Le monstre - 5
"Est-ce que vous avez ramené vos cutters ?"
J'espérais vraiment qu'elle ait oublié. Je veux dire... Elle voit des dizaines de patients chaque semaine, elle doit forcément oublier certaines choses ! Après, j'en sais rien, elle l'a peut-être écrit en capitales rouges soulignées et entourées dans son petit carnet. Sale traître ! Je les ai même pas sortis de mon sac pour éviter qu'elle y pense. Quand je les ai mis là ce matin, je me suis dit que je voulais être intègre, tenir mon engagement, mais j'ai pas envie de les laisser partir.
"Vous les avez n'est-ce pas ? Est-ce que vous seriez prête à me les confier ?"
Elle a dû sentir mon désarroi. Ou alors, elle a bien cerné mon sens des responsabilités pour savoir que je ne me défilerais pas. Au moins, elle parle de "confier" pas de "confisquer" comme je m'y attendais. Je me sens un peu moins infantilisé, c'est déjà ça. Je plonge la main dans mon sac et j'attrape la petite pochette noire dans laquelle s'entrechoque ma collection. Je lui jette un regard, j'y lis de l'étonnement. J'ai jamais pu en jeter un seul, je les ai tous gardé : les cassés, les rouillés, les émoussés... J'avais peur de manquer un jour, alors j'aurais toujours la possibilité de me tourner vers les usagés. Pas super sain, et dieu merci j'ai fait mon rappel contre le tétanos. Mais bon, à situations désespérées, solutions désespérées...
Je garde d'abord contre moi ce petit trésor de réconfort. J'ai comme le sentiment d'être entrain de faire tomber ma défense la plus robuste. La plus dysfonctionnelle aussi, certes, mais tout de même. On abandonne pas une muraille, même si elle fuit, non ?
"Je sais que ça n'est pas facile. Mais vous avez déjà été courageuse de les amener. Le plus dur, vous l'avez fait. Est-ce que vous me laisseriez vous aider à poursuivre ?"
Elle n'a même pas encore attrapé son stylo. Elle tend la main très légèrement vers moi, une simple incitation. Son sourire se veut rassurant, mais j'y perçois un stress contenu. Son métier n'est pas facile. Si ça peut la soulager...
"Tenez..."
Je dirige faiblement la pochette vers elle. J'y éprouve une certaine difficulté, et une forme d'abandon. Je n'arrive pas à complètement tendre le bras dans sa direction alors c'est elle qui me rejoint à mi-parcours. Elle a la paume tournée vers le ciel, sous la pochette. Elle ne s'en saisi pas. Elle attend. Et elle me laisse la déposer de moi-même dans sa main. Aussitôt réceptionnées, mes lames sont rangées dans un petit tiroir de la console, hors de vue. Hors de portée.
"Merci pour votre confiance. C'est un grand effort que vous venez de fournir. Comment vous vous sentez ?"
Je ne peux pas détourner le regard du tiroir. J'ai l'impression que ma maman vient de cacher mon jouet préféré. Qu'on m'a pris mes nageoires. Que, dans mon verre d'eau, la brasse est devenue plus difficile. Le courant est le même, mais moi, j'ai changé. Je savais... Je m'y attendais... C'est aussi pour ça que je ne porte qu'un simple haut en coton aujourd'hui. Pour pouvoir griffer mon bras et y sentir la douleur, y imaginer une tâche écarlate. Une sensation atténuée de ce que m'apportent mes cutters, mais familière, et rassurante.
"J'ai le sentiment de perdre le contrôle de mon corps. Comme s'il n'était plus tout à fait moi."
Je m'efforce de quitter la console des yeux. D'abord en regardant le visage de madame Monier, mais trop effrayée, je me décide ensuite pour ses mains. Elles tapotent sur le carnet, effrayantes elles aussi. Ses derbies ? Toujours cabossées, comme moi. Humiliantes. Je ferme les yeux, ça vaut mieux.
"Je peux pas vous promettre de pas en acheter de nouveaux..."
Elle doit être déçue. Ou alors, son stress est de retour. Je n'aime pas ça, j'en culpabilise déjà. Elle fait tout ce qu'elle peut pour m'aider, suffisamment pour que mon cas commence à l'atteindre de ce que je perçois. C'est encore de ma faute. Je fais encore du mal. Et j'y arrive pas. J'ai qu'une envie c'est d'ouvrir ce satané tiroir, de reprendre ma pochette et de claquer la porte. Pourquoi j'y arrive pas ? A arrêter ? Pourquoi je peux pas faire les choses correctement ?
"Je me doute. Et c'est normal... On ne sort pas d'une addiction du jour au lendemain. Mais, si vous le voulez bien, avant d'aller en acheter de nouveaux, commencez par m'appeler. Vous avez mon numéro, vous pouvez me joindre à tout moment si vous en ressentez le besoin."
C'est adorable de sa part. Ou juste professionnel. Elle rêve un peu, je pense que j'aurai trop honte pour décrocher le téléphone. Mais c'est l'intention qui compte. Je hoche malgré tout la tête pour faire bonne figure, pour au moins lui indiquer que je l'ai écoutée, et comprise. En rouvrant les yeux, la lumière est bien plus vive qu'auparavant. Le soleil s'est couché, la nuit est tombée en cette soirée de plein hiver. L'éclairage public vient d'être allumé. La ville s'illumine. Comme ce soir-là. Nous sommes en décembre. Noël approche, et avec lui les cadeaux, le froid, la famille, et les souvenirs.
"Est-ce qu'on peut parler d'autre chose aujourd'hui ? S'il vous plait."
J'aime toujours autant les fêtes de fin d'année. J'ai gardé un émerveillement de petite fille au premier flocon de neige, à l'illumination des sapins et des décorations lumineuses, au goût nostalgique de la châtaigne et du pain d'épice. J'ai aussi découvert celui de l'adulte qui prépare le menu du réveillon, qui savoure le vin chaud, et qui court d'un bout à l'autre de la ville en quête de bonheur à offrir. Mais ça aussi, a perdu un peu de son éclat. La réalité me fuit le plus à ce moment-là : les voix hurlent "inutile", les personnes perdent de leur réalité, et les allées me menacent. Les premières neiges sont une magie maudite qui m'enchante et m'emprissone. Me ramène inexorablement à ce corps que je ne contrôle plus et qu'on m'arrache. Au don de moi. Que j'aime. Que je déteste.
Je n'ai pas envie d'y penser aujourd'hui. Je vais me sentir traquée tant que le froid tombera du ciel, j'aimerais avoir un moment de répit.
"- Est-ce que vous voulez qu'on essaye de reprendre l'exercice de la fois dernière ?
- Celui où je dis ce que j'aime ?
- Oui, celui-là même."
Je n'ai plus d'énergie en ce moment. Mes loisirs habituels ont perdu de leur saveur, j'ai du mal à penser à quoi que ce soit de plaisant. J'avais bien aimé son exercice, mais je n'ai pas vraiment idée de quoi lui dire. Surtout avec ces petits murmures qui commencent à chatouiller mon oreille, irréels mais difficiles à ignorer.
"- J'ai du mal à penser aux choses que j'aime en ce moment...
- Alors pourquoi ne pas retourner l'exercice ? Parlez-moi des choses que vous n'aimez pas ?"
Intéressante proposition. Intelligente. Elle me surprend parfois par sa flexibilité. Mais ça non plus je ne suis pas sûre de pouvoir en parler. C'est plus facile de parler de ce que j'aime, quand je parle de ce que je n'aime pas, du négatif en général, j'ai le sentiment de déranger. C'est aussi souvent dans ces situations-là que les voix se font plus insistantes. Ça, et la nuit hivernale. Ce sont sûrement les deux déclencheurs les plus tenaces.
Dehors, un lampadaire grésille. Sa lumière fluctuante me rappelle un peu mon cerveau. Moi. Brillant par instant, mais défectueux. Ou timide. Peureux à l'idée de ne pas briller comme il le faut. Peur de briller trop fort et de rendre jaloux. Ou d'attirer trop l'attention. Brillant à sa façon, mais brillant à s'en excuser d'exister. Je ne suis pas assez sereine pour montrer ma lumière pour le moment...
"- Je suis un peu tendue aujourd'hui. Et on ne peut pas sortir, il fait trop froid.
- Est-ce qu'il y a quelque chose qui vous appaise en temps normal ?"
Il y a bien quelque chose, mais je ne pense pas que ce soit très approprié pour le cabinet d'un thérapeute... Après, c'est elle qui propose.
"- Est-ce que vous m'autoriseriez à mettre de la musique ?"
Elle me sourit tendrement, comme amusée par la simple question. J'imagine que ma demande est un peu ridicule en réalité, ça ne fait rien de mal à une conversation d'avoir un fond musical. J'attends tout de même qu'elle hoche la tête en signe d'approbation pour sortir mon téléphone et ouvrir ma playlist. Le titre est en haut, c'est le seul répertorié en favori. Accès plus rapide pour les soirs de panique. Je laisse les premières notes d'un piano distant, mélancolique et fatigué résonner dans la petite pièce. Cet air m'a toujours apaisé, il a l'air de me comprendre. Les voix se taisent quand il joue.
"- 'The French Library' de Franz Gordon. Un autre presque inconnu au bataillon malheureusement. Contemporain cette fois.
- C'est joli. Ca vous détend d'écouter cet air ?
- Oui, toujours."
J'en ferme les yeux à nouveau, et je finis de m'enfoncer dans le grand fauteuil. Je laisse les notes atteindre mes muscles pour les détendre, chasser les murmures, me prendre dans leurs bras.
"- Vous semblez beaucoup aimer la musique..."
Je ne lui donne que des références de niche depuis que je viens la voir. Je ne sais pas si c'est représentatif de quelqu'un qui aime la musique, mais j'admets avoir semé des indices. En réalité, elle ignore à quel point elle a raison.
"- J'ai passé plus d'une décennie à l'étudier. Au conservatoire. J'aimais déjà ça enfant, mais en y passant autant de temps, j'aurai de toute façon fini par l'apprécier.
- Est-ce qu'il y a des choses dans la musique que vous n'aimez pas ?"
Elle est habile, je dois bien lui reconnaître ça. Elle a du comprendre que c'est un sujet sur lequel je m'exprime plus facilement, question d'habitude. Je rouvre un oeil et lui adresse un sourire taquin. Elle sait que j'ai compris. Mais soit, rentrons dans son jeu. Les basses et les envolées se mélangent sur le clavier de Franz Gordon, prisonnier de mon téléphone. Le rythme semble presque s'être synchronisé au grésillement du lampadaire. Un projecteur qui me convient très bien.
"- Des choses que je n'aime pas et que j'ai du mal à admettre aux autres vous voulez dire..."
Elle hoche la tête une fois de plus. Le carnet est de nouveau fermé et abandonné sur la console. Console où reposent maintenant mes cutters. Elle suit mon regard et s'avance sur son siège dans une position qui bloque ma vue du tiroir. Et en même temps, elle adopte une posture digne d'une discussion autour d'un verre, plus que de la thérapie. Elle est remarquable. Elle est à nouveau tirée à quatre épingles, mais elle transpire la sécurité.
"- Vous savez, quand vous avez une formation classique... C'est pas évident d'admettre que vous ne supportez ni Mozart, ni Beethoven."
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