Le monstre - 3

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 Nous avons bien fait de retourner nous installer à l'intérieur. Ce n'est pas un simple vent qui s'est abattu sur la ville, mais une cascade de bourrasques irrégulières qui font sonner les vitres tant elles sont intenses. Je me sens toujours mal à l'aise dedans, mais en me concentrant sur l'extérieur, l'oppressant poids qui écrase ma poitrine semble s'alléger. Je proposerais bien à madame Monier de déplacer nos fauteuils contre la fenêtre, mais ils m'ont toujours parus massifs et lourds. Je suis pas suffisement gênée pour la déranger à nouveau et pour me risquer un mal de dos.

"On s'est un peu éloignée de ce que vous aviez vécu. Est-ce que vous voulez qu'on se recentre sur ça ? Vous avez remarqué que vous aviez du mal à sortir, on peut reprendre là-dessus si vous voulez."

 Oui, c'est vrai qu'on a tendance à digresser. Et il y a bel et bien quelque chose d'autre que nous devons aborder. On a vu la conséquence la plus ridicule : fuir l'extérieur. Il faut maintenant s'attaquer à la plus innavouable. Je parle peu de ça, parce que j'ai toujours peur de la réaction des gens. Pour l'instant, j'ai eu la chance de n'avoir que des curieux, des soucieux, ou des désintéressés, mais je crains le jour où je rencontrerai un moqueur ou un terrifié. Ou un aggressif.

"Il y avait... Je m'étais mise à surveiller tout ce qu'il se passait autour de moi dès que je sortais, mais ce n'est pas tout."

 Je ne me rappelle même pas comment ça a commencé. Je ne suis pas sûre d'avoir réalisé ce qu'il se passait la première fois. J'avais mis ça sur le dos du manque de sommeil ou sur l'alcool, j'avais d'abord cru à des sons artéfacts sortant de mon téléphone ou de ma télé constamment entrain de diffuser de la musique. Mais non... Un matin, en mettant le pied dehors, il a fallu que je me rende à l'évidence.

"Je..."

 Elle en a sûrement vu d'autres des comme moi. Elle ne me prendra pas pour une folle, ou une tarée. Mais est-ce qu'elle me prendra pour une menteuse ? Ca commence à faire beaucoup d'informations, elle pourrait croire que j'affabule. Je suis embarrassée de lui parler de ça, et je crains qu'elle ne me prenne pas au sérieux, comment lui faire comprendre ? Je sens mes paumes devenir moites sur mon jean. Je les glisse entre mes cuisses pour les cacher, je rentre la tête dans les épaules, jusqu'à tourner les yeux vers le sol. De l'extérieur, je dois ressembler à une gamine qui a fait une bêtise.

"Vous... Vous devez me croire, d'accord ?"

 Je me sens tellement gênée de demander ça. J'ai l'impression de réclamer une glace à ma maman avant le repas. Un caprice sans fondement.

"Je vous crois."

 Ca me fait rire. Elle a toujours eu le don de la réponse simple. Je ne peux pas encore la regarder, elle est trop au fond de la pièce, du piège, mais elle se fait peu à peu moins aggressive. Comment lui expliquer ça, à présent ? Parce que c'est pas le phénomène en lui-même le problème, c'est plutôt ce qu'il implique. Mais chaque chose en son temps.

"En fait... J'ai commencé à entendre des bruits."

 Ca avait commencé par la chute d'un verre dans la pièce voisine, puis par le grincement menaçant d'une porte bien trop vieille. Il y avait eu le bruit sec des becs d'oiseaux au dessus de mon armoire, celui déchirant des griffes de chats sur mes rideaux. Le son du tissu qu'on arrache et qu'on réduit en pièces, celui de la porcelaine qu'on jette au mur, du bois que l'on scie, des os qu'on brise.

"Puis... Il y a eu des murmures. Et des cris."

 Des chuchotements insidieux qui s'introduisaient par la fenêtre, des soupirs venimeux qui se faufilaient sous mes draps, des râles douloureux qui sinuaient sous mes oreillers, des hurlements stridents qui habitaient ma peau.

"Et il y a eu les voix."

 Rarement intelligibles, souvent brouillées, toujours confuses. Des voix d'hommes. Aggressifs, moqueurs, paranoïaques, incensés. Conseil, ordre, remarques, observations, commentaires... Des mots simples, des phrases compliquées. A ma droite, à ma gauche. Comme un intru dans la pièce. Devant moi, derrière moi. Comme un fantôme dans la rue. Depuis mes mains, depuis mon ventre. Comme un parasite dans ma chair.

"Je ne suis pas folle ! Mon psychiatre dit que je suis lucide."

 Il faut qu'elle comprenne : je ne délire pas. Je ne mens pas non plus. Je suis aussi saine d'esprit que je peux l'être. Parfois peut-être trop... J'avais vu plusieurs psychiatres. Hommes, femmes, jeunes, âgés... Je leur avais parlé de mes peurs, de mes angoisses, de mes déprimes... De mon manque de sommeil, de mes addictions à la douleur, au café et à l'alcool... De mon isolement social, de mes difficultés professionnelles, scolaires à cette époque. Tous, sans exceptions, m'avaient rédigé un papelard, une ordonnance morne. Sans suivi. Pas d'autre rendez-vous. Juste "prenez-ça, ça ira mieux dans deux semaines". Salopards ! Le dernier que j'ai vu, je lui ai dit que j'entendais des trucs qui existaient pas dès ma première visite, et là, magie : j'avais eu un suivi, un début de diagnostic, des tests sur différents médicaments... J'étais furax d'avoir dû en arriver là... Avoir envie de se flinguer ça suffisait pas comme argument ?

"Vous n'êtes pas folle, vous êtes simplement blessée."

 Je tourne immédiatement les yeux vers elle. Blessée ? Je suis blessée ? Oui, j'imagine. J'avais eu peur. Je ne comprenais pas. Mais blessée ? Oui... Je suis blessée. Elle doit sentir ma détresse, elle change de sujet :

"Vous avez un traitement aujourd'hui ?"

 Matin, midi, soir. Un cachet, deux cachets, trois cachets.

"Je suis sous rispéridone, venlafaxine et hydroxyzine.

- Je ne suis pas médecin, c'est quels genres de médicaments ?

- Antipsychotique, anti-dépresseur et anxyo."

 Je la vois noter tout ça dans son petit carnet. Ca, c'est facile d'en parler, c'est routinier. Classique. Presque traditionnel. Au début, ça avait été dur. Entre les somnolences, les nausées, et les migraines... Les effets secondaires c'était du sérieux. Maintenant... C'est juste là.

"Et, qu'est-ce qu'elles vous disent ces voix ?"

 Je fixe ses pieds. Eux, il n'y a aucune chance qu'ils parlent. Ils sont trop gentils dans leurs derbies cabossées. C'est plus facile pour me concentrer sur les vraies voix. Je porte mes mains à mes oreilles, c'est presque un réflexe. Je fais ça, quand je veux les écouter avec attention. Ce qui n'a pas vraiment de sens, puisque techniquement, ce ne sont pas mes oreilles qui reçoivent du bruit, mais c'est ma tête qui en fabrique, toute seule comme une grande. Enfin, bref... Ils sont tous très silencieux depuis la mise en place du dernier traitement, mais leur souvenir perdure. Ces voix parfois isolées, parfois perdues dans une foule d'autres gorges déployées, ou noyées dans une marée de bruits ambiants... Ces murmures audacieux qui décorent le son d'un marteau inexistant...

"C'est pas toujours très clair... C'est souvent parano... Genre "attention !", ou "pas par là !". Ou insultant. Mais la plupart du temps, si c'est clair... Ils disent "inutile", en boucle."

 J'avais d'abord cru que c'étaient mes propres pensées qui avaient pris vie. Mais ça n'était pas ma voix. Et ça ne venait pas de dedans. C'était dans la pièce, c'était attablé avec moi, couché à mes côtés... Et si ça venait de dedans, ça ne venait pas de ma tête. C'était sous mes ongles, dans mes poumons, ou sous mes cicatrices.

"Je n'ai jamais trop compris si c'est de moi qu'ils parlaient... Ou s'ils disaient que... me débattre aurait été inutile. Un peu les deux je suppose..."

 Je me souviens d'être réduite à errer dans la ville, sans savoir où j'allais, trop distraite par le flot continue de "inutile" qui brouillait mon cerveau. C'était insupportable. Le monde réel devenait innaccessible dans ces moment-là. Et quand les images revenaient me hanter... Son visage, ses yeux... Quand les mots revenaient m'agresser. Ce "inutile" semblait rire de moi, se délecter d'un spectacle théatrâl, une tragédie grecque que l'on prend un plaisir coupable à regarder. A nous divertir du récit des malheurs d'autrui, on se soulage parfois en songeant que "Dieu merci, ma vie à moi n'est pas aussi affreuse". Mais ce spectacle, moi, c'était bien ma vie. Ce choeur qui me hurlait être inutile, ces spectateurs qui créaient ces bruits inexistants, ces irréalités, venaient macabrement habiller la réalité qui avait eu lieu sur ma scène, où j'étais aussi bien actrice qu'autrice.

"- Vous entendez toujours ces voix ? Ou est-ce que le traitement que vous prescrit votre psychiatre arrive à vous soulager ?

- J'en entends encore, mais c'est anecdotique."

 Je tends toujours mon "oreille à irréel" pour déterminer si ce qui m'entoure existe ou non. Mais les hallucinations ont cessé de couvrir le monde véritable. J'entends bien le vent qui s'agite, là dehors, j'entends les sirènes au loin, dans la ville, j'entends la ventilation de l'ordinateur de madame Monier, j'entends le froissement du tissu de ses vêtements, j'entends son stylo qui allonge son encre... Le monde est là. Autour. Mais incertain.

"- Mais ça n'a plus jamais été pareil après les hallucinations...

- Qu'est-ce qui a changé ?"

 Je me force à observer ses lèvres prononcer ses mots. Oui, elle les a dit. Oui, ils sont bien réels. Ce sont toutes ces petites choses que je ne faisais pas avant. Que techniquement, je n'ai plus à faire. Mais qui me rassurent. Ces regards, ces investigations... Comme si il fallait en permanence que j'ai la confirmation que mon monde existe bel et bien.

"J'avais déjà pas confiance envers les gens, encore moins envers les hommes... J'avais pas non plus confiance en moi... Mais je n'ai jamais douté de mes fonctions cognitives. Je réfléchis bien, j'analyse bien."

 Je croise son regard. Elle a déjà compris où je veux en venir. C'est limpide. Mais ce doit être dit.

"Je pouvais plus faire confiance à mon cerveau non plus. J'ai plus jamais réussi."

Et depuis, je vis dans l'incertitude

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