Le monstre - 2
"- Comment vous vous sentez aujourd’hui ?
- Vidée."
Nous nous retrouvons toutes les deux semaines. Depuis la dernière fois, j’ai du mal à trouver le sommeil. Je commençais à retrouver un peu la forme, mais j’ai senti toute mon énergie m’abandonner à la seconde où je me suis rassise ici.
"Vous avez eu la force de me confier quelque chose de difficile à notre dernier rendez-vous. Est-ce que vous souhaitez qu’on en reparle, ou préférez-vous aborder autre chose ?"
Elle est adorable. J’aurais davantage parlé d’égoïsme que de force. Je m’étais déchargée sur elle. C’est pour ça que je viens, bien sûr, mais je m’en sens tout de même coupable. J’aimerais poursuivre, mais quelque chose ne va pas. Je regarde autour de moi : le tapis, la table basse, les rideaux verts… Rien n’a changé ici, pas même le fichu cadre de Sénèque, mais je me sens étrangement mal à l’aise.
"Je veux bien continuer sur ça. Mais pas ici. Je ne me sens pas bien."
Quitte à être égoïste, autant l’être jusqu’au bout. Je m’attendais à trouver madame Monier agacée par ma demande, mais elle a un petit sourire aimable. Je la vois tendre le cou vers la fenêtre, comme pour observer l’extérieur.
"Vous voulez qu’on s’installe dehors ? Il fait plutôt beau aujourd’hui…"
Le temps n’est pas idéal à cette saison mais elle a raison : il fait humide et gris, mais quelques timides rayons de soleils percent le ciel, le vent ne souffle plus, et la température s’est adoucie. J’accepte sa proposition et nous sortons nous installer autour du mobilier d’extérieur, non sans avoir enfilé nos manteaux avant. La météo est clémente, certes, mais elle reste fourbe.
"Bien. A la suite de votre première agression, vous étiez restée très seule. Est-ce que ça a été pareil cette fois-là ?"
Le changement de scène me fait du bien. Même si c’est intimidant d’être assise directement face à elle, d’habitude elle est à ma gauche. C’est plus difficile d’esquiver son regard. Mais le mur végétal derrière elle l’empêche un peu d’avoir l’air menaçante. Avec ses cheveux lâchés et son gros manteau, installée devant les plantes grimpantes, elle fait moins sérieuse que d’ordinaire, plus détendue. Il est de plus en plus facile de lui parler, comme il avait été plus simple de chercher du réconfort à l’époque.
"Non, j’en ai parlé aux filles assez rapidement. Elles ont été géniales. Le problème n’était pas là."
Je n’avais pas pu tout leur raconter à elles non plus. Je m’étais effondrée en larmes avant. Mais je n’avais pas eu besoin de poursuivre, elles m’avaient prises dans leurs bras, elles avaient essuyé mes yeux, et s’était empressées de m’aider à me changer les idées. On approchait des examens, alors nous n’avions pas d’autre choix que de dédier la majorité de notre temps aux révisions. Mais nous passions la moindre heure de libre ensemble, à regarder des films en se gavant de pop-corn, à commérer sur ceux qu’on avait dans le nez autour d’un verre, ou à partager nos vies les unes aux autres, bien au chaud sous d’épaisses couvertures.
"- Quel était le problème, alors ?
- La première fois, je n’avais pas remarqué le coup du couloir… Que je faisais le détour, vous savez ? Mais là, j’ai de suite capté que quelque chose n’allait pas…"
Je pense que j’avais vécu là les semaines les plus déroutantes de ma vie : je n’y comprenais rien. Les parties les plus simples de mon quotidien étaient devenues un calvaire en un instant. Et de nouvelles choses étaient venues parasiter mes jours et mes nuits. Mais par quoi commencer ? Par le plus ridicule, ou le plus stigmatisant ? Madame Monier a toujours accueilli mes propos avec grâce, mais je suis épuisée de ne lui montrer que mes aspects les plus pénibles. Elle arrive à maintenir son élégance discrète même pelotonnée dans un manteau disproportionné, assise sur une chaise de jardin inconfortable.
"-Qu’est-ce qui vous a marqué en premier ?"
En premier ? Oui, on peut y aller dans l’ordre chronologique, ça m’évitera de faire un choix. Je m’enserre moi-même et me recroqueville sur mes genoux, comme pour me protéger du froid. En réalité, j’essaye juste de chasser la sensation fantôme de nausée qui me revient, celle qui m’avait saisi le lendemain matin quand j’avais voulu aller en cours.
"En fait, j’avais du mal à sortir de chez moi."
Je m'étais retrouvé là, bêtement statique devant ma porte d'entrée, prête à partir. Et j'ai senti que j'allais gerber. Le monde se résumait soudain à cette poignée que je serrais dans mon poing. Tout autour tournait et se perdait dans un flou étourdissant. Je ne mangeais rien le matin et je n'avais rien réussi à avaler la veille, alors je suis allée vomir ce que j'avais... De l'eau et encore de l'eau. Puis le poids des responsabilités m'a vite fait redescendre sur Terre, comme un missile ferait se crasher un avion.
"Il fallait bien que j'aille en cours... Alors je me suis forcée à sortir dès le lendemain matin. J'étais paniquée."
J'avais la chance de pas habiter trop loin du campus, mais ce petit trajet m'a semblé duré une éternité. J'avais soudain pris conscience de tous les angles morts, de toutes les cachettes, de toutes les portes d'entrées et de garages qui se trouvaient sur le chemin. Toutes ces sources potentielles de danger dont je me tenais le plus éloignée possible. Je me surprenais à scruter les passants, à écouter les pas qui résonnaient derrière moi, à surveiller les ombres humaines sur les pavés...
Puis j'avais retrouvé mes amies, et le poids s'était allégé. Pas envolé...
"J'ai vite compris que j'avais la trouille dès que je mettais un pied en dehors de chez moi, mais c'était plus simple quand j'étais entourée. Avec les filles, j'avais l'impression d'avoir une mini armée pour me défendre."
Ca n'empêchait pas que je limite dès que possible les sorties. Je faisais les courses pour deux semaines au lieu d'une, je commençais à faire mes emplettes en ligne plutôt qu'en boutique... Je profitais de l'approche des partiels pour me plonger dans les révisions et justifier mon enfermement. Je prétextais qu'il faisait trop froid pour sortir en bar et proposais plutôt une soirée ciné chez moi. Tout était bon pour ne pas sortir.
"Et malgré l'angoisse que vous ressentiez dehors, vous avez quand même pu poursuivre vos études ?"
Madame Monier ne semble pas spécialement surprise, juste intriguée. Elle a relevé un sourcil comme quand on remarque un élément inattendu mais bienvenu. Elle tapote ses notes et mordille ses lèvres. Je m'aperçois maintenant que ses ongles et son rouge à lèvre carmin son accordés, et sont la seule note de couleur et de mouvement dans le décor. Le ciel gris, nos vêtements sombres, le mobilier d'extérieur blanc, le sol de bois délavé, les plantes dénudées... Tout est terne et immobile. On dirait que ses mains et ses lèvres sont les seules choses vivantes dans cet univers pâle.
A cette époque, mon univers à moi s'était métamorphosé de la même manière. Répétitif, stable, neutre, vide, tiède. Il ne restait que deux alarmes. Le danger et le devoir.
"Il fallait bien que je vive. Mes parents payaient mon loyer et la fac, j'allais pas jeter de l'argent par les fenêtres. Et j'étais à plusieurs centaines de kilomètres de ma famille, j'allais pas non plus leur demander de venir faire mes courses pour moi"
Remplir ma mission, c'était mon moteur. Faire ce qu'on doit, comme on peut. Accepter cet état de robot : laisser le corps trainer notre tête en laisse. Et quand la tête reprend le dessus pour surveiller qu'un monstre n'est pas à votre poursuite, la laisser analyser, pousser votre corps en avant, toujours plus vite. Puis s'enfermer dans un monde où les monstres n'existent pas. Dans cet amas de leçons, de fiches, de révisions, de lettres et de chiffres qui vous envahissent jusqu'à vous faire perdre la notion du temps et de l'espace. Qui vous laisse respirer un instant, oublier. C'est aussi sacrifier le peu de sommeil qu'il vous reste, car de toute façon, les monstres vous y pourchassent aussi. Je me suis épuisée rapidement. Mais je préférais cette fatigue-là : physique. Au moins, elle avait une solution simple. Caféine, Alcool et Tabac.
"Vous n'avez pas cherché à demander de l'aide ?"
De l'aide ? Mais quelle aide ?
Je sens la colère s'emparer de moi. Et avec mon manteau, je ne peux pas enfoncer mes ongles dans mes bras pour me punir. Simplement les crisper sur la laine bouillie. Avec la haine, la solitude s'enroule aussi autour de ma gorge. Je remonte les pieds sur la chaise... Elle est en plastique, alors je n’ai pas trop peur de la salir, un coup d'éponge et on en parle plus. Ça me permet de m'enrouler sur moi-même pour me faire toute petite et pour soutenir le froid de l'isolement.
Le problème quand vous demandez de l'aide, c'est que ça n'annule pas ce qui vous est arrivé. Et demander, ça ne garantit pas non plus une réponse.
"Ça n’aurai servi à rien…"
Je vois madame Monier tiquer. Elle note un petit quelque chose puis porte son stylo à sa bouche. Ça me fait sourire : il va être recouvert de rouge à lèvre. Elle finit par me faire un léger signe de tête comme pour m’enjoindre à poursuivre.
"Vous savez… J’ai jamais vraiment eu besoin d’aide. J’étais bonne en tout, ou presque. Je finissais toujours par me débrouiller par mes propres moyens."
On en a déjà un peu parlé aussi avec elle. A l’école, je n’ai rencontré aucune difficulté jusqu’à l’université, tout semblait limpide ou m’opposait une résistance faiblarde. Dans mes activités extra-scolaires, je maintenait un rythme de travail régulier qui portait ses fruits. Et pour tous mes hobbies, les choses venaient facilement. J’ai tout compris très vite, progressé à une vitesse folle. Ce qui m’a toujours frustré en revanche, c’est de me désintéresser de tout ça avant de devenir excellente dans quoi que soit. Résultat : j’ai des connaissances et des compétences dans une quantité de domaines excessive. Mais je suis médiocre partout.
"Il m’est arrivé de demander de l’aide quand j’étais plus jeune… Mais on me disait de faire des efforts et d’essayer seule. Je comprends la pédagogie derrière en réalité…"
C’est une leçon importante que j’ai apprise dès petite : l’indépendance. Ça passait par plusieurs choses : commencer par trouver des solutions par ses propres moyens avant de faire appel aux autres, assumer ses erreurs et ses bêtises ainsi que leurs conséquences, et faire le nécessaire pour les réparer, prendre soin de soi et de ses biens... Je remercie souvent mes parents pour ces leçons à dire vrai, l’installation dans ma vie d’adulte en a été grandement simplifiée. Le problème…
"Assez rapidement, j’ai plus osé demander de l’aide. J’avais l’impression de déranger. Alors, je me contentais de parler de mes difficultés, en espérant qu’on comprendrait que j’avais besoin d’un coup de pouce. Mais quand vous habituez tout le monde à ce que vous vous en sortiez toujours, on vous laisse vous débrouiller."
Je rigole un peu. C’est peut-être aussi en parti pour ça que j’ai du mal à déléguer les tâches au travail aujourd’hui. Je sens une bourrasque balayer mon visage, je vois les cheveux de madame Monier gifler son visage.
"Le vent se lève.
-Il va être difficile de rester dehors. Est-ce que vous seriez d’accord pour que nous rentrions ?"
Je hoche la tête, du moment que je ne regarde pas le plafond ça devrait aller. Nous sommes entrain de pendre nos manteaux qu’elle enchaine :
"De ce que vous dites… Vous aviez peur que vos difficultés soient prises comme une gêne. Est-ce que vous avez le sentiment qu’il fallait aussi que vous soyez compétente pour être aimée ?"
C’est cash. Tellement que je manque de me prendre les pieds dans le tapis. Je jette un coup d’œil à ma thérapeute par-dessus mon épaule, elle se tient droite, immobile près de la porte. Elle m’a piégée. Mais ses mains sont placées en évidence et son visage traduit une détermination bienveillante. Elle ne me veut pas de mal. Je soupire avant de rejoindre le fauteuil, elle me suit.
"Il n’y avait qu’en étant compétente que j’arrivais à le faire sourire."
Encore et toujours ton visage. Tu n’es pas responsable de toutes mes peines, mais pourquoi diable faut-il que tu y aies participé ?
"Il n’était fier que lorsque j’étais responsable, cultivée et réfléchie."
J’ai arrêté de pleurer pour ça. Je n’ai plus rien à donner. Je me contente de laisser mon cœur se serrer et ma mâchoire se refermer sur mes joues.
"Je n’en dirai pas plus pour le moment. Je ne veux pas en parler."
Madame Monier me regarde avec ce même sourire triste qui conclu souvent cette discussion. Sauf que cette fois-ci, elle me répond simplement :
"Je sais."
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