La silhouette - 5
"Bien, on s’était arrêtées à votre rencontre avec vos amies de licence. "
J’incline légèrement la tête pour acquiescer alors que je souffle sur la tasse fumante qui me réchauffe les mains. L’hiver s’est installé, la pluie est torrentielle dehors. Je suis arrivée trempée comme une soupe aujourd’hui. Madame Monier est adorable : Elle m’a prêté un énorme plaid dans lequel je suis maintenant emmitouflée et nous a préparé un thé pendant que je me défaisais de mon manteau. Il pendouille misérablement sur le portant, dégoulinant sur le lino.
"Vous avez dit que vous les aviez manipulées, est-ce que vous voulez qu’on reprenne là-dessus ?"
Inversons un peu les clichés : c’est moi qui réponds par « hum hum ». Je goutte au thé. Il me brûle la langue mais la chaleur qui envahi ma gorge est divine. Je me sens étrangement bien aujourd’hui. Le bruit de l’orage, la lumière tamisée dans le cabinet, le plaid, le thé… Je suis dans un petit cocon. Ça va être plus facile comme séance. Je finis de m’enfoncer dans le fauteuil, un peu de travers, pour bien faire face à madame Monier. Je suis prête.
"Oui. J’avais tout fait pour leur plaire. Et ça a duré un bon moment. On se voyait tous les jours, mais j’arrivais pas à être authentique avec elle. Je ne voulais pas qu’elles partent."
J’ai peut-être été un peu optimiste. C’est pas aussi évident que ce que je croyais : j’ai déjà un pincement au cœur. Mais ça reste plus supportable qu’à l’accoutumée.
"Quand vous dites « ne pas être authentique », qu’est-ce que vous entendez par là ? "
Pour elle aussi ça paraît plus sympa. On est sur le ton de la conversation plutôt que de la confession. Elle s’est installée contre son dossier, jambes croisées, son propre plaid sur les genoux. L’atmosphère est détendue, mais sérieuse.
"Ça passait par plusieurs choses. Déjà, comme toujours, dire « oui » à tout ce qu’elles me demandaient avec le sourire, même si ça me saoulait. Ensuite, être d’accord avec elles tout le temps, ou au moins, pas en désaccord. Et surtout ne pas parler de ce qui me plaisait mais qui était un peu ridicule. Et puis je continuais mes efforts sur mon physique parce que le jour du TD où on s’est rencontrées, j’étais maquillée, coiffée, et plutôt bien habillée. Elles m’avaient jamais vues « au naturel » et je voulais pas que ça change. Bref, en gros, je mentais du matin au soir."
Je souris un peu en y repensant. Je fais toujours tout ça avec mes collègues et certains amis aujourd’hui, mais à cette époque, c’était obsessionnel. Je ne comprends toujours pas où je puisais l’énergie nécessaire.
"Vous voulez bien qu’on s’arrête sur un point ? On avait déjà parlé de votre tendance à tout accepter, et on a un peu vu votre relation à votre physique. Mais, je ne crois pas qu’on ait déjà abordé ce côté « dissimulation », de vos opinions et de vos goûts."
Je continue à savourer ma boisson, sa douceur m’apaise un peu. Je vois madame Monier porter sa tasse à ses lèvres elle aussi, sans me quitter des yeux. Nous avons une sorte de synchronicité bizarre. C’est étourdissant et apaisant tout à la fois.
"Pour mes opinions, c’est pas que je n’assume pas ce que je pense… Mais je ne voulais pas les froisser. Je veux dire, c’est jamais agréable d’entendre « je ne suis pas d’accord ». J’avais peur qu’elles le prennent mal."
Elle penche un peu la tête, ses yeux tressautent un instant. On dirait un hibou espiègle. Quelque chose la surprendrait ? Son stylo file se glisser entre ses dents. Ce serait bien une de ses habitudes ?
"Qu’est-ce qui vous fait croire qu’exprimer une opinion divergente va forcément déplaire aux autres ?"
Un visage surgit dans mon esprit. Je ne crois pas m’être déjà posé cette question. Mais la réponse est évidente. Mes doigts se crispent aussitôt sur la porcelaine, je sens mon cou s’enfoncer dans mes épaules et mes genoux remonter vers moi. Je ne m’attendais pas à une réaction si vive. Le thé tremble. J’en ai déjà bu la moitié, mais je crains trop de tâcher le plaid blanc. Je m’empresse de le poser sur la table basse avant de revenir me lover dans le fauteuil. Je me recouvre du mieux que je peux, je m’enfonce jusqu’au nez dans l’épais duvet. Je ne vois plus que ses poils immaculés… Et ce visage. Mes pieds ne sont plus couverts. J’ai froid.
"On dirait que ça vous touche"
Sa voix est retenue. Je ne la vois pas, je ne l’entends pas. Elle s’est effacée. Encore. Elle s’est effacée… C’est un « vrai » sujet. Je me mords la lèvre inférieure, la douleur m’aide à rester présente. J’adresse un regard fugace à l’horloge. On a encore trois-quarts d’heure devant nous. Je veux pas rester. C’est pas juste, ça partait pourtant si bien aujourd’hui. Je fixe la porte. Ma porte de sortie. Mais j’ai pas non plus envie de quitter le nid dans lequel je suis cachée. Du coin de l’œil, je vois madame Monier suivre mon regard. Elle ne commente pas.
"Je…"
Je suis censée dire quoi ? « Laissez-moi sortir d’ici » ? Commençons par inspirer profondément. Je regarde madame Monier, incertaine. Je cherche maladroitement ses yeux, il faut vraiment qu’elle comprenne :
"Je veux pas en parler. S’il vous plait."
Elle ne sourit pas. Elle ne tire pas la tronche non plus. Non, elle hoche juste la tête respectueusement.
"Pas de problème.
-Je suis désolée. Peut-être plus tard.
-Je vous en prie. On ira à votre rythme. "
Je décoche un petit sourire. Reconnaissante. Elle arrête de me regarder un instant pour rajouter quelque chose sur son carnet. Elle entoure à plusieurs reprises un petit groupe de mots et plie le coin de la page. Aïe… On risque d’y revenir, et je n’ai pas hâte d’y être. Elle redresse la tête vers moi. Je me détourne.
"Donc, en plus de vos opinions, vous dissimuliez aussi vos goûts. On peut reprendre sur ça ?"
Oui, ça, c’est plus simple. Le visage est toujours là. Mais il est perdu dans une foule d’autres faciès. Ils se diluent tous un peu les uns les autres, c’est mieux. Ils paraissent fades.
"Je n’ai jamais vraiment aimé les choses de mon âge. Soit c’était pour les bébés, soient c’était pour les vieux. Et si c’était… de mon âge, c’était pas populaire."
Pour être honnête, c’est de plus en plus simple ces dernières années. Je rentre plus dans le moule, mais je réagis toujours comme si j’étais un alien pourchassé par le FBI. Je sors un peu le menton de son armure de poils blancs pour qu’elle vienne plutôt protéger mes pieds. Ils sont gelés.
"On ne se moquait pas de moi uniquement à cause de mon physique. On rigolait aussi parce que j’avais des goûts et des loisirs bizarres. Pour me protéger, j’ai fini par cacher beaucoup des choses qui m’intéressaient vraiment. Déjà, pour que les choses que j’aime se fassent pas piétiner, et pour que moi, je me fasse pas piétiner non plus. Ça arrivait même à la maison, parfois."
Je me revois, gamine, constamment l’oreille tendue ou à jeter des coups d’œil par-dessus mon épaule quand je faisais quoi que ce soit d’honteux. Je me souviens de l’onglet internet acceptable qui était toujours prêt sur mon ordinateur, du livre leurre toujours à portée de main dans mon cartable ou sur ma commode… En fait, en y repensant, j’ai toujours dépensé une énergie folle là-dedans.
"Même à la maison ? Vous avez dû passer des journées entières dans l’hypervigilance, ça a dû être épuisant… J’ai le sentiment que vous êtes encore dans ce modèle-là aujourd’hui, non ?"
Je hoche la tête. Elle a une idée derrière la tête… C’est sûr ! Elle n’est jamais aussi bavarde. J’observe d’abord ses mains puis son visage, mais je n’y trouve rien qui puisse me renseigner sur ses intentions.
"Si ça vous tente, j’aimerais vous proposer un petit exercice."
Ah. C’est donc ça. Je lève un sourcil. J’essaye de me montrer curieuse, mais je ne suis pas super enthousiaste.
"Aucune obligation, d’accord ? Mais est-ce que vous aimeriez essayer de dire tout haut une chose que vous aimez ? Rien de grave, quelque chose de simple. Juste pour essayer ?"
En vrai, l’idée est plutôt bonne. Et en même temps, je ne suis pas sûre que ça m’aidera. Madame Monier, j’arrive déjà plutôt bien à être honnête avec elle, sinon, on n’arriverait à rien. Mais, en soi, ça se tente. Sauf que...
"OK. Mais je ne vois pas trop quoi vous dire."
Je remarque mon thé tristement abandonné sur la table. En attendant sa relance, je sors le bras du plaid pour attraper la tasse. Elle est tiède. J’en bois quand même une gorgée, je me cache derrière ça. J’appréhende un peu sa question.
"Commençons simple. Qu’est-ce que vous écoutez en ce moment ?"
Simple en effet.
"Du Moszkowski.
-Ça ne me dit rien. C’est quelque chose que vous dissimuleriez ?
-Il n’est pas connu du grand public, presque seulement des pianistes. C’est un compositeur de la période romantique. Aujourd’hui, je ne le cache pas, non. Chez les adultes, ça a plutôt tendance à impressionner ou à saouler parce que c’est « élitiste » comme référence, mais ça ne suscite pas de moqueries. Quand j’étais ado, c’était plus problématique. Vous savez ? Les fameux trucs de vieux…
-Et en musique, est-ce qu’il y a quelque chose que vous avez du mal à assumer en tant qu’adulte ?"
J’y réfléchis un peu mais je ne trouve rien. La musique, ça va. Au collège, on riait de ma playlist faite de classique, de Kpop et de blues des années 70. Mais depuis, c’est devenu respectable, stylé ou nostalgique…
"- Pas vraiment.
- Au cinéma alors ?"
Oui… Là, il y a plus de matière. J’ai l’impression qu’elle ma piégée : en commençant par du facile, elle m’a lancée. Bien joué, madame Monier, en vrai, ça marche.
"- J’aime beaucoup l’animation."
Ce n’est pas catastrophiquement grave, mais commençons léger. Je finis mon thé et je le repose sur la table basse. Le cabinet redevient gentiment plus confortable.
"- Quelles moqueries vous avez peur de recevoir à cause de ça ?
- En occident, j’ai l’impression qu’on croit encore que l’animation est uniquement destinée aux enfants. Chez les personnes les plus âgées surtout. Alors que j’ai une tonne d’exemples qui prouvent le contraire. Mais, ils me regardent comme si j’avais cinq ans ou que j’étais stupide quand je parle de films ou de dessins animés…
- Vous pensez à quelqu’un en particulier quand vous dites « ils » ?"
Revoilà le visage. Toujours perdu dans sa foule. Mais immanquable. Il m’a surpris tout à l’heure, ça m’a terrifiée. Maintenant, ça me rend juste triste.
"Oui. Par exemple, les Miyazaki…"
Je lui jette un coup d’œil, c'est plutôt connu mais je ne suis pas certaine qu’elle sache de quoi je parle. Elle a un petit geste de tête qui m’encourage à poursuivre… Elle connait.
"Il appelait ça… des « japo-niaiseries »."
Pas sympa pour le Japon, déjà. Et niais ? Bien sûr que c’était niais ! C’étaient des dessins colorés. Qu’est-ce que ça aurait pu être d’autre ? C’est pas comme si il avait jamais pris la peine d’en regarder un seul pour changer d’avis.
"Alors qu’ils sont très beaux ces films."
Madame Monier hoche la tête. Soit elle est d’accord avec moi, soit elle me dit qu’elle a compris mon point de vue. Les deux me vont bien. Elle écrit encore dans son carnet. Tiens, elle a changé de stylo ? En s’activant, elle laisse glisser son plaid. Elle arrive à le rattraper et à le ramener sur ses genoux avant qu’il ne tombe au sol, c’est plutôt mignon. Elle redirige son attention sur moi, avec un air posé.
" – C’est quelqu’un d’important pour vous ?
- Je veux pas en parler."
J’ai réussi à répondre immédiatement. Elle est bien cette phrase. J’ai dégoté un super joker aujourd’hui, c’est top. Et ça a au moins le mérite de me faire rigoler en la voyant gribouiller à nouveau et corner une nouvelle page. Je ne lui facilite pas la tâche, mais j’ai gagné ce round !
"Et en littérature ?"
Et merde…
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