L'amoureux - 1
"Lui, il était tout ce dont j'avais toujours rêvé."
Un homme beau, intelligent, intéressant et intéressé, drôle, galant, prévenant... Le prince charmant en somme ! Tout ce que Disney m'avait vendu depuis que j'étais en âge de regarder un film. Ce qui était d'autant plus cocasse qu'il ressemblait beaucoup à un acteur français dont j'avais à peine connaissance à cette époque. J'avais revu Florian, au bord du lac, et j'arrivais enfin à me faire à cette relation fraternelle que nous développions. Je ne m'attendais pas à passer à autre chose si vite, à ce qu'un autre me fasse tourner la tête sans crier gare, dès le premier soir de notre rencontre.
"C'était au tout début de ma L3."
A la faculté, une nouvelle année s'était achevée, un nouvel été était passé, et une nouvelle rentrée nous avais réunies avec les filles. Notre dernière année de licence débutait et septembre s'annonçait comme le calme avant la tempête : un dernier répit avant la course au master et à la place si désirée qui se payait très cher dans notre champ d'étude. La solidarité entre étudiants allait mourir pour laisser place à la compétition malsaine qui est le lot de tous les milieux concurrentiels. Pour profiter de nos derniers moments de paix, la fête était une obligation de chaque instant, ou presque.
"Un jeudi, nous avions rendez-vous avec les filles, le copain de l'une d'entre elles et ses copains à lui pour aller au Sunset."
Une petite bande réunie pour rejoindre bras-dessus bras-dessous notre boîte adorée et sa musique étourdissante.
"Lui, c'était le copain du copain. Et mon Dieu... J'étais juste... wouaw."
C'est étourdissant, quand vous ne croyez pas au coup de foudre, d'en être vous-même la victime. Je ne saurais même pas dire ce qui m'a marqué en premier. Sa posture ? Il était détendu mais assuré, à l'aise et confiant. Son sourire ? Alors qu'il riait à une blague douteuse d'un ami, social et heureux. Son allure ? Celle d'un homme fringant mais accessible, comme un jeune entrepreneur un peu rock sur les bords. Et, je n'aurais pas pu m'en cacher, son visage aussi. Il avait la machoire taillée, la barbe entretenue avec soin, des yeux clairs pétillants, des traits masculins aiguisées par une finesse plus féminine... Le good-boy un peu bad-boy : tout à fait mon genre. Et je me suis retrouvée toute chamboulée, interdite un instant.
"J'ai réussi à lui dire bonjour normalement, à lui et aux autres, et le choc m'est passé vite. Mais j'ai des yeux, je sais quand quelqu'un est beau. A tous les sens du terme."
La soirée s'est passée d'une façon on ne peut plus banale : ballade en ville pour rejoindre le Sunset, première commande de bières puis de cocktails le temps que l'ambiance s'échauffe, dépense d'énergie parmi les danseurs, quelques baisers pour les couples présents, beaucoup de gentilles taquineries pour les amis, et rien d'étranger au bataillon ! J'avais beau passer un superbe moment et m'amuser sans me soucier de mes problèmes quotidiens, l'ordinaire de cette sortie aurait pu m'ennuyer.
"Je passais un bon moment, mais j'étais un peu frustrée en vrai. Parce qu'avec la musique à fond, c'est pas évident de faire connaissance et d'entamer une conversation. Mais en fait, on a vite quitté le Sunset pour aller en terrasse."
Ce soir-là, sûrement parce qu'on était à la période où tout le monde sortait le jeudi soir, la boîte était bondée. Trop pour notre confort passé une certaine heure. On avait remballé et décidé d'aller plutôt s'installer autour de la table bancale d'un bar quelconque pour profiter d'une des dernières nuits d'été de l'année. Sur le chemin, les filles n'arrêtaient pas de piailler autour de lui, le téléphone à la main, mais pas avec l'air de minauder, plutôt comme si elles l'asticotaient. J'étais curieuse de savoir ce qu'il se tramait, et aussi de me rapprocher de lui, alors je leur ai demandé ce qui leur arrivait. Elle m'ont collé l'écran de leur téléphone devant la figure, Google Image ouvert sur les photos d'une star de cinéma quelconque.
"Les filles trouvaient qu'il ressemblait à un acteur et m'ont demandé mon avis sur la route. Je connaissais pas le gars, mais il fallait bien admettre qu'il y avait une ressemblance troublante."
A sa tête, on avait dû lui faire la remarque un nombre incalculable de fois. Il restait poli, mais on sentait bien que ça avait tendance à l'énerver. Et puis, elles, elles le connaissaient depuis des années, elles faisaient ça à chaque fois qu'elles le voyaient ? Pour lui, j'espérais que ce ne soit pas cas...
"La situation semblait l'embêter un peu, alors je n'en ai pas fait tout une histoire, et de toute façon, ça ne m'intéressait pas. J'ai demandé aux filles de le laisser respirer, il avait clairement l'air mal à l'aise."
Ca n'avait rien d'une stratégie, j'aurais fait la même chose pour n'importe qui. Je me sentais juste navrée de le voir être le sujet d'une attention qu'il jugeait désagréable. Nous n'avons pas échangé le moindre mot, simplement un regard entendu, et nous avons poursuivi notre chemin avec le reste du groupe. La nuit était claire et douce, le ciel dégagé laissait entrevoir quelques étoiles malgré les lumières de la ville, et le silence se faisait peu à peu à mesure que nous nous éloignions des quartiers les plus animés. Je ne pensais pas à lui plus que ça, à cet instant je profitais du calme qui nous était offert, et de la quiétude que je ressentais. Une sérénité et un silence rare depuis l'arrivée des hallucinations, quelques mois auparavant, surtout en extérieur. Cette paix était plus précieuse qu'une attirance subite, inattendue, et perturbante. Mais quand nous nous sommes installés, mon attention était à nouveau rivée sur lui.
"Au bar, Il a fallu qu'on se retrouve pile l'un en face de l'autre. Il connaissait pas le cocktail que j'avais commandé et je connaissais pas le sien, alors on a échangé nos verres pour goûter. Et, en fait, on a commencé par parler de cuisine..."
Les saveurs qu'on aimait, ce qu'on préparait pour soi-même mais pas pour les autres et inversement, les épices dont on ne pouvait pas se passer, les recettes ratées et les bonnes surprises... On a complètement oublié le reste du groupe. Et moi, j'avais complètement oublié mon intérêt pour lui. C'est la conversation qui était intéressante.
"Mais bref, la soirée s'est terminée, et comme tout le monde s'était éclaté, on s'est dit qu'on allait remettre ça la semaine prochaine, même jour, même heure, avant de rentrer chez nous. Je devais aller dans la même direction que lui, alors on a continué à parler de nos hobbies sur le chemins."
C'est une histoire affreusement banale. Une rencontre toute simple, des discussions toute simple, pour des gens tous simples. J'étais toujours absorbée par la conversation, mais j'ai à nouveau sentie mon coeur sauter quand au moment de partir chacun de notre côté, on a pas réussi à arrêter de discuter. Je ne voulais pas partir, et de ce que je percevais, lui non plus.
"Il fallait bien qu'on se sépare, il était tard, et il y avait cours le lendemain. Mais on est resté sur le bitume comme des piquets pendant au moins une heure avant de se dire que, "ouais, c'est pas sérieux", et d'enfin rentrer chez nous."
Je quitte ce moment suspendu pour revenir au cabinet. J'imagine que j'ai regardé dehors tout du long de mon récit. En reposant les yeux sur madame Monier, je la vois attentive, un léger sourire aux lèvres, le carnet et le stylo posés sur les genoux, au repos. Elle se contente d'écouter, et c'est beau. Mais j'avais presque oublié sa présence, soit parce que j'étais plongée dans ce souvenirs, soit parce qu'elle s'était volontairement éclipsée comme cela lui arrive parfois. J'ai du mal à assumer mes propres sentiments, surtout quand il s'agit d'un coup de foudre niais et cliché à souhait ! Les petits insectes courent et le rouge me monte aux joues, choses que je tente de cacher de mon mieux en vidant distraitement le thé froid que j'ai toujours en main et en laissant ma frange tomber sur mes yeux.
"Vous avez le droit d'être embarrassée, mais sachez qu'il n'y a rien de honteux dans ce que vous racontez."
Elle est gentille, mais quand même... J'avais vingt ans à cette époque et j'avais réagi comme une adolescente d'à peine quatorze. Et en y réfléchissant, j'avais vingt ans. J'étais jeune en fait. J'y comprenais rien, à l'amour, à la vie, à moi-même. J'y comprend toujours pas grand chose d'ailleurs. Je pose presque un regard attendri sur cette version adorable de moi-même, toute chamboulée par un garçon qu'elle connaissait à peine. Je fonds d'autant plus en me rappelant les événements du lendemain.
"Je vous vois sourire..."
Je regarde à nouveau ma thérapeute, et oui, mes lèvres se sont étirées toutes seules.
"Je pensais au jour d'après... Vous savez, on se moque souvent des filles et de leurs tendances à tout se raconter. Mais les mecs ils sont pareils en fait ! Il était ami avec le copain de ma pote de fac. Il lui a tout raconté, et lui, il a cafté à sa copine, qui m'a raconté à son tour."
On ne peut pas faire plus ridicule que notre espèce de téléphone arabe. Sauf qu'il n'y avait pas de déformation dans notre version : les screenshots, ça existe. Mon amie était toute contente de venir me trouver devant l'amphithéâtre le vendredi matin pour me montrer la discussion qu'avait eu les garçons et qui indiquait que j'avais peut-être une touche.
"Il n'y avait rien de faramineux à savoir honnêtement... Simplement qu'il me trouvait cool, et qu'il voulait me revoir. Mais ça m'a suffit."
J'étais passée par toutes les couleurs : blanche d'angoisse, verte d'inquiétude, rouge d'embarras. J'avais enfoui mon visage dans mes mains, je ne savais pas où me mettre, et j'avais couiné toute contente mais toute terrifiée. Oui, j'étais adorable...
"-Et vous vous êtes revus la semaine d'après ? Avec tout le monde, comme prévu ?
-Alors, oui et non. On s'est revus, mais pas comme prévu. Et ça s'est bien passé. Mais ça s'est aussi horriblement mal passé..."
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