L'ami - 2
Je me souviens de l'agitation qui régnait dans la boite de nuit ce soir-là. Comme à chaque fois, bien entendu, mais l'ambiance m'avait parue plus enjouée qu'à l'accoutumée. Les spots de lumières dansaient avec les quelques courageux déjà sur la piste, le DJ enchainait les tubes de l'époque de nos parents, et les serveurs allaient de table en table chargés de verre pleins dans un sens, vides dans l'autre. On s'était installées dans une petite alcôve et j'avais fait la connaissance de cette jeune femme qui était scotchée à son téléphone. Elle semblait attendre un appel ou un message, alors je l'avais questionné : j'étais inquiète que quelque chose n'aille pas. Elle m'avait vite rassuré, m'expliquant en parlant très fort pour couvrir le son de la musique qu'elle échangeait depuis quelques jours avec son professeur d'escalade qui avait le même âge qu'elle.
Ils discutaient quotidiennement et elle n'osait pas lui dire qu'il l'intéressait, terrifiée à l'idée que leurs leçons deviennent gênantes pour l'un ou l'autre. Et ce qu'il partage ou non son intérêt. Les filles trouvaient ça mignon et l'encourageaient à lui en parler malgré tout, mais elle ne semblait pas convaincue.
"- Je lui ai parlé de Florian, que moi non plus j'arrivais pas à lui dire. Alors, en rigolant, je lui ai proposé un marché : si je le fais, tu le fais aussi !
- Et ça a fonctionné ?
- Super bien ! En fait, ce qu'il faut savoir, c'est que comme on était en sous-sol au Sunset, on avait pas de réseau : impossible d'utiliser son téléphone. Mais j'ai fait semblant : j'ai écrit un message à Florian en lui déclarant ma flamme. Je savais qu'il partirait pas tant que je resterais en bas."
J'avais rédigé ça devant elle, je lui avais montré mon écran, puis j'avais cliqué sur 'envoyer' sous ses yeux. Avec le recul, je ne suis pas super fière : c'était manipulateur comme stratégie, je ne prenais absolument aucun risque et je la motivais à faire ce que j'étais trop peureuse de faire pour moi-même. Pas cool, surtout pour une première rencontre.
"Elle avait beaucoup plus bu que moi à ce moment-là. J'avais encore les idées claires, mais elle, pas vraiment. Du coup, elle a pas vu le petit message qui indique que le SMS est pas parti."
Si madame Monier avait pu avoir un saladier de pop-corns, je suis sûre qu'elle les aurait dévoré avec plaisir en m'écoutant raconter ça. Elle a un grand sourire et fait preuve d'une attention digne d'un blockbuster. Ca la rend plus accessible, elle a peut-être un petit côté commère à ses heures perdues. Je m'empresse de lui expliquer la suite :
"Je sais pas comment elle a fait pour ne pas comprende la supercherie, parce que forcément, elle a voulu envoyer un message à son tour. Et elle a bien remarqué qu'on n'avait pas de réseau. Mais sans se poser la moindre question, elle est remontée au rez-de-chaussé où il y avait la salle de billard pour envoyer son texto."
Moi et mes amies l'avions vu grimper les escaliers quatre à quatre, téléphone en main, cheveux battants. Elle avait tout juste disparu de notre champ de vision qu'on a explosé de rire et commandé une nouvelle tournée pour trinquer à cette soirée qui s'annonçait explosive ! J'ai rarement passé une nuit aussi fabuleuse, même en considérant qu'elle s'est plutôt mal finie.
"- Elle est redescendue quelques minutes après, on a continué à boire et à faire la fête. L'important c'est que c'était fait.
- Pour elle en tout cas."
Madame Monier est amusée, mais elle a quand même un air qui semble me dire "franchement, t'abuses". Enfin, dans son langage, ça serait plutôt "vous avez été maligne, mais c'était peut-être un peu lâche de votre part, vous ne pensez pas ?". Mais bon, pour le moment, elle ne dit rien et se contente de profiter de mon histoire. Elle a bien saisi qu'on en a pas encore fini, il manque encore la chute.
"- Plusieurs heures plus tard, on devait approcher d'une heure du mat', et j'avais beaucoup, beaucoup trop bu. Je marchais plus très droit et j'avais la tête vaseuse. Et avec les filles, on a eu besoin d'aller aux toilettes. Qui étaient au rez-de-chaussé, avec les billards...
- Non...
- Si !"
J'avais complètement oublié de supprimer le message. Et surtout, j'avais oublié que mon téléphone était encore dans la poche arrière de mon jean. J'avais lancé un boomerang comme une vraie pro et il me revenait en plein dans la gueule ! Je suis montée avec, sans y penser : j'étais passée à autre chose. J'ai fait l'aller-retour sans envisager une seconde que je venais de commettre la bourde la plus ridicule qui soit en tombant dans mon propre piège !
"- J'ai pas réalisé tout de suite. On est allées aux toilettes et on est retournées en bas pour prendre d'assaut la piste de danse. Et puis, plus tard, on a voulu faire une photo. Alors j'ai sorti mon téléphone. Et là ! Là, j'ai compris l'erreur monumentale que je venais de faire."
Le message pour Florian écrit à la va-vite en étant un peu pompette, plein de fautes d'orthographes, et pas romantique le moins du monde parce que je pensais pas l'envoyer... Il l'avait reçu. Panique instantanée : je me suis retrouvée sobre dans la seconde. Plus une goutte d'alcool dans les veines. J'ai essayé de chercher du soutien auprès de la seule personne qui pouvait partager une fraction de mon stress à ce moment-là : celle que j'avais voulu piéger.
"- J'ai demandé à ma nouvelle copine si elle avait reçu une réponse de son prof d'escalade, et elle était curieuse de savoir si ça avançait de mon côté aussi. Alors, je lui ai proposé qu'on remonte cinq minutes pour voir si on recevait quoi que ce soit.
- Et alors ?
- On s'est faites recalée toutes les deux, en même temps !"
Bon, on avait passé l'heure suivante à essayer de sauver les meubles... A moitié en larmes, à moitié en fou rire, on a essayé de discuter avec nos crush respectifs pour s'expliquer, et gérer la situation. Mais bon, on était si saoûles que ça n'avait pas beaucoup de sens. On s'en est vite rendues compte et on a dit aux garçons qu'on reprendrai la conversation le lendemain matin quand on fonctionnerai à l'eau plutôt qu'au rhum. On s'est effrondrées l'une sur l'autre en s'asseyant dans les marches de l'escalier de la boite avec de la mauvaise bière pour se consoler mutuellement, répétant inlassablement que "la vie est une pute". Pas mon moment le plus subtil... Mais pour ma défense, entre l'alcool, ma bêtise, et le rateau, j'avais de quoi être grossière.
"- On a pas laissé ça nous abattre trop longtemps. Pour se faire passer la peine on a pleuré un bon coup et on est retournées danser ! Je l'ai jamais revue cette fille, on n'a pas échangé nos numéros, mais j'ai un super souvenir d'elle."
Je me demande si elle a pu regarder son prof en face à leur cour suivant. Moi, j'aurais pas pu. Je ne serais même pas venue. Mais elle paraissait être quelqu'un de bien plus courageux que moi... Je me surprends quelquefois à imaginer qu'elle aurait eu la force d'y aller, qu'elle se serait peut-être battue pour cette relation, et que les choses faisant, il aurait fini par s'éprire d'elle lui aussi. Un beau roman en somme, mais peu probable. Quoi qu'il en soit, j'espère qu'elle a rencontré quelqu'un qui prenne soin d'elle et qui l'aime à sa juste valeur.
"- Qu'est-ce qu'il s'est passé le lendemain matin ? Vous avez pu parler avec Florian ?"
Madame Monier semble à la fois curieuse d'avoir la suite de mon histoire, et inquiète. Je ne lui ai jamais parlé de lui : elle s'imagine peut-être qu'il ne fait plus parti de ma vie et que j'avais eu raison de craindre que notre amitié s'éteigne si je lui avouais tout. C'est une peur légitime à mon sens, une qui m'avait saisi au ventre dès le réveil. C'est une boule que j'ai dabord confondue avec celle de la gueule de bois. Mais après avoir vidé mes tripes et bu un grand verre d'eau, j'ai bien compris que c'était l'angoisse plus que la cuite qui me rendait malade. Mes tympans hurlaient à la mort, entre les bruits parasites, les voix qui hurlaient, le stress et le simple mal de crâne, j'ai cru que ma tête allait éclater.
"- J'étais pas en état de tenir une conversation, j'avais trop mal et trop peur. Et puis, on était vendredi matin, fallait que j'aille en cours !
- Dans votre état ?
- Dans mon état, oui. Gavée de médocs par contre. Je suis allée à mon amphi de dix heure à midi, et j'ai échangé avec lui à l'heure du déjeuner. Je n'avais qu'une heure de pause."
Juste assez de temps pour qu'on puisse parler. Juste trop peu de temps pour m'offrir une échappatoire.
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