L'ami - 1

7 minutes de lecture

 Lui, il me connaissait bien. Et je croyais bien le connaître.

"A l'époque, j'étais très amoureuse de mon meilleur ami."

 On s'était recontrés à l'école primaire, moi en CM2, lui en CM1. Je ne saurais même plus dire comment. On parlait de dessins animés, de jeux-vidéos, de livres... On s'appréciait beaucoup mais nous n'étions pas encore collés l'un à l'autre comme les deux doigts de la main. On s'était même perdus de vue pendant un an quand j'étais partie pour le collège.

"On a commencé à vraiment se fréquenter quand il est arrivé en 6e dans le même collège que moi."

 Pour l'instant, madame Monier n'a pas l'air de voir le lien qu'il y a avec l'alcool, mais j'y viens. Il faut bien que je lui explique le contexte...

"Il était assez isolé à ce moment-là parce qu'il dédiait la majorité de son temps à s'occuper d'une de ses camarades de classe qui était handicapée."

 Son altruïsme et sa délicatesse forçaient le respect, bien que ses efforts n'ont jamais été reconnus à leur juste valeur à mes yeux. Il avait sacrifié une grande partie de son temps au bien-être de son amie, sans rien attendre en retour, au prix parfois de ses autres amitiés. Il prenait toutefois le temps de passer me dire 'bonjour', à moi et à tous ceux que j'avais rejoint. Mes connaissances au collège formaient un groupe hétéroclite réuni par défaut : personne ou presque n'était du même âge ni de la même classe. Rejetés, moqués et autres parias s'étaient rassemblés, sans forcément particulièrement s'apprécier, pour le simple confort d'échapper à la solitude.

"Quand il avait cinq minutes, on tapait un peu la discute. On aimait les mêmes licences, mais on n'avait pas toujours les mêmes jeux, ni les mêmes consoles. Du coup on a commencé à se voir le week-end pour se les échanger et jouer ensemble."

 Pendant les années qui ont suivi, on avait passé la majorité de nos samedis chez l'un ou chez l'autre. Petit à petit, on avait appris à se connaître de mieux en mieux. On a aussi fait évoluer nos passe-temps avec les expérimentations culinaires, les sorties vélos et les piscines.

"Il parlait assez peu de lui. Il a toujours été quelqu'un de très secret. Mais le peu que je savais était admirable. Il était profondément gentil, et très intelligent. Mais aussi très timide, et parfois maladroit. Ça le rendait plutôt mignon."

 Les lèvres de madame Monier s'étirent vers le haut et ses yeux se plissent un peu, elle comprend toute la tendresse que j'ai pour lui. Je lui souri en retour, c'est souvent le cas quand je pense à lui. J'ai commencé à soupçonner que mon affection allait au-delà de la simple amitié à cause d'un échange en Angleterre avec l'école. Nos deux classes étaient parties ensembles et nous avions passé le voyage à côté dans le bus et le train. Il devait lire "Les Misérables", et le pavé lui résistait. Alors, pour rendre la lecture plus digeste, on avait entrepris de se faire mutuellement la lecture, un chapitre après l'autre. En explorant avec Hugo la pauvreté du peuple, les violences des barricades, et l'abandon des Hommes à l'amour et à l'idéal, nous avions commencé à parler de choses de plus en plus sérieuses.

"J'ai découvert en lui quelqu'un de grave, d'assez pessimiste par moment. De blessé aussi. Mais très profond et réfléchi, quelqu'un d'intéressant par sa pensée. Pas juste un bon copain."

 J'étais pas sûre de moi... J'étais jamais tombée amoureuse, je savais pas ce que ça faisait. Alors j'ai douté, longtemps, très longtemps. Trop longtemps ? Mais à noter retour d'Angleterre, les week-ends étaient passé de moins en moins devant nos écrans, de plus en plus en face à face. Je l'aurais écouté parler pendant des heures alors il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Je venais de découvrir ce que ça fait d'aimer quelqu'un, pas comme on aime sa famille ou ses amis. 'Aimer', aimer.

"- Je savais pas quoi faire... J'avais peur qu'on perde ce qu'on avait réussi à construire, alors j'ai rien dit. Et puis, il y avait les autres...

- Quels autres ?"

 La lumière de dehors vient de s'éteindre. Je sais pas ce qu'il a ce lampadaire, mais il a le sens du dramatisme... L'ampoule a définitivement rendu l'âme. Je me lève pour aller observer son cadavre de métal, comme mon amour mort-né. Celui que je me suis résigné à tuer dans l'oeuf. Parce qu'il y avait les autres, ces autres lumières. Ces autres lampadaires dans la rue qui suffisent à éclairer le chemin des passants.

"- Vous connaissez un peu les chansons d'Hélène Ségara ?

- Ca dépend... Pas toutes."

 J'admet, on a fait mieux comme référence, c'est pas de la grande poésie ou de la grande musique. Mais j'étais tombée par hasard sur ce texte qui avait étrangement résonné en moi. Une chanson qu'encore aujourd'hui je ne peux pas m'empêcher de lui associer. Je ne fais toujours pas face à madame Monier, sinon je n'aurais pas le courage de lui chanter le refrain.

"- Il y a trop de gens qui t'aiment, et tu ne me vois pas."

 Hélène, tu chantais aussi "tu vois, des fois je déteste ce que je ressens". Comme je te comprends. Qu'est-ce qu'on peut bien faire, quand on aime quelqu'un qui brille trop pour soi ? Vous aurez beau être une étoile, comment pourriez-vous vous tenir au côté du Soleil ? Comment pourriez-vous vous mesurer à toutes les autres lumières qui orbitent autour de lui, désireuses de laisser la gravité les rapprocher jusqu'à les laisser s'entrechoquer pour créer ensemble la plus belle des supernovas ?

"- Vous savez combien de filles et de garçons sont venus me voir pour me dire qu'ils aimaient Florian ?"

 Je me retourne vers elle, l'air désolé pour moi-même. Elle m'adresse un hochement de tête entendu. Elle a compris : beaucoup. Ma relation privilégiée avec lui était connue, alors on venait me trouver, me demander ce qu'il appréciait, ce qui lui ferait plaisir, s'il était amoureux, s'il était disponible. Je répondais toujours honnêtement. Et une très bonne amie a fait partie du lot.

"- Une copine de mon groupe l'aimait elle aussi. Elle était adorable : blonde, fine, yeux bleus, pétillante, féminine... Un vrai rayon de soleil. Parfaite pour lui."

 Ce n'était pas à moi de décider pour Florian.

 Il aimerait qui bon lui semble. Mais il n'avait pas manifesté le moindre intérêt à mon égard. Ce ne serait pas moi. Et il avait tant d'options, je ne pouvais pas lui en vouloir.

"- Vous n'avez jamais rien dit ?

- C'est là qu'on arrive à la partie rigolote !"

 J'ai bien fini par lui dire... Oh, ça oui ! Mais bien des années plus tard. Je rigole d'avance, c'est d'un ridicule hilarant. Je reviens m'asseoir dans mon fauteuil, je m'y enfonce en gigotant d'impatience ! J'aime vraiment raconter cette histoire tellement je la trouve choupie. J'avais rien dit et j'avais laissé mon amour pour lui de côté pendant les années lycées et le début de ma licence, mais ça ne veut pas dire que je ne pensais pas à lui ! J'avais juste pas trouvé qui que ce soit pour me faire tourner la tête au point de l'oublier. Alors c'était toujours Florian.

"- Après le mois de décembre où j'ai été... Attaquée... J'ai passé mes partiels, je suis rentrée pour Noël, et je suis revenue en janvier dans la ville où je faisais mes études."

 Le retour avait été horriblement difficile. J'avais pu souffler dans ma ville natale : elle, je ne lui avais associé aucun danger, je connaissais les habitants, les rues... La boule au ventre m'avait quitté le temps de revoir ma famille, et puis j'étais revenue en terrain hostile. Le début d'année était toutefois propice aux sorties : les cours reprenaient tranquillement, le rythme peu soutenu nous laissait libres, et l'effervescence des fêtes ébranlaient encore les esprits. Aussi, mes difficultés avaient motivé mes amies à me sortir pour me changer les idées.

"- Avec les filles, on allait toujours dans la même boîte. Elle était planquée dans un petit sous-sol, c'était assez intimiste, et les gens y étaient sympas. Et puis... Le jeudi soir, c'était thème années 80."

 A chaque jour son thème ! Rock le lundi, moderne le mardi, techno le mercredi... Le vendredi et le samedi changeaient chaque semaine : soirée pyjama, déguisé, travesti... On ne s'ennuyait jamais quand on allait là-bas, c'était toujours joyeux. Et l'alcool était pas cher... Fourbe cette boîte !

"- Du coup on est sorties un jeudi soir. Avec une copine de lycée de mes amies de licence que je ne connaissais pas, entre filles. J'avais besoin de relâcher la pression alors je me suis laissée aller. Et j'ai bu... Mais j'ai bu !"

 Je m'enfonce le visage entre les mains à cause de l'embarras. Dieu merci, aujourd'hui je connais mieux ma faible tolérance à l'alcool et je m'évite des grands moments de solitudes. Mais ce soir là j'avais abusé. Madame Monier rigole un peu, je rigole avec elle, nerveusement mais réellement amusée par la situation.

"- A la base, c'était pas prévu que je déclare ma flamme ce soir-là... Ou n'importe quel autre soir en fait. Mais vous comprenez : leur copine que je connaissais pas, elle était très amoureuse de son prof d'escalade. Et il fallait bien que je la motive."

 Vous n'êtes pas prête madame Monier. Je vois bien vos yeux rirent d'avance, vous voyez où je veux en venir. Mais c'est pire que tout !

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