La silhouette - 6

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 Je suis mortifiée. Je me suis enroulée sur mes genoux et j’ai enfoui mon visage dans mes mains. Mes joues sont brûlantes. Je pensais que ce serait facile d’être transparente avec elle, mais ça a été horriblement dur de lui parler de mes lectures. C’est définitivement un point sensible.

"Comment vous vous sentez ? Maintenant que vous m’avez confié ça ?

-Mal."

 Je crois que j’entends le sourire dans sa voix. Pas méchant, le rire. Peut-être attendri ? Mais je ne sortirai pas la tête du plaid pour vérifier. Cela étant, ma réponse n’est pas tout à fait honnête.

"Ça fait du bien aussi."

 Je ne sais pas si elle a compris un traître mot de ce que j’ai marmonné. Elle ne me demande pas de répéter. Je sens le temps défiler doucement, sans réaction aucune de sa part. Mais je me détends peu à peu jusqu’à pouvoir me redresser. Je lâche un énorme soupir une fois à la verticale. Ça fait vraiment du bien. Ce ne sera peut-être que dans l’intimité de cette petite pièce, mais je me sens plus légère.

"Vous voudriez qu’on retente l’exercice de temps à autre ? Une chose à la fois ?"

 J’acquiesce. Pas sûre que j’arrive à lui avouer quoi que ce soit la prochaine fois, mais il faut admettre que c’est libérateur. Si je peux me motiver, c’est avec ce sentiment plutôt plaisant qui m’envahit maintenant. Je regarde la pluie courir sur les carreaux. J’ai malgré tout besoin de m’échapper un peu d’ici.

"Est-ce que c’est quelque chose que vous avez réussi à partager avec vos amies de licence ?"

 L’exercice est fini, on reprend l’histoire où on l’a laissée.

"- Ça, spécifiquement, non. Mais j’ai pu être plus honnêtes avec elles à partir d’un moment.

-Un élément particulier vous y a aidé ?"

 C’est assez étrange de se remémorer des souvenirs d’été en plein hiver. Je les avais rencontrées au printemps et dans le sud, le soleil agressait déjà nos yeux. C’est quelques mois plus tard, alors qu’il brunissait les peaux et éclaircissait les cheveux, que j’avais laissé tomber la garde pour la première fois. Mais je me souviens de la vague gelée qui m’avait assailli alors qu’elles ne m’avaient posé qu’une simple question.

"Pour aller à certains cours, le plus rapide, c’était par le couloir."

 Le fameux couloir. Long, large, lumineux… Rien d’oppressant. Et si on ne passait pas par-là, on devait contourner par l’extérieur. Sans abri. Sous le cagnard. Ou sous la flotte.

"Je faisais toujours le détour."

 J’ai une forme de regret. Encore aujourd’hui, je n’ai jamais plus emprunté ce couloir, je n’ai pas pu. Je ne retournerai jamais dans cette université, je n’aurai jamais plus la possibilité de combattre ça. J’en suis furieuse. J’ai un goût métallique dans la bouche. Je pourrais croire que c’est celui amer de la colère, mais non, à l’évidence c’est celui du sang. Je me force à détendre ma mâchoire. Je n’ai même pas remarqué que je me mordais l’intérieur de la joue.

"Je m’étais pas rendue compte que je faisais ça. En sortant de l’amphi, je passais par dehors et c’est tout. Parfois, les filles suivaient, parfois non, et on se retrouvait en cours après."

 Je regarde dans le vide depuis quelques instants, je n’entends plus madame Monier. Ce ressenti vaseux ressemble à celui que j’avais dans ces moments-là. Quand le corps fait, mais que la tête s’évapore. Quand on vit au-dessus de ses membres en spectateur attentif, mais impuissant, et de toute façon, dénué de volonté.

"Un jour elles m’ont demandé pourquoi je faisais ça. Au début, je comprenais pas la question, parce que je voyais pas de quoi elles parlaient. Et puis… j’ai tilté."

 Je savais qu’il y avait un problème. Quand je parlais à mes amis du lycée de l’affaire du couloir, j’étais mal à l’aise : je ne savais pas quoi en penser. Mais, je n’avais pas conscience qu’elle avait aussi impacté mon quotidien. Je laisse le plaid glisser le long de mes épaules et s’effondrer lourdement autour de mes hanches. Le froid qui regagne mon torse me fait l’effet familier du gant humide qu’on se passe sur le visage après avoir trop pleuré.

"Je sais plus comment j’ai réagi à cet instant, mais elles ont vite repéré que quelque chose n’allait pas. On s’est installées dans une zone de travail de la fac, où il n’y avait jamais personne. Et je leur ai expliqué."

 Je n’étais pas rentrée dans les détails. Il n’a fallu qu’une poignée de minutes pour leur décrire l’essentiel. Je n’ai versé aucune larme, je n’ai pas crié, je n’ai pas tremblé : j’ai exposé des faits avec le tranchant d’une indifférence factice. Sans ce masque, je n’aurais rien pu dire. La honte s’enroulait déjà autour de ma gorge, assaillait mes pensées. La honte d’une vulnérabilité qui m’était alors étrangère : celle de ne pas m’être défendue, celle d’en souffrir alors que rien ne s’était passé, celle de le laisser envahir ma vie.

"Je pouvais pas les regarder et elles n’ont rien dit, alors j’ai pris peur. J’étais persuadée que c’était la fin, qu’elles allaient partir."

 J’entends les notes de madame Monier s’allonger. Je me demande combien de carnets elle remplira avec moi. Quand on aura fini, je lui proposerai de les brûler. De laisser s’embraser la peine, la douleur et le chagrin. Un jour je ne remettrai plus les pieds dans ce cabinet, et nous ne nous verrons plus. Nous nous quitterons sur un feu de joie. J’y crois. Comme j’aurais dû croire qu’elles resteraient, aussi miraculeux que cela ait pu paraître. Dans ma bouche, je sens le sel se mêler au sang. Les gouttes claires de tristesse ont rencontré celles carmin de la colère.

"Je me suis mise à pleurer. Pas à cause de l’histoire. Mais parce que j’avais peur. J’allais à nouveau être toute seule."

 Ma voix est rauque et humide. Je m’étrangle.

"-Et pourtant elles sont restées."

 La voix de madame Monier est assurée. Elle affirme.

"Oui, elles sont restées."

 Elles n’avaient rien dit, pas ce jour-là. Elles s’étaient levées et m’avaient prises dans leur bras. Et dès le lendemain, elles passaient par dehors. Avec moi.

 Je me saisis d’un mouchoir pour tapoter le coin de mes yeux, sous mes lunettes. J’ai un léger rire en me remémorant la chaleur maladroite de leur étreinte. Elles trois, toutes petites et toutes menues, empilées sur la grande perche large que je suis. Je ne leur ai jamais dit que c’était l’angoisse qui m’avait fait pleurer. Elles n’avaient pas besoin de le savoir. J’inspire profondément pour libérer mes narines de l’eau qui commence à les envahir. Je regarde enfin madame Monier. Elle me laisse le temps de m’extraire de ce souvenir. Je lui offre un geste de la tête : je suis prête à poursuivre.

"Qu’est-ce qui vous a fait croire qu’elles partiraient ?"

 Son regard est sur mes mains. Elles sont en prière sur mes genoux. Elles sont ma dernière défense, maigre mais présente. Le plus dur est derrière moi de toute façon.

"On n’est jamais plus authentique que quand on est vulnérable, non ?"

 Le stylo se couche. Elle n’écrira rien pour le moment. Elle écoutera.

"Avouer une faiblesse… C’est être faillible. Et si vous êtes faillible, on ne peut plus se reposer sur vous. On n’a plus besoin de vous. Vous n’êtes plus utiles."

 Je vois ses mains se tendre. Comme si elle se retenait d’intervenir. Je lui souris, j’espère qu’elle comprend mon message : « laissez-moi continuer ».

"Et c’est imposer son mal aux autres, ils le portent avec vous. C’est aussi imposer ses limites, et espérer qu’elles soient respectées."

 Elles étaient restées. Elles avaient écouté. Elles m’avaient enlacé. Elles avaient fait ce détour avec moi. Et par la suite, elles aussi avaient partagé leurs fardeaux.

"A partir de ce jour-là, j’ai compris que je pouvais avoir confiance. Il y allait y avoir des disputes, et des désaccords. Mais elles étaient mes amies. Et si elles pouvaient rigoler parfois de mes goûts bizarres et de mes peurs, elles les respectaient. Et elles m’ont montré leurs propres étrangetés en retour."

 Mes anges. Des années qu’on ne se voit plus, mais leur visage restera à jamais un faisceau de lumière dans la nuit. La bouffée d’oxygène de l’asphyxié, la gorgée d’eau de l’assoiffé, le sommeil de l’insomniaque… Les mots d’amour pour l’orphelin. Dehors, un éclair jaillit, illumine la pièce un instant. Je ne quitte pas madame Monier du regard. Bientôt, le bruit sourd de l’orage résonne. Le vacarme m’attire, je contemple le gris de ce ciel enragé entre les ruisseaux d’eau dévalant les vitres. C’est si beau. Si apaisant. J’ai l’impression de n’avoir rien à ajouter. Tout est redevenu calme en moi.

"Il vous est souvent arrivé que vos limites ne soient pas respectées ? Que vous les posiez… ou même que vous n’ayez pas eu le temps de les poser, et qu’on les franchisse quand même ?"

 Visage. Maudit visage. Bien-aimé visage. Tu serais donc partout ? Tu auras beau te cacher derrière les autres, tu sauras toujours faire connaître ta présence. Je sens l’orage déteindre sur le cabinet. Fascinant invité indésirable. Toi non plus, tu ne veux pas me laisser en paix ? Rendez-moi mon armure blanche. Je retrouve le plaid et sa chaleur, en le serrant fort contre ma poitrine.

"Mes limites… Enfant, c’était un caprice. Plus tard, c’était la crise d’ado. Et une fois adulte, c’était une fantaisie. Ou une folie."

 Je revois presque mes propres yeux dans le miroir. Ces grands yeux incrédules de petite fille qui ne comprend pas. Ceux colériques de l’adolescente qui commence à comprendre. Et ceux fatigués de l’adulte qui a compris.

"Et…"

 Elle s’arrête. Il est arrivé une ou deux fois qu’elle cherche ses mots. Elle non plus n’est pas infaillible. Je lui rends mon attention, mon soutien. Vous aussi, madame, vous pouvez prendre votre temps.

"Il…"

 Cette fois-ci, elle n’est pas confuse. J’ai froncé les sourcils et durci mes traits. Inutile de poser la question, elle connaît déjà ma réponse.

"Vous ne voulez pas en parler, n’est-ce pas ?"

 Je hoche la tête dignement. Plus tard. On verra ça plus tard. Elle souligne encore les groupes de mots qu’elle avait entouré et marqué plus tôt. Puis la voilà qui referme son petit carnet sur son plaid, comme on referme un chapitre. Temporairement.

"Ça vous a soulagé de trouver des gens de confiance ? Avec qui vous pouviez être vous-même ?"

 Je pourrais lui raconter les quelques mois de pur bonheur qui avaient suivi. La libération qu’ils représentaient. Premières virées shopping entre copines, premières beuveries irresponsables, premières soirées en boite, premières nuits blanches volontaires…

"J’étais heureuse avec elles. Je me suis dit que ça y est, j’allais enfin vivre quelque chose de chouette. Que la fac, ce ne serait pas si terrible que ça."

 Les vacances d’été qui avaient clôturé ma première année d’étudiante ont été magiques. On avait réussi à se retrouver souvent, à enchaîner les sorties plage, piscine, cinéma et restaurant, avant que chacune ne rentre voir sa famille. Et puis, septembre était venu. Les cours reprenaient en même temps que nos sorties. Et rien ne semblait vouloir gêner mon ascension. Jusqu’à l’automne suivant.

"Et ça a recommencé."

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