L'amoureux - 2
"Le jeudi suivant, les filles ont toutes décommandées les unes après les autres... Et les gars aussi."
Je m'étais réveillée, comme un jour normal, j'étais allée en cours, comme un jour anormal. Deux d'entre elles étaient absentes : la première malade, la seconde rentrée chez ses parents pour aider avec un déménagement. Elles s'étaient excusées sur notre conversation de groupe, en expliquant qu'elles ne viendraient pas ce soir-là. La troisième qui, comme moi, connaissait mal le reste des personnes conviées, a préféré s'abstenir également. Et devant l'abandon généralisé, les garçons ont fini par se retirer au fur et à mesure que la journée avançait...
"Quand je suis sortie de mon dernier amphi, tout le monde avait annulé, sauf lui et moi. Du coup, sur une conversation privée, on s'est dit que c'était trop bête de laisser tomber la soirée, et qu'on avait qu'à aller au resto tous les deux à la place. Vu qu'on aimait la cuisine..."
Absolument pas innocent comme démarche : on avait tous les deux envies de se revoir, et je pense qu'on le savait. Maintenant, ce heureux hasard me paraissait louche. Je n'ai jamais su si mes amies avaient volontairement fait en sorte qu'on ne soit que deux, mais ça me semble difficile de contrôler quand on tombe malade... Je leur laisse le bénéfice du doute. J'aurais trouvé ça mignon comme démarche, mais c'est d'autant plus adorable que tout a été spontané.
Je suis rentrée chez moi, j'ai passée une heure à choisir comment m'habiller, au moins autant pour réussir à me coiffer et à me maquiller pour que ça ai l'air soigné mais désintéressé, et une heure de plus pour calmer mes nerfs. J'étais ridiculeusement en avance et je tournais et retournais dans mon appartement comme un lion en cage. Il aurait été stupide de partir si tôt, mais il était tout autant stupide d'être prête une heure à l'avance et d'errer chez soi. Je n'étais même pas encore face à lui qu'il me remuait déjà.
"-Quand on s'est retrouvés dans le centre-ville, je m'attendais pas à ce que ce soit facile, mais je pensais quand même retrouver la sensation de confort que j'avais ressenti la semaine d'avant quand on était seuls. Mais pas du tout.
-Et qu'est-ce que vous avez ressenti dans ce cas ?"
Madame Monier parle tout bas. Et c'est seulement maintenant que je réalise que je murmure moi-même, comme si toute cette histoire était un secret. C'en est peut-être un. C'est quelque chose qui me met en rage contre moi-même, mais qui a aussi été le début d'une des relations les plus précieuses de ma vie : quelque chose qui ne devrait appartenir qu'à moi. Et à lui. Ce que j'ai ressenti, c'était le retour de mes faiblesses, de mes blessures, de ma cage.
"-J'avais peur."
Aussi simple à dire que difficile à assumer. Je sens naturellement le froid saisir mes os, le chaud brûler mes muscles, les bruits se glisser sous ma peau. J'aurai dû garder mon manteau. Ou demander un plaid à Madame Monier. J'aurai eu de quoi me protéger.
"-De quoi aviez vous peur exactement ?
-J'avais peur qu'il me fasse du mal."
Imbécile. Je suis une imbécile. Il était parfaitement convenable avec moi. En le voyant arriver au loin, j'avais d'abord été saisie par cette excitation et cette angoisse bienheureuse de tout premier rendez-vous digne de ce nom. Puis la bise. Sa main sur mon épaule. Respectueuses. Envahissantes. Les souvenirs avaient surgis, inarrêtables, de cette lumière bien trop blanche et de ce visage bien trop sombre, de ce carrelage bien trop froid et de ce corps bien trop chaud, de ses mots bien trop légers et de ces mains bien trop lourdes. Leurs yeux s'étaient superposés un instant, si similaires en couleurs, si différents en intention. Je m'étais instantanément tendue, crispée, envahie à la fois par l'attente de tendresse comme de violence.
"-J'ai souri de mon mieux, et j'ai caché mon angoisse autant que j'ai pu. Je l'ai suivi dans le centre jusqu'au restaurant parce que je voulais vraiment que ça se passe bien. Mais mes jambes me suppliaient de rentrer, j'ai cru que mes chevilles allaient lâcher.
-Il devait beaucoup vous plaire pour que vous arriviez à resister à votre besoin de fuir..."
Ce serait mentir de dire qu'il aurait plu à tout le monde, mais j'aurais pu le croire. Je ne lui trouvais à ce moment-là aucun défaut. Il était calme, serein et accessible. Il était souriant, décontracté et accessible. Il était intéressant, intéressé, et accessible. Il gardait ses distances tout en cherchant à se rapprocher, il était force de proposition sans imposer quoi que ce soit. Il me mettait à l'aise tout simplement. Ma tête était contente, c'est juste mon corps qui avait pas compris que tout allait bien.
"-Il aurait pu sortir d'une rom-com tant c'était parfait. Il n'avait rien prévu de particulier, il m'a juste proposé un petit bistrot qu'il connaissait dans un coin sécure de la ville qui servait des choses simples. Le fait que tout soit spontané enlevait beaucoup de la pression, et ça faisait presque plus soirée amicale que rendez-vous."
Nous nous étions assis, coincés dans un recoin de la salle principale, face à face autour de cette toute petite table qui créait toutefois un fossé entre nous qui, à ce moment-là, me protégeait mieux que n'importe quelle armure. J'avais pu souffler. Oublier. Et là, j'avais découvert la douceur d'une attirance réciproque, d'une conversation entendue, nourrie et enthousiaste, d'une curiosité à découvrir l'autre et à se laisser découvrir... En face de moi était assis un homme charmant et délicat, cultivé, élégant dans sa tenue et ses propos, mais aussi simple et moderne. Je ne pouvais m'empêcher de trouver sa confiance en lui et sa robustesse apparente attirantes. Comme si je venais de trouver la berge sablonneuse et accueillante au milieu de la tempête qui agitait mon verre d'eau.
"- Notre dîner s'est superbement bien passé. Je n'ai pas vu le temps filer. Puis, je ne me souviens plus bien de ce qui a été dit, mais nous avons évoqué nos relations amoureuses passées. Inexistantes dans mon cas. Je ne pouvais penser qu'à ces deux... idiots."
La morsure du froid s'était à nouveau refermée sur ma chair qui, sans que je ne remarque rien, s'était réchauffée jusqu'à bouillir. Mes membres lâches et détendus grâce à mon confort et aux quelques verres de vin que j'avais bu s'étaient remis au garde-à-vous. Et mon sourire avait beau se figer en un rictus que j'imagine peu naturel, il n'avait pas quitté mon visage. Je ne voulais pas l'affoler.
"-Il m'a dit... Je ne sais plus très bien à dire vrai. Mais il a sous-entendu que je l'intéressait et qu'après ces histoires qu'il me racontait, j'étais peut-être sa future relation amoureuse..."
Les années ont défilées depuis ce soir-là. Et j'en ai connus d'autres, de ce genre de moments qui vous marquent par leur simplicité et leur fragilité, mais aussi par leur tendresse. Je pourrais m'y être habituée, mais c'est le visage en flamme que je regarde les petites derbies de Madame Monier, incapable de lui dire ça dans les yeux. Mes mains se serrent, bloquées entre mes genoux et je serre ma lèvre entre mes dents.
"-Qu'est-ce qui vous embarasse dans cette histoire ?"
Je ne lâche pas mes mains, je ne lâche pas ma lèvre, mais j'ose la regarder. Le soleil pugnace de cet après-midi lui illumine le visage, les rideaux créant un rai de lumière qui l'encadre parfaitement. Elle n'a pas le sourire attendri qu'elle a parfois quand je me montre timide. Je me demande ce qu'il y a de si différent cette fois. Ce n'est pas que son attitude soit aggressive, mais elle affiche une mine concentrée et curieuse : les sourcils un peu froncés, la bouche serrée, on dirait qu'elle scrute un puzzle qu'elle n'arrive pas à finir. Je ne vois pas ce qui la perturbe tant cette fois-ci.
"-Pourquoi cette question ?
-Vous avez souvent tendance à vous montrer gênée par certaines choses plutôt... ordinaires. J'ai pensé que vous étiez simplement un peu farouche, mais je me demande si ce n'est pas liée à quelque chose de plus profond que ça... Vous avez du mal à admettre vos émotions négatives, mais vous n'avez pas l'air en colère ou jalouse ici... D'où ma question. Pourquoi êtes-vous mal à l'aise ?"
Ses traits se sont un peu détendus. Comme souvent, elle s'est rendue compte que son visage m'avait perturbé. Je comprends le sens de sa question, mais je suis étonnée qu'elle n'ai pas cerné la réponse par elle-même, je pensais que c'était clair...
"J'ai toujours du mal quand les gens me montrent de l'affection ou de l'amour. C'est ce que je cherche bien sûr... Mais j'ai peur d'en devenir hautaine. Ou fière. J'ai peur de prendre le melon et d'arrêter de faire des efforts. Ou alors, j'ai juste le sentiment de pas le mériter."
Elle acquiesce, note un petit quelque chose, et s'apprête à rebondir mais je ne lui en laisse pas le temps. Je ne veux pas parler de ça pour l'instant :
"-Je lui ai dit. Pour les agressions. Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je lui ai tout dit. Pas en détail. Juste que j'avais peur, que ce n'était pas de sa faute, et que ça risquait d'être parfois difficile entre nous."
Encore à ce jour, je n'explique pas cette réaction. Peut-être avais-je besoin de le prévenir, lui annoncer ce dans quoi il s'embarquait, lui prouver que je n'étais pas si agréable que ça, que j'étais le poids que j'étais persuadée d'être. A quoi cela m'aurait servi ? Il allait fuir, me laisser, c'était complètement contre-productif. Mais s'il partait, je n'aurai plus peur. Et je ne risquerais pas de devenir détestable parce que quelqu'un arrivera à me persuader que j'ai de la valeur. Je resterai humble. Je resterai quelqu'un de bien. Qu'il reste, ou qu'il parte, mon coeur se briserais et survivrais en même temps.
"-Quelle a été sa réaction ?"
A cet instant, j'avais joint les mains sur la table du bistrot, devant moi, alors que nous attendions les desserts que nous avions commandé. J'aurai pu briser mes propres os. Puis j'avais senti une paume se poser légèrement sur mes poings contractés. Lentement, aérienne, rassurante. J'avais laissé mes doigts se détendre en apercevant les yeux tendres qu'ils avaient alors posé sur moi.
"-La même que la vôtre. Il a dit que tout irait bien, qu'on irait à mon rythme.
-Comment s'appelait-il ?
-Lui, il s'appelait Raphaël."
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