Le monstre - 4
"Vous savez ce que ça fait de douter de sa propre réalité ?"
Je ne la regarde pas. Je ne suis pas certaine de savoir pourquoi. J'imagine que j'aimerais qu'elle ressente cette distance que j'avais ressenti avec le monde, en me distançant moi-même d'elle.
"Non, je ne sais pas. Mais je peux comprendre."
J'apprécie son honnêteté. Avant que les voix ne commencent à envahir mon quotidien, je n'aurais jamais pensé perdre pied avec le réel. Et j'aurais eu encore plus de mal à m'imaginer les sensations que cette dangereuse errance aveugle procure.
Je me saisis du pichet posé sur la table basse pour remplir mon verre. Je ne bois pas. Non, je regarde simplement l'eau transparente dans ce verre transparent. Discernables, mais discrets. Un cristal plus fin et une eau moins agitée auraient pu se fondre avec le bois, disparaître presque. C'est une analogie que j'ai toujours aimé : je vis dans un verre d'eau. Les sons sont brouillés, leurs échos se mêlent à eux, j'y vois clair et trouble à la fois.
"Quand j'ai compris que j'entendais des illusions, je me suis mise à tourner la tête dans la direction du moindre bruit. Il fallait que je trouve la source. Et puis, peu à peu, quand j'ai pris l'habitude, j'ai fait preuve de logique. Je veux dire... Il était quand même peu probable qu'il y ai un corbeau dans ma cuisine..."
Les bruits d'oiseaux c'étaient rares, mais ça a le mérite d'être parlant.
J'avais eu une brève période de tranquillité. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. J'avais toujours la gerbe à l'idée d'aller dehors. Mais au moins, je flippais moins de devenir folle à chaque fois que j'entendais des pas. Petit à petit, je me faisais à ce nouvel état de fait. Je faisais la paix avec les insultes et les commentaires imaginaires qui m'empêchaient parfois de comprendre mes amies quand elle me parlaient, leur voix noyées derrière celles qui m'habitaient.
Finalement, je vais le boire ce verre. Juste pour pouvoir le tenir entre mes mains. Tangible. Palpable. Solide. Fort. Rassurant.
"Et puis là, j'ai eu un déclic."
Je fais frapper mes ongles contre le rebord. Le "ting" du déclic. Comme l'ampoule qui s'allume au-dessus de la tête.
"Si j'entendais des choses... Qu'est-ce qui me disait que je ne voyais pas des choses aussi ?"
Elle est silencieuse. Effacée. Elle a compris le stress que ça a été. Mais j'ai besoin de présence, de réalité. Il faut qu'elle soit là. Alors je la regarde : ses yeux qui me fixent, la lignes droite que forment ses lèvres closes, ses cheveux tombant en cascade sur ses épaules, ses mains immobiles sur ses genoux. Immobile mais vivante. Vraie.
"Je me suis mise à douter de ce que je voyais aussi."
Chez moi, tout allait relativement bien. Je connaissais les meubles, les objets, je suis si organisée que je sais où chaque chose se trouve à chaque instant. Le doute ne m'habitait qu'une fois à l'extérieur. En plus de surveiller le moindre recoin à l'affut du danger, je me mettais à soupçonner que la voiture qui venait de passer n'était peut-être pas réelle, que la femme que j'avais croisée pouvait être un mirage, que la nuée d'oiseaux haute dans le ciel était une chimère... Tromperies, tout autour de moi. Les voix envahissaient un monde qui devenait de moins en moins tangible.
"Je me suis mise à toucher tout ce que je pouvais... Le mur de pierre devant chez moi, la grille du parc que je longeais pour aller à la facultée, les branches tombantes sur le chemin... J'ai commencé à effleurer les passants qui me frôlaient pour vérifier qu'ils existaient."
Je serre fort le verre entre mes doigts, le regard toujours sur madame Monier qui ne dit rien mais qui écrit à intervalle régulière. Son visage est neutre, et concentré. Ses yeux clairs contrastent avec le carmin qui orne sa bouche, tout ça je le vois bien. Mais je tends le bras dans sa direction, faisant mine de vouloir la toucher. Je n'arrive pas à m'en empêcher, mais en voyant ma main s'avancer je la retiens.
"Le plus dur c'était les visages... Comment savoir qu'ils sont réels ? Ce n'est pas comme si je pouvais les toucher pour vérifier"
Sourires, rictus, nez retroussés, sourcils froncés, yeux écarquillés ou plissés, traits illuminés ou tirés... Rien de tout ça n'était plus sûr. Je ne pouvais plus leur faire confiance. C'est là que j'ai cessé de regarder les visages. Les gens sont devenus des êtres sans tête, avec un corps et une voix, une démarche et une posture. Mais pas de visage. Trop incertain. Trop risqué.
"J'ai arrêté de les regarder quand je pouvais, je fixais le front ou le cou si possible. Et puis... Etrangement, ça m'a fait du bien. Je me souvenais de moins en moins des yeux de... De celui qui m'a attaqué."
J'avais perdu ma prise sur la réalité. Mais la réalité n'avait pas été bonne avec moi. Alors pendant un temps, ça m'avait soulagé. De vivre dans ce verre d'eau, de flotter, de me laisser rêver que ces yeux, que ces mots, n'avaient été que pure imagination. Un égarement de ma tête. Un cauchemar pour me secouer. Pour me rappeler à l'ordre, me punir peut-être d'une méchanceté.
"- J'ai voulu penser que j'avais peut-être tout imaginé.
-Quel genre de soulagement est-ce que ça vous a procuré ? De penser que tout était une hallucination ?"
Dehors, j'entend le vent souffler de plus en plus violemment. J'imagine la feuille morte secouée par les rafales : légère, impuissante. Secouée par des forces qui lui sont bien supérieures. Jusqu'à choir sur le bitume froid et humide, écrasée par les roues d'une voiture, réduite en poussière. Moi, je ne voulais pas être cette feuille. Je ne voulais pas être une particule dans mon verre d'eau, entraînée par un maelström qui m'avalerait dans les profondeurs, incapable de nager à contre-courant pour rejoindre la surface. Je voulais y onduler librement, y créer les vagues qui me plaisaient, même sans réellement comprendre comment ou pourquoi.
"-Je vous ai dit, je crois, que je me suis rarement sentie toute petite. En fait... Il n'y a qu'une seule personne qui m'a fait me sentir aussi désarmée. A part lui, je veux dire."
Ce n'est pas ton visage qui me vient cette fois... Ce sont tes mains. Celles qui peuvent se refermer sur moi sans difficultés. Si imposantes. Parfaites pour m'enlacer, ou pour me sortir de danger. Mais aussi pour me forcer à te regarder, ou à te suivre, quand tu es en colère. Toi, si grand, si large, tu étais impressionnant quand j'étais petite. La montagne qui me protégeait et qui me menaçait tout autant. Tu n'es plus si dominant, j'ai grandi, mais tu me dépasses toujours de deux têtes. Et tes mains peuvent toujours saisir les miennes doucement, ou les agripper sans tendresse.
"Je connaissais la faiblesse psychologique. Emotionnelle. J'étais habituée. Mais qu'on puisse me contraindre physiquement... Ca m'a terrifié. Je ne voulais pas croire que je pouvais être si faible."
Ces mains qui m'avaient saisies, ce genou qui appuyait sur mes côtes, ces jambes qui piégeaient les miennes, ce bras qui écrasait ma gorge, ces yeux brûlants qui foudroyaient les miens... Rien ne m'avait jamais préparé à ça. Pas même le premier mec qui m'était tombé dessus. Il était saoul, pataud, gringalet... Concrètement, je m'en serais sortie si j'avais voulu. Je n'étais pas réellement en danger.
"J'avais le sentiment d'avoir toujours donné tout mon coeur et toute mon âme à tout le monde. Mon corps il était à moi, et lui, il l'a volé..."
Je referme mes bras sur moi-même, une main s'enroulant autour de ma poitrine pour saisir mon cou, l'autre protégeant mon ventre pour s'accrocher à ma cuisse. Mes ongles s'enfoncent dans ma chair, pour chasser ou recréer le souvenir, je ne sais pas. Mon souffle est court, pénible, comme cette fois-là.
"M'imaginer que tout n'était qu'une illusion, c'était reprendre le contrôle sur moi. C'était sauver le peu de moi qu'il me restait. C'était croire que j'étais forte."
Je crois que je n'ai jamais autant pleuré que dans cette pièce. Mis à part peut-être dans mon lit. La nuit. Quand le sommeil ne vient pas et que la frustration vous gagne. Alors on pleure pour se fatiguer. Car oui, je suis fatiguée de pleurer. Mon verre d'eau était sûrement fait d'eau douce à la base. Il risque de devenir la mer si je continue. Madame Monier rapproche de moi la boite de mouchoirs, elle sait que je ne m'en saisi jamais par moi-même.
"Est-ce que vous avez retrouver le contrôle sur votre corps depuis cette époque ? Sans avoir à nier ce qu'il s'est passé ?"
Instinctivement, je referme les mains sur mon bras gauche. Elle l'a vu. Elle n'est pas dupe. Je n'avais pas l'intention de lui parler de ça si tôt. Je ne m'en cache pas, mais l'hiver m'offre l'alibi idéal fait de manches longues. Le printemps me met à nue. Mais à l'heure actuelle, mes gros pulls suffisent encore à cacher sans mal les bandages qui recouvrent ma peau.
"Vous vous faites du mal ?"
Bien sûr qu'elle a compris, elle est expérimentée. Elle a décroisé les jambes et s'est avancée après avoir posé son carnet. Elle m'offre toute son attention, les mains sur les genoux, innocentes. J'enfonce un peu plus mes ongles... Je n'ai pas peur de rouvrir mes plaies, la laine est trop épaisse pour que je me fasse réellement du mal.
"J'ai commencé adolescente, au collège. C'était une façon de me punir d'en vouloir à la terre entière pour ma différence. Après lui, c'est devenu une façon de retrouver le contrôle sur mon corps et le mal qui lui est fait. Aujourd'hui, c'est juste pour me forcer à prendre soin de moi. Vous savez ? Ca m'oblige à prendre le temps de nettoyer, de mettre de la crème, de bander..."
C'est peut-être un peu étrange, mais au moins c'est moi qui choisi quand mon corps saigne, et comment il est soigné.
"-Qu'est-ce que vous utilisez ?
-Un cutter à papier. Enfin, des cutters à papier.
-Vous pourriez les amener à notre prochaine séance ?"
Oui, faisons ça. Puisque j'ai décidé de m'en sortir... Après l'ajout de médocs, on va enlever les lames.
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