suffisamment fortes pour le porter jusqu’à ma bouche. Je le rends à madame Monier qui m’offre un mouchoir en échange. Je réalise seulement maintenant que j’ai les yeux explosés.
"Je…"
Le calme est revenu dans mon esprit, mais mon cœur est encore chamboulé. Je porte les mains à ma poitrine. Je croirais presque qu’il va sortir. Façon Alien.
"Tout va bien. Ne vous forcez pas à parler"
Elle s’est rassise. Mais ses derbies sont enfoncées dans le sol. Prêtes à reprendre du service immédiatement. Ses mains agrippent les accoudoirs. Prêtes à la pousser en avant. Je veux parler. J’ai fait tant d’effort pour en arriver là, je trouverais ça bête. Stupide. Je n’ai jamais cherché à revivre ce passage. Jamais. Ni à le raconter. Après presque dix ans… Je pensais que ça irait mieux que ça. Mais c’est toujours la même chose qui me dévore.
"Je suis navrée… C’est les mots. Les mots qu’il m’a dits."
Il avait ri à la fin de sa phrase. Le salaud avait ri. Comme fier de lui. De sa trouvaille. Franchement, il n’y avait pas de quoi être fier. Moi aussi je rigole. Je pleure en même temps. Là, sur mon fauteuil, le corps épuisé et meurtri. Ces mots auraient pu être hilarants.
"Je suis désolé, je peux pas... Je peux pas dire ça…"
Elle ne répond rien.
"C’est trop grossier… Vulgaire."
J’entends le papier, le bois et le métal s’entrechoquer.
"Est-ce que vous voudriez l’écrire ?"
Je jette un coup d’œil dans sa direction. Elle me tend le carnet et le stylo. Elle ne s’en sépare jamais… Mais oui, je crois que je pourrais l’écrire. Les faire sortir de moi par les mains et les yeux, plutôt que par la langue et les oreilles. Je me saisis de ses outils, une page vierge est déjà ouverte. Je suis curieuse, je me demande à quoi ressemblent les autres pages.
Même avec le repose-bras pour m’appuyer et la couverture rigide du carnet, mon écriture souffre de la faiblesse de mes doigts. Les lettres s’étalent, maladroites. Le résultat est cohérent : Le sens est aussi laid que l’apparence. Je rends son bien à ma thérapeute qui l’accepte sans le regarder.
"Est-ce que vous m’autorisez à lire ? Ou préférez-vous que je déchire la page ?"
Parce que j’ai le choix ? Je pourrais les brûler si je voulais ? Et en même temps, j’aimerais que quelqu’un sache.
"Vous pouvez faire les deux ?"
Elle acquiesce sans rien dire. Puis baisse les yeux. Je voudrais détourner les miens… Mais je me force à la regarder, à la regarder vraiment. J’espère qu’elle comprend, j’aimerais voir un peu de ma peine ailleurs que dans mon miroir.
"Est-ce qu’il a mis ses menaces à exécution ?"
Elle a parlé tout bas. Son attention toujours sur les mots. Je ne saurais dire si elle essaye de se protéger elle, ou de me protéger moi.
"Oui."
Je n’aurais jamais cru qu’il fut si difficile de dire « oui ». La page est arrachée. Froissée. Elle relève son regard sur moi. Une larme solitaire s’échappe.
"Je suis désolée. Ça me touche, ce que vous racontez."
Ils ne sont pas insensibles ces psychologues. C’est étrangement réconfortant.
"Inutile de vous excuser. Vous fumez ?"
Elle a chassé la gouttelette d’un revers de la main. Elle hoche la tête, je ne m’attendais pas à ça d’elle. Mais on a tous nos addictions je suppose. Je me lève et attrape mon sac à main, récupérant dedans mon paquet de cigarettes et mon briquet. Le plafond m’écrase, il faut que je sorte d’ici.
"Venez, je vous en offre une si ça vous dit. Prenez le papier."
Elle me suit. La fenêtre s’ouvre sur un balcon en parti couvert. L’orage s’est calmé mais la pluie tombe toujours. Nous nous abritons sous le balcon du dessus, légèrement décalé. Je sors deux cigarettes, j’en tend une à madame Monier, avant de les allumer, l’une puis l’autre.
"Vous me passez ça ?"
J’ai articulé comme j’ai pu en indiquant la page arrachée du menton. Il passe de sa main à la mienne. Je rallume le briquet. Le papier s’embrase.
Le feu progresse lentement, dévorant les lettres, les unes après les autres. Je le tiens du bout des doigts aussi longtemps que je peux. Puis je laisse tomber le dernier coin qui fini de se consumer en vol.
Oui, ce jour-là, tout était parti en fumée.
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