L'ami - 4
"Quand j'ai appris qu'il était bisexuel, mais qu'il préférait ces messieurs... Je me suis dit que ça m'allait bien comme ça : je resterai à jamais l'une des femmes les plus importantes de sa vie. Et ça me suffit. Même si je n'aime pas ce côté possessif de ma personne."
Je n'avais aucunement le droit de me l'approprier de cette façon, ni de voir chacune de ses nouvelles conquêtes comme des concurrents pour son affection. Ca a fini par me passer aussi, maintenant je me contente de m'assurer qu'il est heureux avec ceux dont il me parle. Mais je ne peux pas m'empêcher d'être fière à l'idée que j'ai peut-être été la première, et que je serai peut-être la dernière. La femme.
"- Qu'est-ce qui vous déplait tant dans ce besoin de posséder quelqu'un ?
- Mis à part le fait que c'est super glauque, et carrément flippant vous voulez dire ?"
Je rigole en disant ça, pour bien lui faire comprendre qu'à mes yeux, c'est une vaste blague. Mais elle ne me sourit pas en retour. Aïe. Elle a toujours cet air intense et sérieux malgré la douceur de son visage qui s'est recouvert de ce rouge que le froid applique sur les joues et le nez. Le petit nuage de vapeur qui s'échappe de ses lèvres et de son nez à un rythme régulier contraste avec le mien bien trop désorganisé.
"Je ne pense pas que vos sentiments soient glauques ou flippants. Ils sont importants pour vous."
Je ne peux pas continuer à la regarder. L'agitation de la ville correspond bien au chaos qui règne en moi : ravissant et confus. Je regarde cette petite fille courir dans tous les sens, chantant "White Christmas" avec Crosby dans un anglais approximatif. Ca ressemble plutôt à "ouaille crisse-masse" et c'est un peux faux, mais elle sourit aux anges. J'avais été exactement pareille avec des "oui ouiche iou a méri crisse-masse" : luisante dans mes erreurs. Je lui souhaite tout le bonheur du monde à cette petite. Et à sa maman qui se débrouille pour la poursuivre et l'empêcher de rentrer dans chaque personne qu'elle croise. Je lui souhaite de toujours assumer qui elle est et ce qu'elle ressent, ça l'a rend si jolie.
"- Vous savez, on sera jamais aussi embarassés que le jour où on s'est expliqué. Où on a compris qu'on s'était ratés. Ca nous a énormément rapproché, aujourd'hui, on peut parler d'absolument tout sans gêne, ce sera jamais pire que ce jour-là. Je devrais me contenter de ça, non ? Et puis, c'est pas comme si j'étais toujours amoureuse de lui...
- Mais vous êtes restée possessive. Qu'est-ce qui vous dérange là-dedans ?
- Pour tout vous dire, j'en sais trop rien. Peut-être que j'aimerais pas que quelqu'un pense me posséder, moi. C'est un peu 'ne fais pas aux autres ce que tu n'aimerais pas qu'ils te fasses'. Mais à vrai dire je suis pas sûre que ce soit ça."
Je remercie la neige d'être restée dormir dans son nuage. Si ses flocons avaient répondus à l'appel du Noël blanc, les voix auraient été bien plus violentes. Les voix et les souvenirs. Quelqu'un a bien essayer de me posséder, quelqu'un m'a possédé. Sans mon accord. Et personne ne mérite d'être réduit à ça : à l'objet qu'on achète parce qu'il nous plait, qu'on garde, qu'on enchaine, qu'on protège, qu'on jalouse. Moi j'ai perdu mon corps et ma réalité à cause de ça. Je me dégoute de vouloir le posséder, c'est un sentiment qui détruit. Et je ne veux faire de de mal à personne. Surtout pas à lui.
Toi aussi, maudit visage, tu m'as possédé. Tu m'as punis quand je n'étais pas sage, tu m'as grondé quand je n'étais pas assez bonne, tu m'as insulté quand je n'étais pas comme toi. Mais tu m'as aussi nourri, habillé, câliné, défendue, aimé... Il fallait bien que je te rende la pareille. Il fallait bien que je le mérite. Il fallait bien que tu souris. Sans que tu ne le saches, tu m'as possédé.
"-Est-ce que je peux vous proposer une explication ?"
C'est surprenant de sa part. Même à ma demande, elle n'a jamais essayé de me dire ce qui pouvait se passer en moi. Pas une seule fois. Je ne sais pas ce qui a changé, mais j'ai tant prié pour qu'on m'offre des réponses... Pour qu'une fois, ce ne soit pas à moi de mener des fouilles dans les abysses de mon verre d'eau, seule, en proie aux horreurs des fonds marins. Voilà qu'elle me rejoint dans son propre scaphandre pour entreprendre ce plongeon.
"- Allez-y.
-Est-ce qu'en réalité, vous ne voudriez pas être aimée de cette façon vous aussi ? Suffisamment pour qu'on veuille vous posséder, mais aussi pour vous laisser partir. Avec respect et inclinaison."
...
Silence. Le silence qui résonne. Le vide.
Ce serait-ça ? Ce serait aussi simple que ça ?
Je sais que je veux être aimée. Je passe à ma vie à faire de mon mieux pour ça. Pour l'amour. Mais est-ce que j'en ai besoin au point de vouloir être possédée ? Sans entrave ? Que quelqu'un m'offre une superbe cage, tout en m'en confiant les clefs ? Est-ce que je veux être aimée comme j'aime ? Moi qui supplie le monde de me laisser les admirer, les exposer dans mon musée, les entretenir, les soigner, les embellir avec les outils de leur choix. Et ce tout en les laissant descendre de leur socle, sortir de leur tableau, ouvrir leur vitrine à leur guise. Simplement reconnaissante d'avoir pu les posséder le temps que ça aura duré ? Ce ne serait pas toxique d'aimer ainsi ?
Mais à dire vrai, je crois que j'aimerais beaucoup qu'on m'expose comme l'une de ces oeuvres si solides mais si fragiles à la fois, si belles mais si statiques. Rejoindre l'Ondine de Ives, la Clytemnestre de Collier, ou la Lilith de Rossetti : douces mais violentes, offertes mais intouchables, captives mais prêtes à s'envoler.
"- Si. Je crois que vous avez raison. Mais je maintiens que c'est malsain de ma part.
- C'est un peu obsessionnel comme façon d'aimer, mais vous ne voulez pas l'enfermer, ou le blesser. La seule à qui vous risquez de faire du mal, c'est vous. Vous aimez intensément, de façon presque étouffante. Vous avez tendance à vous oublier. Pour l'instant, la seule pour qui ce soit malsain, c'est vous."
Elle n'a pas tort. J'en deviens même parfois quelqu'un d'amer et de colérique. Quand je ne comprends pas pourquoi le monde ne peut pas m'aimer avec l'abandon avec lequel je l'aime. Je me suis offerte sans rien attendre en retour, mais il m'arrive bien parfois d'espérer recevoir un geste à mon tour. Et quand il ne vient pas, je laisse la haine et la douleur me rendre détestable. Une autre facette que je ne supporte pas, celle qui oublie qu'un cadeau est un cadeau, pas une transaction.
Sur le banc en face de nous, je remarque un couple de personnes âgées. Ils sirotent tranquillement un verre que j'imagine être du vin chaud. Main dans la main, épaule contre épaule, sourire aux lèvres, et discussion animée en cours. Je le vois tourner son regard vers son épouse comme pour boire ses paroles avant de lui répondre. Elle accueille ses mots avec autant d'attention. Je ne sais pas combien d'années ils ont passé ensembles, mais c'est terriblement beau de voir une telle complicité. Ils paraissent synchronisés, comme connaissant par coeur les envie et les besoins de l'autre, capables d'y répondre avant même qu'ils ne soient formulés. Comme deux vieilles âmes qui ont tout appris de l'autre mais qui sont encore ravies de se découvrir chaque jour. Qui se méritent l'une l'autre.
"- Mais j'aurai beau vouloir qu'on m'aime comme ça, ça ne veut pas dire que j'en suis digne.
- Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
- Je croyais le connaître. Mais je n'avais pas vu qu'il m'aimait. Et je ne savais finalement pas tant de choses que ça de lui quand je suis tombée amoureuse. Il ne parlait pas de ses peines, j'ai toujours cru qu'il allait bien, qu'il était heureux. Je suis tombée amoureuse d'une image incomplète de lui, je n'ai pas cherché à découvrir qui il était réellement."
Je ne sais pas ce qu'il en est pour lui. Peut-être qu'on ne se méritait pas mutuellement... Ce sont aussi ces regrets-là qui m'ont permis de passer à autre chose et de chérir l'amitié que nous avons encore aujourd'hui. Nous étions jeunes. Nous étions maladroits. Nous aimions un idéal. C'était voué à l'échec.
"- Et est-ce que lui vous connaissait à votre avis ?
- Je pense oui. Mais il avait tendance à embellir la vérité."
C'est peut-être pour ça que je n'avais pas vu son amour. Quand il me regardait, je n'y voyais que son admiration.
Annotations