L'ami - 3
"Il m'a aimé. Autrefois."
Ce sera notre dernier rendez-vous de l'année. Les vacances de Noëls approchent, nous allons nous absenter toutes les deux. Mais il nous reste une histoire à finir. En saluant madame Monier aujourd'hui, je m'attendais à ce qu'elle m'interroge immédiatement sur les exercices qu'elle m'a proposé pour me sortir de la mutilation. Mais non... Elle m'a simplement demandé "comment vous allez ce soir ?" dans sa voix professionnellement maternelle, puis m'a proposé de reprendre mon récit là où je l'avais laissé. Je lui en suis reconnaissante, quand il fait froid, il est plus plaisant de parler de l'amour que de parler du sang.
"- Il m'a aimé quand nous étions adolescents. Avant Victor Hugo et un peu après. C'est ce qu'il m'a dit... On a fait les calculs par la suite : on a été sur la même longueur d'onde pendant environ six mois. Mais j'ai raté ma chance.
- Vous avez raté votre chance tous les deux plutôt, non ?"
Elle aussi c'est un amour. Objectivement, elle n'a pas tort et elle évoque un fait, mais je le prends quand même comme une tentative de me consoler. Merci à elle, mais j'ai séché mes propres larmes toute seule depuis longtemps. Ce sont des mots que j'aurais aimé entendre à cet instant-là, quand j'avais lu le message de Florian. Celui où il m'expliquait qu'il m'avait aimé, mais qu'il n'avait pas eu le courage d'y faire face, et qu'il avait appris à me voir comme une soeur. Plus comme une femme. Ce jour-là, oui, j'étais inconsolable. J'avais tant besoin qu'on m'aime, moi qui était persuadée d'être indésirable, étrange, insupportable, mauvaise. Il m'avait aimé et je n'en avais rien su. Encore aujourd'hui, j'ai tendance à m'en vouloir.
J'essaie de m'échapper en regardant dehors, comme toujours. L'ampoule du lampadaire n'a pas été changée, et comme certains de ses compères, il n'a pas été habillé de décorations lumineuses festives. La ville est pourtant parée de ses plus beaux artifices, surtout ici en centre-ville. Le marché se tient deux rues plus loin, si je me penchais au balcon je suis sûre que je pourrais voir quelques personnes s'y diriger.
"- Ca vous dirait qu'on sorte ? J'ai bien aimé discuter avec vous sur le balcon la fois dernière... Enfin, si vous avez pas peur que ça vous mette en retard pour votre prochain client, mais on peut surveiller l'heure.
- Avec plaisir, et pas de soucis, vous êtes la dernière de la journée !"
J'avais pas enlevé mon manteau, alors je lui laisse le temps de se couvrir, puis nous partons. Ce qui m'amuse, c'est qu'en sortant, je remarque que madame Monier et moi avons deux styles similaires mais opposés : elle dans une ample gabardine blanche, sur une jupe ajustée grise et ses derbis noires accordées au reste de sa maroquinerie, moi dans mon petit blouson à fourrure crème accordé à mes bottines, sur un large pantalon de laine brune de la même couleur que mes gants. Nous sommes élégantes chacune à notre manière, des femmes de lettre et de science soigneuses. Mais tout chez elle cri l'audace, le contraste, et la confiance : des coupes rigides et des tons vifs. Moi, je me cache derrière des couleurs neutres et des courbes, je reste terne et discrète. Ça se remarque jusque dans notre bijouterie, moi avec mes petites perles toutes simples et elle avec ses boucles pendantes dorées. Elles scintillent sous les lampions colorés qui brillent dans la rue. Toutes ces lumières me rappelle une des plus jolies nuits de ma vie.
"- Vous savez... Sur la fin de ces fameux six mois, on est allés voir les feux d'artifices du 15 août ensemble sur la plage. On habitait près d'un lac où ils en tiraient chaque année.
- C'est la première fois que vous y alliez tous les deux ?
- Et la dernière. C'était la fin du collège pour moi, il lui restait un an, et on savait qu'on irait pas dans le même lycée. Je crois qu'on essayait de passer autant de temps que possible ensemble. Puisqu'on ne se verrai plus à l'école."
Nous rejoignons côte à côte le marché et ses petits chalets alignés. Je ne sais pas si c'est elle qui me suit, l'inverse, ou si nous avons pris la même direction d'un commun accord silencieux. La foule n'est pas encore arrivée et les stands ne sont pas pris d'assaut. Je fais un petit arrêt devant l'étal d'une dame portant un costume alsacien et me retourne vers ma thérapeute un instant.
"- Attendez moi, j'en ai pour une seconde."
Je mène une petite emplette rapide, félicite la vendeuse pour son bel habit, et retourne voir madame Monier. Je sors pour moi un bretzel tout chaud puis lui offre le sachet que j'ai dans les bras et les quatre gourmandises restantes qu'il contient. Je ne sais pas si ça se fait, mais bon, j'en ai envie.
"- Tout ça ?
- Pour vos enfants, si ils aiment ça.
- Merci, ils seront ravis !"
Nous nous installons un peu à l'écart sur un banc de bois. Nous ne serons pas dérangées par les flâneurs, mais nous pouvons encore profiter de la musique enjouée qui anime le centre. Sinatra enchaîne les "Let it snow" alors que la neige n'est pas tombée de la semaine, mais c'est peut-être mieux : on peut déguster notre gâtterie poursuivre notre consultation sans grelotter.
"- Qu'est-ce qu'il vous est arrivé ce soir-là, aux feux d'artifices ?
- Rien. On y est allé, on s'est installés sur le sable, et pendant le show, je m'étais penchée pour m'installer sur son épaule. Il avait posé la tête sur la mienne. Mais c'est tout."
Je me souviens encore du poids qui reposait sur mes cheveux, de sa main si proche de la mienne sur la serviette de plage, de son bras collé au mien. J'avais eu le souffle court, le coeur qui battait aussi fort que l'explosion de couleur dans le ciel. J'avais tout juste quinze ans à l'époque, j'avais honte d'aimer aussi fort alors que je n'étais qu'une enfant alors qu'on me disait que c'était un sentiment d'adulte.
Mais je chantais Barbara au piano : "Que ce fut, j'étais précoce, de tendres amours de gosses, ou bien la morsure d'un amour fou". Je n'étais pas la seule à avoir laisser mon coeur se tordre et gonfler alors qu'il n'avait pas fini de grandir. Et s'il était possible d'en parler si joliment, c'est que ça n'avait rien d'un crime.
"- J'aurais dû l'embrasser ce soir-là. J'en avais tellement envie..."
Je me souviens qu'après la fin du spectacle céleste, nous avions tourné la tête l'un vers l'autre. Le moment aurait été idéal, digne du cinéma. Là, sous les étoiles, près de l'eau, les oreilles et les yeux aveugles à la foule autour de nous. J'avais osé un regard vers ses lèvres, mais n'avais pas eu le courage de franchir le maigre précipice qui nous séparait. Je m'étais contentée de prier pour que lui s'aventure dans ce gouffre. Peut-être pensions nous la même chose. La suite est floue. Nous avons rangé nos affaires, sommes rentrés chez nous, avons poursuivi notre vie et notre routine comme si rien ne s'était passé. Puis, bien des années s'écouleraient avant que le sujet ne surgisse à nouveau, à l'occasion de cette soirée bien trop arrosée.
"- Quand il m'a dit qu'il m'avait aimé... Je me suis dit qu'il avait dû abandonner ce jour-là. Si j'étais vraiment intéressée, je n'aurais pas raté le coche, le moment était parfait pour ça.
- Est-ce que vous regrettez ce qu'il s'est passé ce jour-là ?
- Oui, et non. Surtout non."
Je l'ai amèrement regretté pendant des années, mais il a bien fallu que cette amertume me passe. Plus jeune, on me disait souvent que le temps guérit tout. J'ai d'abord pensé que c'était dit seulement pour me réconforter, puis plus tard pour justifier le mal qui m'était fait. Comme si ce mal n'avait pas d'importance puisque voué à disparaître comme le voulait la nature. Mais j'ai assez vite compris que c'était un mensonge involontaire. C'est ce qu'on fait de son temps qui guérit les blessures, pas le temps en lui-même. Laissez-le filer sans vous soucier de vos malheurs, ils ne s'effaceront pas comme par enchantement. Avec Florian, nous sommes tombés d'accord : la vie nous avait fait un cadeau que nous avions oublié d'ouvrir. Mais il était peut-être possible de sauver l'emballage.
"Lui ne m'aimait plus que comme une soeur, mais il comprenait la souffrance que je traversais à cause de son rejet. Je lui ai expliqué que je n'avais rien dit par peur de le perdre, ce qui avait aussi été sa propre crainte. Alors on a décidé qu'on ne laisserait pas cette histoire nous séparer."
La conversation avait été facile bien que douloureuse. Nous étions d'accord sur presque tout : c'est triste, c'est beau, c'est bête, c'est passé, c'est dangereux, c'est constructeur. Plus rien ne serait jamais comme avant, mais ça n'avait pas besoin de l'être, il suffisait que ce soit différent, que ce soit peut-être mieux. Il fallait qu'on apprenne à construire avec ces éléments : il fallait au moins essayer.
"On s'est laissé quelques mois pour digérer chacun de notre côté et on s'est retrouvé l'été suivant. Au bord de ce même lac. Tristes mais souriants : on était venus au rendez-vous, et on allait se battre pour sauver ce qu'on avait."
Voilà : mon premier amour. Enfantin, niais, adorable, triste, drôle, sage, précieux.
"Ce n'est que du positif tout ça. Qu'est-ce que vous regrettez dans cette histoire ?"
Madame Monier a fini son bretzel en même temps que moi. Elle me regarde avec un air sérieux qui ne laisse pas la place à la discussion, et je ne peux pas prétexter que je mange pour m'y soustraire. Par ailleurs, je réalise seulement maintenant qu'elle est sortie sans son carnet. Il est possible qu'elle se soit souvenue que cette saison est particulièrement difficile pour moi, j'ai besoin d'une vraie discussion plus que d'une analyse. Elle mériterait une médaille pour la qualité de son observation, et de sa mémoire. Ses yeux sont fixés sur moi, encourageants, présents. Parce qu'il est temps de parler de regrets.
"- Je me demande souvent à quoi ressemblerait notre vie si on avait eu plus de courage ce jour-là. Vu ce qu'on a réussi à faire en temps qu'amis, on aurait été parfaits ensemble. Mais...
-Mais ?
-Mais... La vie a finie par me prouver le contraire de toute façon. On était trop attachés à nos études, on se serait sacrifiés mutuellement pour poursuivre notre carrière. Et puis...
-Oui ?
-Il s'est avéré... Qu'en réalité... Il préfère les hommes."
Bizarrement, ça m'avait presque soulagé d'un poids. Aujourd'hui, le problème entre nous deux, ce ne serait pas moi. Ce serait mon sexe.
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