Le monstre - 7

6 minutes de lecture

"Vous parlez de la musique comme un moyen de contrôle... De vos émotions, de votre valeur... Est-ce que ça vous a aussi permis de retrouver un peu le contrôle sur votre propre corps ?"

 Je lève immédiatement les yeux vers elle. Comme toujours, sa question est intelligente. Mais j'admets n'y avoir jamais pensé. J'essaye d'ouvrir la bouche et de parler, mais je n'arrive pas à dire quoi que ce soit. La musique comme contrôle de mon propre corps, ça ne m'avait jamais ne serait-ce que traversé l'esprit...

"Vous avez du développer une certaine agilité et une certaine force avec vos mains. Vous n'avez pas le sentiment d'être en contrôle de vous-même lorsque vous jouez du piano ?"

 Je regarde mes mains. Hideuses, comme de juste. Comme les pieds des danseuses classiques qui se déforment avec les années, se recouvrent de cicatrices, se couvrent de muscles dont le commun des mortels ignore jusqu'à l'existence. Mes mains ont subies un traitement moins brutal, mais le bout de mes doigts est lissé à l'extrême, mes ongles sont coupés ras, presque au sang, mes doigts sont épais à cause de ma musculature, et ils tremblent. Depuis des années ils tremblent dès qu'ils ne sont pas en mouvement. Et ils font mal. La surrutilisation a détruit mes articulations avant ma vingtaine, j'ai un cartilage trop fragile paraît-il.

 Je n'ai pas le sentiment de les maîtriser. Leurs frémissements incontrolables en sont la première preuve. Et quand je joue, je n'y réfléchis pas. Je fais, tout simplement. Je laisse ma mémoire mécanique prendre le dessus, je me défait complètement de mon corps. Je ne suis pas là.

"Non... En fait, quand je joue... J'ai l'impression de flotter au-dessus. Quand j'ai fini, j'ai soudain mal aux épaules et aux poignets. Et je me rend parfois compte que je suis essouflée aussi."

 C'est une sensation que j'aime autant que je déteste, parce qu'elle m'encourage souvent à continuer de jouer jusqu'à l'épuisement total. Il m'est arrivé de m'endormir sur mon clavier alors que je ne faisais qu'une "pause"...

"- Ca vous faisait du bien de vous dissocier ?

-Oui, je crois...

-Pourtant, en vous mutilant, vous cherchez plutôt à le retrouver, ce corps. Qu'est-ce que vous en tirez de différent ?"

 Encore une fois, je n'avais jamais réalisé ça. C'est vrai que c'est étrange, ça n'a pas de sens ! Et pourtant, je me comporte effectivement de façon contradictoire avec ma carcasse. C'est à n'y rien comprendre. Je la regarde toujours, elle reste là, patiente, sûrement consciente du torrent que son interrogation à provoqué en moi. Elle me bouscule. Elle veut que je trouve mes réponses. Ce n'est pas sur son visage impassible que je les trouverai.

 L'extérieur est toujours une source d'inspiration, c'est vers lui que je dirige mon attention. Inrattable, le lampadaire déficient est toujours là. Allumé, éteint. Eteint, allumé. Un clignotement, un tressaillement de lumière, un sursaut d'électricité. Elle est là ma réponse. Je porte une main à mon coeur, une autre à ma tête.

"- Je cherchais juste à fuir deux choses différentes. La mutilation, ça permet de fuir mes pensées. La musique, de fuir mon corps."

 Allumer l'un, éteindre l'autre. Rien qu'un instant. Ne plus avoir à supporter les deux ensembles. Oublier un instant le souvenir fantôme de l'asphyxie, de ce bras sur ma gorge, celui des mains étrangères qui s'aggripent à moi. Et quand ce n'est pas possible, oublier plutôt le sentiment de faiblesse, de trahison, de corruption. Embrasser l'une des douleurs pour fuir l'autre, chacune à son tour.

"- Vous êtes donc pleinement présente quand vous vous blessez ?

- Le but, c'est pas de se tailler les veines... Il vaut mieux savoir ce que vous faites."

 Sur le piano, je ne contrôlais pas mes mains. Sur ma peau, j'étais d'une précision chirurgicale. Pour appliquer la juste pression, le juste glissement, savoir où poser le tranchant, où le retirer. Mes doigts ne tremblaient jamais. Ni au début, parce que ma maitrise en était totale. Ni à la fin, parce qu'il n'y avait plus assez de sang pour les irriguer.

"- J'aime bien la sensation que j'ai après avoir trop saigné. Ma main et mon bras sont froids et engourdis. C'est le seul moment où je peux à la fois éteindre ma tête et mon corps."

 Comme un coma passager qui vous étreind, comme Morphée qui vous emporte dans les limbes du sommeil. Mais Morphée a la cruauté de vous proposer de terrifiants voyages que vous ne pouvez pas esquiver. Le coma vous laisse léthargique, apathique, absent. Mais vous finissez toujours par revenir, ce n'est pas une mort : c'est une simple visite du paradis. Votre mémoire et votre corps refait surface, et toujours ces voix qui se moquent de moi. "Inutile". Vous pouvez fuir, mais jamais vous ne courrez assez vite pour vous échapper à vous même. Je plonge parfois hors de mon verre d'eau, mais je n'ai pas d'ailes pour m'envoler, chaque fois je replonge dans mon bocal. Infiniment trop petit. Trop encombré.

"Est-ce que vous me laisseriez vous proposer des exercices pour vous aider à arrêter de vous mutiler ?"

 Elle a parlé avec une certaine tension, comme inquiète que je refuse. Mais malgré la mine déconfite que je dois porter sur le visage, et les émotions lourdes que je partage avec elle, si je suis ici c'est pour m'en sortir. Je suis prête à prendre tout ce qu'elle voudra bien jeter dans ma direction. En reportant mon attention sur elle, je trouve des yeux aussi peinés que ses cordes vocales, et une posture avancée dans ma direction. Une invitation, qu'elle me supplie de saisir. En hochant la tête, je vois ses traits se détendre, presque imperceptiblement. Ses épaules s'affaissent, ses genoux se desserrent, ses mains se décrispent sur le stylo.

"Bien, laissez-moi vous sortir ça !"

 En se levant, elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille, comme pour balayer la tension qui l'avait habité. Elle se dirige vers les étagères placées derrière le bureau où repose son PC et son terminal de paiement. Elle en sort un classeur vert, sûrement sa couleur préférée à bien y réfléchir. Je la vois farfouiller parmi les feuillets et sortir une pochette des anneaux. Alors qu'elle revient vers moi, je vois mon prénom en lettres capitales sur le dossier qu'elle me tend.

"Après notre dernier rendez-vous, j'ai imprimé pour vous plusieurs exercices à faire chez vous pour vous substituer progressivement à la mutilation."

 J'ouvre la pochette, verte elle aussi, pour trouver dedans plusieurs intercalaires. Je suis touchée qu'elle ait fourni autant de travail pour ma petite personne, je me sens vue et écoutée. Prise au sérieux. Je balaye rapidement les titres de chaque section : méditation pleine conscience, relaxation progressive de Jacobson, substitution, thérapie narrative... C'est très complet.

"Certaines de ces techniques requièrent l'intervention d'un professionnel. Je ne suis pas en mesure de vous accompagner pour certaines d'entre elles mais je vous ai listé le nom de différents collègues qui pourront vous aider si vous voulez essayer."

 C'est une vraie perle. J'ai enchainé les thérapeutes sans nouer de relation efficace avec aucun d'entre eux. Jusqu'à tomber sur elle complètement par hasard. Le courant était bien passé, alors j'étais restée. Mais je réalise seulement maintenant à quel point elle est investie dans son travail. J'ai une chance phénoménale sur ce coup-là.

"- Vous pourriez essayer les petits exercices à faire seule et voir ceux qui fonctionnent le mieux pour vous. Si vous ne comprenez pas les consignes, n'hésitez pas à m'appeler !

- Merci..."

 Je ne sais pas ce que je peux lui dire d'autre. Juste "merci". Et j'ai beau entendre le petit "inutile" résonner derrière moi, il ne m'empêchera pas de tenter. Au moins pour donner du sens aux efforts qu'elle fait pour moi. Je serre le dossier contre moi, ce sera peut-être mon nouveau trésor. Une pochette verte pleine de papier contre une pochette noire pleine de lames. Un échange équitable, je l'espère.

"- Mis à part la mutilation, vous avez eu recours à d'autres outils pour supporter vos traumas ?

-L'alcool ?"

 J'ai dit ça comme une question, parce qu'encore aujourd'hui, je ne suis pas sûre de m'être murgée pour fuir mes problèmes, ou simplement pour suivre le mouvement avec les copains. Ca apportait une forme de flottement et de désinhibition similaire à ce qui me soulageait, alors c'était agréable de faire la fête. Mais c'était surtout sympa de sortir avec les filles, sans la peur qui me rongeait l'estomac quand j'étais seule. Et le but premier, c'était de passer du bon temps.

"- Mais je ne bois plus maintenant. Enfin, je bois peu. Ca m'a joué des tours, alors j'évite...

-Quel genre de tours ?

-Du genre drôle avec le recul. Mais j'étais mortifiée à l'époque. Je vais vous raconter, en vrai c'est assez rigolo."

 Oui, j'ai besoin de légèreté. Parlons donc de mon attendrissant ridicule.

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