Le monstre - 6

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 Le conservatoire m'était toujours apparu comme le temple de la droiture et du bon goût. Des artistes plus ou moins connus enchaînaient les courbettes ridicules devant les gardiens du "beau", les renommés qui passaient par là partager leurs œuvres et leur expertise, parfois douteuses. On applaudissait les compositeurs ou chefs d'orchestre dont le nom leur permettait de décider ce qu'il fallait ou non apprécier. Un enchainement de clowns en costumes quatre pièces pour les soirs de concert qui, comme tout un chacun, se gardait bien d'émettre un avis qui ne soit pas consensuel, au risque de mettre sa carrière en péril.

 Les étudiants me semblaient suivre le mouvement. Moi y compris. On écoutait et on décortiquait le travail des grands de ce monde qu'il était bon de connaître et d'aimer. On jouait leurs morceaux, parfois sans en comprendre tout à fait le sens, sans que leur musique ne résonne en nous. Au nom des standards de l'élite, il fallait accepter que notre propre art soit parfois vide. Mais il arrivait bien, à l'occasion, qu'un artiste nous surprenne et nous transporte. Que la frustration nous gagne quand la technicité de leur travail dépassait de loin nos compétences encore en développement, et qu'on ne pouvait se l'approprier pleinement.

"Vous savez, je pense que vous n'êtes pas la seule à ne pas aimer Mozart et Beethoven."

 C'est même certain. Madame Monier a toutefois le mérite de dire tout haut ce que je pense tout bas.

"- Certes, mais c'est un avis qu'il vaut mieux garder pour soi dans certains cercles. S'attirer les foudres des professeurs, c'était risquer son année ou ramasser plus de boulot. Et pour ceux qui voulaient passer pro... Je vous raconte pas les galères pour intégrer l'orchestre.

- De quel instrument jouez-vous ?

- Du piano."

 Celui de Franz Gordon tire sa révérence puis redémarre quelques instants après. Le morceau est réglé pour jouer en boucle. Tant qu'elle n'en aura pas marre, je laisserai le morceau tourner encore et encore, c'est une spirale qui m'apaise. Je serais capable de jouer cette mélodie moi-même, mais je m'y suis toujours refusé. Ce serait risquer de perdre le calme que j'y associe, en transformant mon plaisir en travail, en obsession de la perfection.

"- Vous jouez d'un instrument vous ?

- J'en jouais... De la clarinette. Mais pas au conservatoire, j'avais un professeur particulier."

 Ce n'est pas vraiment l'instrument que je lui aurais associé. Elle est toujours très propre sur elle et elle me fait l'effet d'une fille de bonne famille. Un peu comme moi... Je l'imaginait davantage jouer du violon ou de la harpe. Mais c'est plaisant de trouver un point commun avec elle. Je regarde ses mains. Les ongles ras, comme les miens, un confort et une habitude pour nos instruments respectifs. Elle a du connaître elle aussi ces soirées passées à répéter en boucle la même mesure jusqu'à la maîtriser à la perfection. Ces heures penchées sur les partitions, à les déchiffrer et à les annoter jusqu'à en connaître le moindre rythme, la moindre note, le moindre accent, la moindre nuance. Peut-être même ce trac devant un public ou un jury.

"Quand je jouais de la clarinette, je trouvais la musique apaisante. Est-ce que ça vous aidait aussi à calmer les voix et les angoisses ?"

 Sa question est censée mais je ne suis pas sûre de connaître la réponse. Enfin, si, la réponse est évidente... mais pas sa justification.

"Oui, et non."

 Rares sont les choses importantes à être toute noire ou toute blanche. Il faut souvent apprendre à naviguer parmi les nuances de gris. Je sais ce que je ressens profondément en moi, mais j'ai un peu de mal à trouver une image parlante pour l'exprimer... Je quitte du regard les mains de ma thérapeute qui récupère le carnet, c'est dérangeant de le voir réintégrer notre bulle. Je remarque avant de me détourner qu'elle prend toujours soin de me cacher la console, le tiroir, et son précieux contenu.

 Je pose le regard sur la grande fenêtre, la nuit au-delà, le ciel sans étoile derrière les barres d'immeubles, la lumière crépitante du lampadaire défectueux... Un monde beau et laid à la fois. Je me lève pour m'en approcher, je dois m'éloigner des lames et du carnet. C'est une fois postée devant la porte que l'image que je cherche me vient.

"Jouer du piano, c'était un peu comme fermer la vitre. Ou tirer les rideaux..."

 C'était trouver un sous-marin dans mon verre d'eau.

"Vous atténuez l'extérieur mais vous l'entendez encore."

 Comme nous entendons le vent qui souffle, le klaxon d'un impatient au volant, l'aboiement d'un chien en promenade...Quand je discutais avec mon piano, les voix et les bruits se faisaient moins pressants. Le monde disparaissait, rien ne comptait que la musique.

"Et il y a toujours l'intérieur... Je suis sûre que vous comprenez ça... Avant de jouer avec les doigts, on joue avec le coeur. Si vous êtes insensible, votre musique est creuse."

 Alors oui, les voix me laissaient tranquilles. Mais les peurs et les angoisses, les peines et les chagrins, les colères et les jalousies... Elles étaient décuplées. Elles aidaient mes doigts à caresser le clavier pour en tirer une complainte larmoyante. Pour le frapper de toutes mes forces, et lui faire crier la haine et la rage que je gardais contenues. Aujourd'hui encore, c'est un exutoire. Une façon de me laisser ressentir pleinement mes émotions et de les extérioriser. J'ai parfois du mal à m'en passer. Ce qui rend le comportement de madame Monier étrange à mes yeux.

"-Pourquoi avoir arrêté la clarinette ?

-J'ai eu des enfants, je n'ai plus de temps à y consacrer. Et je n'aimais pas mon dernier professeur."

 En voilà une excellente raison. Les enfants. Une vie normale en somme. Une vie ou la musique est un hobby plus qu'une échappatoire. J'imagine que c'est là que s'arrêtent nos similitudes artistiques. J'ai comme le sentiment que la vitre qui nous séparait et qui commençait à se briser s'est reformée instantanément. Mais il y a bien une dernière chose que nous partageons.

"-Moi non plus, je n'ai pas aimé la plupart de mes profs... Je n'aimais pas le conservatoire en fait.

-Pourquoi y être restée dix ans ?"

 La musique ne doit pas souffrir des critiques que je m'apprête à lui faire. Je retourne dans le fauteuil brun, en prenant soin de ne pas adresser un seul regard à madame Monier et à son carnet. Je m'empresse d'interrompre le morceau qui joue toujours et de ranger mon téléphone. Je me laisse reposer sur le dossier, j'ai besoin de soutien pour ce que je dois lui dire. Je ferme les yeux, voyant défiler derrière eux plusieurs visages...

"C'est compliqué. Il y a plusieurs raisons... D'abord, j'ai promis à quelqu'un d'important de finir mes études de musique avant qu'elle ne décède. Ca me semblait important de faire mon maximum pour tenir cette promesse."

 Ma grand-mère, ses mains ridées, ses yeux fiers, son sourire encourageant, ses mots gentils. Elle était secrétaire, elle avait voulu m'apprendre à taper au clavier avec sa vieille machine à écrire. Elle était tellement heureuse de me voir utiliser naturellement les dix doigts ! C'est un peu bête, mais elle y avait trouvé un lien entre nous deux, chacune portant une attention toute particulière à nos mains. Crème, massage, exercices de musculation...

"Ensuite, il y a eu un professeur... Pas un des miens, je l'ai eu en jury seulement. Je me suis plantée à une audition vers ma quatrième année, et il m'a dit qu'il pensait que je n'avais pas ma place au conservatoire. Je voulais lui prouver qu'il avait tort."

 J'ai persévéré jusqu'à le croiser à nouveau en examen, des années plus tard, déterminée à lui clouer le bec. Ses cheveux gris mal coiffés et ses lunettes sales, son air sévère et désabusé, tout chez lui était insupportable. Mais il était réputé, et un pianiste d'exception. Je ne pouvais que respecter son avis. J'ai tenu jusqu'à ce qu'il doive reconnaître mes efforts et ma progression qu'il avait jugée inespérée.

"Et puis, c'était pour moi. J'ai commencé jeune, j'avais six ans. C'est ce qui m'a différencié. C'est ce pour quoi j'étais douée. Sans ça, je n'avais plus rien qui me rende exceptionnelle. J'avais besoin de cette identité. Et puis, le travail que ça demandait avait le mérite d'occuper ma tête."

Comme quoi, ce schéma de s'enfermer dans le travail pour pas penser à ce qui fait mal, il était là depuis le début...

"Et enfin... Quand je jouais, il était fier de moi. Il parlait de ça à la famille et aux amis... Même si il supportait pas ma musique et qu'il m'empêchait parfois de travailler en paix. Je voulais devenir suffisamment bonne pour qu'un jour, en passant près de mon piano, il soit obligé de s'arrêter pour m'écouter. Vraiment."

 Tu n'as jamais aimé le classique, ou le romantique. T'étais plus blues et rock... On parlait pas la même langue. Mais j'espérais quand même t'impressionner, voir sur ton visage l'estime que tu avais pour moi en public. J'ai travaillé jusqu'à en avoir les mains tremblantes, la tête noyée de notes, les nerfs à bout de souffle... Tu étais fier des efforts, mais pas du résultat. Alors, j'ai joué un peu de ton répertoire, parfois à ta demande, en espérant, peut-être, y arriver : te parler, te faire comprendre, t'aimer, te faire m'aimer. Mais non. Toujours pas...

 Je rouvre les yeux. Nous en avons fait le tour. Madame Monier finit de noter plusieurs choses sur les pages du carnet. Elle revient en arrière dedans, rajoute une note quelque part. J'imagine qu'elle commence à voir le schéma... Et oui madame, encore lui. Toujours lui !

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