La silhouette - 4

8 minutes de lecture

En soi, mon amie n’était pas laide.

 Mais comme moi, elle était bien en chair, sa peau était abîmée, ses vêtements ne la mettaient pas en valeur. Elle, elle était toute petite, moi j’étais trop grande. Elle se tenait de travers, je m’affalais en avant. Elle mâchouillait ses cheveux, je rongeais mes ongles. Elle parlait trop doucement, moi, trop fort.

"En fait, elle m’a fait l’impression d’un miroir. C’est moi que je voyais assise là."

Et je n’ai pas aimé la trouver… pas belle. En la considérant de cette façon, tous les beaux efforts que je fournissais sur moi s’envolaient d’un coup. Et qu’est-ce que ça disait de moi ? Que moi aussi j’estimais la qualité d’une personne à son apparence ? C’est sûrement très humain, mais je n’aimais pas être à l’origine de ce jugement que je redoutais tant. Et autre chose a fini de me débecter de moi-même.

"J’étais jalouse."

 J’aimerais bien me rouler en boule. Tenir mes genoux contre ma poitrine. Cette position de fœtus m’a toujours rassuré. Mais je me vois mal monter mes escarpins sur le fauteuil… Je risquerais de le déchirer avec les talons et de le salir avec les semelles. De plus, ça n’est pas très poli, ni séant. Je me contente de m’enlacer moi-même et de planter mes ongles dans mes avant-bras. Besoin de réconfort, et d’une sanction.

"Elle n’était pas seule. Elle avait deux filles adorables et superbes à ses côtés. Qui l’écoutaient quand elle parlait, qui rigolaient à ses blagues, et qui la reprenaient gentiment quand elles n’étaient pas d’accord avec elle. Enfin, de ce que j’en ai vu."

 J’étais éblouie par l’authenticité dont elle semblait faire preuve. Et par l’attention que ses amies lui accordaient. Elle s’exprimait peu et à voix basse, alors elles traitaient chacun de ses mots comme un trésor, l’encourageaient à approfondir parfois… Et si ça n’avait aucun sens, ou que, clairement, ce qu’elle avait à dire ne les intéressait pas, elles ne l’accusaient jamais de rien. D’être dispersée, ou ennuyeuse…

"- ‘Pourquoi elle, et pas moi ?’. C’est le premier truc qui m’a envahi l’esprit. Vous m’avez demandé si devenir jolie, ça m’a permis de m’aimer. Mais là, j’avais la preuve que ce ne serait pas suffisant.

- C’est-à-dire ?"

 C’est assez rare qu’elle me demande de clarifier. C’est pas comme si les psychologues avaient des super-pouvoirs de super-clairvoyance. Mais j’imagine qu’elle a accumulé l’expérience nécessaire pour comprendre ce que ses patients veulent dire. Ou alors, d’habitude, elle attend patiemment que plus d’informations lui parviennent au fil de la conversation. Je saisis pas bien pourquoi elle m’a demandé de faire des précisions si vite. Je ne peux pas tout comprendre non plus, mais ça m’inquiète de ne pas savoir. J’ai dit une bêtise ?

"Elle avait tout ce que je voulais, avec le même… handicap ?"

 Je n’aime pas utiliser ce mot-là. Le double-sens fait mal. Est-ce qu’être ou se sentir difforme ça peut être considéré comme un handicap ? Je me le permets ici parce que je ne vois pas comment exprimer ça autrement, et parce que je sais que ça ne sortira pas d’ici. Mais je risquerais d’irriter quiconque a une vraie difficulté… A juste titre. Aveugles, manchots, psychotiques et autres névrosés… Franchement, au final, de quoi je me plains ?

"Donc le problème, ce n’était pas mon apparence. C’est pas sur ça qu’il fallait que je travaille."

 J’observe la réaction de madame Monier qui hoche la tête. Mon explication lui convient semble-t-il. Elle a porté le bout de son stylo à la bouche. Elle ne le mordille pas, elle le tient seulement coincé entre ses lèvres. C’est la première fois qu’elle fait ça, ou bien je n’ai jamais remarqué avant. J’aime bien, ça la rend un peu plus normale. Elle aussi a ses petites manies, ses petits gestes, qui lui apportent du soutien.

"Je me demandais si j’étais pas tout simplement détestable. Alors que je faisais tous les efforts du monde pour être gentille, pour m’intéresser aux autres, pour être serviable…"

 Très vite je m’étais rendue compte que dire « non », ça n’attirait pas la sympathie. Surtout quand vous avez l’habitude de dire « oui ». Au début, quand on demandait mon aide, je répondais à l’appel parce que j’avais une véritable envie d’aider. Au collège, c’étaient mes amis, je voulais être là pour eux. Et puis, un jour, je n’ai pas pu. Faute de temps, je crois. Et subitement, ils n’étaient plus mes amis. Ils ont disparu du jour au lendemain. Comme si je ne leur étais plus d’aucune utilité. Les moqueries ont commencé. Et à partir de là, j’ai toujours dit « oui ». Parce qu’on vous aime beaucoup quand vous êtes indispensables. J’avais raconté ça à Madame Monier vers les premières séances, il y a des mois de ça, je me demande si elle s’en souvient. Je la vois parfois fouiner dans ses notes plus anciennes, j’espère pour elle qu’elle a un système qui lui permet de retrouver vite ce qu’elle cherche… Mais là, elle me fixe sans rien dire, ni rien écrire. Le stylo n’est plus dans sa bouche.

 Je ne sais pas trop quoi ajouter. On a déjà abordé ce sujet ensemble : que je me plie en quatre pour être aimable sans arriver à m’intégrer. J’observe le verre posé devant moi, l’eau parfaitement lisse, les reflets de la lumière sur la table. Trop de perfection pour ce petit objet, il en est suffocant. Je viens tourner le doigt sur le rebord, créant de petits remous à la surface. La lumière vient s’agiter en de subtiles volutes. Encore plus parfait. J’en viendrais presque à jalouser un verre.

"Qu’est-ce que vous entendez par « détestable » ? Détestable pour qui ?"

 C’est vrai… On a pas encore parlé de ça. Je me saisis du verre et je le vide d’une traite avant de le reposer à l’ombre. Ça m’attriste de devoir l’empêcher de briller pour me sentir mieux.

"Pour les autres… Je veux dire, si on ne veut bien de moi que quand je me montre attentionnée et disponible, c’est que sans ça je dois être insupportable."

 Je sens la moutarde me monter aux narines. Je viens poser le coude sur le bras du fauteuil et soutien ma tête du poignet. Le plus éloignée possible de Madame Monier. Comme pour lui éviter ma présence. Le plus proche possible de la fenêtre. Comme pour essayer de voler de sa lumière.

"Pour moi. Est-ce que je suis vraiment quelqu’un de bien si je le suis par intérêt ?"

 Je l’entends inspirer. Je me demande ce qu’elle pense. Je n’arrive pas à la cerner. J’espère juste qu’elle non plus, elle ne voit pas en moi un cas désespéré.

"Elles aussi je les ai manipulées."

 J’entends le stylo s’agiter. Puis le bruit sourd du carnet qu’elle pose sur la console. Mis de côté, jamais oublié. Enfin, le tissu du fauteuil : elle s’avance. Dehors, le soleil est en train de se coucher et de disparaître derrière un nuage pressé de venir déverser sa pluie glaciale. C’en est fini de la chaleur réconfortante de la fenêtre. Je me lève pour m’en approcher. Je désigne les épais rideaux verts du doigt.

"Je peux ?"

 J’imagine qu’elle me scrute, elle aura compris ma question.

"Allez-y."

 Je tire sur la toile. On dirait du lin. Ils sont semi-occultants, la luminosité filtre encore un peu à travers les mailles. Il est beau ce vert. Le cabinet est plongé dans une pénombre feutrée, intime, secrète. J’ai toujours un pan serré dans la main quand j’entends un cliquetis discret. Une aura dorée a jailli dans la pièce. Je me retourne pour trouver madame Monier éclairée par la lampe à pied posée entre nos deux fauteuils. On dirait un projecteur braqué sur la prima donna. Ou sur l’inspecteur prêt à vous faire avouer.

 Mais son visage n’est ni celui d’une diva, ni celui d’un enquêteur. Son regard semble triste et soucieux. Curieux aussi. Elle a les yeux maternels. Mais distants.

"Expliquez-moi. Qu’est-ce qu’il s’est passé pendant votre TD ?"

 Elle a parlé tout bas. Elle est plus ferme d’habitude. Moi, je reste là, adossée à la fenêtre, enlacée par le drapé des rideaux. Je referme les bras sur mon ventre et je regarde mes pieds. Les escarpins me font mal, tant pis.

"On s’entendait plutôt bien. Mais, je sais pas… Elles avaient chaud alors j’ai sorti le ventilo. Elles avaient peur de présenter notre travail à l’oral à la fin du cours, alors c’est moi qui y suis allée. Dans la discussion, elles ont parlé de profs qu’elles n’aimaient pas, mais certains étaient sympas, alors j’ai rien dit. Enfin bref, j’ai fait tout ce qu’il fallait."

 Je me souviens de me tenir debout à notre table pendant cette présentation. Devant ce prof plutôt cool qu’elles avaient pas l’air d’apprécier. Quand j’en avais fini, je m’étais rassis et elles m’avaient souri. « T’as trop géré ! », « Merci, c’est trop sympa ! ». Elles n’avaient pas tari d’éloges ni de gratitude.

"Ça a marché. Elles complimentaient mon travail, elles me remerciaient, ça leur avait plu. Sur le coup, c’est toujours agréable. Ça a été très dur à la fin du cours."

 Je suis fatiguée de me tenir debout. J’ai plus d’énergie aujourd’hui. Je viens me rassoir dans le fauteuil. Face à moi, madame Monier m’observe toujours baignée dans son halo doucereux.

"J’avais l’habitude… On bosse ensemble deux heures. Et on se voit plus jamais. Ce soir-là, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps."

 J’étais lasse de la solitude. C’est toujours dur de miroiter un confort amical tout en sachant qu’il n’est qu’éphémère.

"Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?"

 Je lâche un petit rire. Si j’avais su ce soir-là ce qui m’attendait le lendemain, j’aurais hurlé de bonheur au lieu de me noyer dans ma morve.

"J’ai eu un coup de chance monstre ! Je suis arrivée en CM un peu avant dix-heures. L’amphithéâtre était déjà bondé ! Il arrivait que certains soient obligés de suivre le cours assis dans les escaliers tellement on était nombreux dans la promo, j’avais peur de pas trouver où m’installer."

 L’angoisse, dans ce brouhaha et ce fourmillement incessant. Tous mes sens agités, agressés. Et là, le retour de mes petits anges. J’échange à nouveau un regard avec madame Monier, tout sourire. J’ai tellement de tendresse pour ce souvenir, je ne peux pas m’en empêcher.

"Elles étaient assises au milieu de l’amphi. L’une s’est retournée et m’a vue en haut des marches. Elle m’a fait de grands signes en pointant du doigt le siège libre à côté d’elle. Je sais toujours pas si elles avaient gardé la place pour moi, ou si ça a été un hasard complet. Mais je m’en moque pas mal."

Elle me sourit. Oui, madame Monier. Un peu de bonheur, ça arrive.

"C’est parti comme ça. On a échangé nos numéros de téléphones, et on ne s’est plus quittées."

Adieu ma solitude. Je ne sais pas si je le mérite, mais tu ne me manqueras pas.

Annotations

Vous aimez lire Charon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0