L'ami - 5
Florian a fait parti des rares personnes a percevoir mes étranges hobbies autrement que comme l'expression d'une excentricité ridicule, d'un ennui solitaire, ou d'une préciosité hautaine. Il avait vu mes multiples intérêts et compétences pour ce qu'ils étaient vraiment : une soif de savoir insatiable, une ambition pour l'excellence, une volonté d'indépendance. Connaissances, perfection et autonomie étaient pour moi les trois clefs indispensables pour une vie confortable : connaître le monde pour voir venir ses pièges, le maîtriser pour le manipuler à sa convenance, se contrôler pour savoir quand cacher son savoir et quand le révéler. Sur ce dernier point, l'adolescente que j'étais avait eu de grandes difficultés, trop fière d'une singularité qui lui faisait amfler les chevilles qu'elle trouvait trop maigres. Mais j'ai vite appris que se taire et ne se dévoiler qu'au bon moment est le meilleur moyen de se rendre indispensable et par conséquent inattaquable. Cachez-vous jusqu'au moment où vous pouvez résoudre une situation desespérée et vous serez le sauveur innatendu, utile et aimé. Puissant.
Florian n'avait pas perçu le manège profond de mes motivations, mais il avait perçu le besoin de grandeur qui me brûlait vive. Et il posait sur moi un regard bouillonant d'admiration, comme on regarde un mentor, une idole, ou une muse.
"- Il avait souvent cette façon de me considérer comme si j'étais ce qu'il aurait voulu être. Comme si tout ce que je faisais était beau ou digne d'enthousiasme. J'avais le sentiment de l'inspirer, de le guider parfois. Au milieu de tout ça, son amour m'a échappé.
- Je sens que quelque chose vous déplaisait là-dedans."
Madame Monier ne me regarde pas, elle a levé les yeux pour regarder le ciel. C'est apaisant de la voir ainsi, détendue, comme si rien de ce que je pourrais expliquer n'aurait pas la force de briser sa paix. Je peux tout dire. Elle peut tout entendre. Je la rejoints dans son initiative, espérant apercevoir quelques étoiles accrochées au firmament, mais l'épais dôme nuageux nous empêche de profiter du spectacle. Comme le ciel, moi aussi j'ai quelque chose à cacher : je n'aime pas parler de cette tendance manipulatrice que j'ai, je ne l'assume pas. Je sens les petits insectes me courir sur la nuque rien que d'y penser et les plaies de mes bras m'appellent, en attente d'une petite soeur, pour me punir d'utiliser autrui. De manipuler l'amour des autres. Car là était la première chose à me déranger... Il était l'un des premiers à tomber dans mon piège, mais il n'était jamais censé faire partie des victimes.
"- L'admiration, ça crée une forme de distance, mais aussi une forme d'attente. On voit l'autre comme quelque chose de précieux, d'intouchable. Mais s'il ne correspond plus au mythe, l'admiration est rompue, et c'est la désillusion.
- Vous aviez peur de le perdre si vous n'étiez pas à la hauteur de ses attentes ?"
Il n'y a rien de plus âpre que de voir un rêve mourir, d'ouvrir les yeux sur la réalité. Bien sûr que j'avais peur de le perdre.
"- Ca m'a aussi poussé à faire des efforts. Il fallait sans cesse faire mieux, présenter un mythe de plus en plus fabuleux. Mais ça voulait aussi dire marcher devant lui alors que je ne rêvais que de le voir à mes côtés."
Il m'a écouté jouer du piano et chanter gauchement. Il m'a regardé dessiner, cuisiner, tricoter, broder, coudre et recoudre maladroitement... Il m'a écouté philosopher sur une vie que je commençais à peine, analyser des livres ou des films comme si j'en avais cerné la moindre parcelle de vérité. Et les années passant, je devenais toujours meilleure : mon chant s'aiguisait, mes croquis s'affinaient, mes plats se perfectionnaient, mes aiguilles se complexifiaient... Mes analyses sont devenues plus pointues, plus véridiques. Ce qui n'était à l'origine que mensonge et façade devenait peu à peu une véritable arme que je savais manier.
Et lui me regardait de plus en plus comme Minerve descendue de l'Olympe, à genoux devant mon temple. Cet adorable idiot n'arrivait pas à remarquer qu'il était Phoebus en personne, rayonnant protecteur de ses neuf muses.
"- J'ai eu beau lui montrer que lui aussi en savait beaucoup, qu'il était capable de beaucoup, que son simple intérêt pour les arts et les sciences étaient une forme de sagesse... Il n'a jamais compris qu'il était aussi digne d'admiration que moi. Voir plus."
Je quitte le ciel des yeux, mon regard attiré par un mouvement devant nous. Le couple a fini son verre. Ils se lèvent lentement, ajustent leur manteau et leur écharpe, puis le monsieur tend son bras à son épouse. Ils s'en vont serrés l'un contre l'autre dans une marche lente et apaisée. Avec tout le temps du monde. Ils sont plus proches de leur fin que moi, mais je ne peux m'empêcher de courir, comme si mon temps à moi était compté. Faire toujours plus, toujours mieux, toujours plus vite... Madame Monier les a vu aussi, et sûrement le sourire triste que le leur accorde.
"- Au fond, ce n'est pas son admiration qui vous peinait, n'est-ce pas ? C'est plutôt qu'il n'arrive pas à s'admirer de la même façon pour vous mettre sur un pied d'égalité."
Je hoche la tête. L'admiration, quand ça vient de quelqu'un qui vous aime, c'est une force qui vous pousse en avant, qui vous encourage. C'est aussi grâce à lui que j'ai autant grandi, que je suis devenue aussi compétente. Et à sa façon, il a essayer de suivre, de se perfectionner à son tour. Sans qu'on en ai vraiment conscience à l'époque, on s'est poussé mutuellement vers l'excellence. Moi pour élever mon autel, lui pour fabriquer le sien.
"- La seule chose dont j'avais peur c'est qu'un jour il se fatigue de cette distance et qu'il rejoigne les autres. Ceux qui me trouvaient fière et hautaine, ou alors les jaloux. Et que notre amitié se transforme en compétition haineuse."
Il aurait eu bien raison. Je n'aurais pas pu lui en vouloir. Je n'étais qu'une manipulatrice terrifiée, lui était un ambitieux gentil. Il prenait soin de son monde, s'améliorait pour les autres, et ensuite pour lui. Son désintérêt pour sa propre personne faisait de lui un être bien plus divin que je ne le serai jamais. Si je faisais mine d'être aussi modeste et aussi altruiste que lui, ça n'était que parce que j'avais besoin d'être aimée. Lui, il aimait, tout simplement. Il aurait suffit qu'il voit clair en moi pour me haïr, et pour s'élever vers le Soleil en me laissant au sommet de ma montagne. Seule, heureuse, malheureuse. De le voir prendre la place qui lui revient. De le voir s'éloigner de moi.
"- Pourquoi ne pas lui en avoir parlé ? Pourquoi avoir continué à faire plus pour l'impressioner ?
- Quand vous vous êtes empêtré dans un mensonge, c'est difficile d'en sortir. Et je préférais le perdre parce qu'il avait compris qu'il m'était supérieur, plutôt que parce que j'étais devenue médiocre. Et puis, il y en avait d'autres à impressioner."
C'est une véritable de foule qui se presse dans ma mémoire. Connaissances, professeurs, camarades, amis, ennemis, collègues, patrons, soeurs, parents... Tous ceux dont j'ai voulu me faire aimer, tous ceux que j'ai voulu écraser de ma grandeur, tous ceux dont j'ai voulu me défendre comme je pouvais, parfois les trois à la fois. Mais comme toujours, c'est ton visage qui mène les troupes. Toi le général ennemi qui a entraîné tous les autres. Toi le général ami qui m'a envoyé au front, fier de mes victoires, mais insatisfait. Bataille après bataille, je me demandais quand finirais ta guerre.
"- D'autres à impressioner ? Ou d'autres à empêcher de voir qui vous étiez vraiment ?"
Je sens mes gants se crisper sur le banc. Mes pieds s'enfoncer sur le sol au point de tordre mes talons.
"- Y a t-il seulement une différence ?
- Je vous retourne la question."
Je me crispe immédiatement. Pourquoi rien n'est jamais simpe. Sa réponse me met en rogne et je ne peux pas m'empêcher d'être en colère contre elle.
"- Ecoutez, je suis épuisée. Vous ne pourriez pas simplement répondre à ma question ?"
Je sais qu'elle me regarde, mais moi je ne vois que nos chaussures. Je ne sais pas si mon explosion l'a blessée, je préfère ne pas savoir, mais son silence n'est pas bon signe. Si je laisse ainsi libre cours à ma rage, elle aussi finira par me laisser tomber.
"- Vous savez, impressionner, c'est pour que les autres voient le meilleur de vous, et cacher, c'est pour qu'ils ne voient pas le pire. Vous, vous utilisez le meilleur pour dissimuler le pire. Vous vous battez entre un besoin d'être admirée et un besoin de ne pas être rejetée...
- Je veux seulement qu'on m'aime.
-Est-ce que quelqu'un ne vous aimait que si vous étiez impressionnante ? Est-ce que vous c'est pour ça que vous vous cachez ?"
Ô Général ! Mon Général ! Notre effroyable voyage n'est pas terminé.
Ton visage inspire toujours à ta soldate la gloire et la terreur. J'ai toujours à coeur qu'un jour tu puisses m'aimer pour qui je suis, pas pour celle que je dois être. J'ai toujours à coeur de te protéger et de t'aimer comme j'aimerais que tu me protèges et que tu m'aimes. J'ai toujours à coeur de livrer bataille pour te conquérir, en laissant mes défenses tomber peu à peu. Aller au devant de toi sans mon armure : que tu vois la piètre combattante que je suis, si peu digne de tes attentes. Mais qu'enfin tu vois en moi le plus beau et le plus aimable des troupiers, ton rempart face aux mutineries, et ta chair à canon volontaire.
"- Je ne veux pas en parler..."
Madame Monier se lève et ses derbies se tournent vers moi.
"- Je sais."
Je me lève à mon tour, nous reprenons notre marche parmi les allées lumineuses, parfois bousculées par les enfants qui courent ou les adultes qui ont abusés de la bière de Noël. Une pluie fine commence à tomber sur le marché et nous encourage à rejoindre le cabinet. J'aime marcher sous la pluie.
"- Je n'aime pas votre cadre de Sénèque..."
Je la regarde du coin de l'oeil, apeurée par sa réaction. Je ne sais pas ce qui m'a pris... Un besoin d'authenticité soudain.
"- Moi je l'aime bien."
Pas de jugement, pas de cris, pas de larmes. Un simple sourire complice, accueillant ma différence. Notre trajet se poursuit dans un silence bienvenu, je pense que pour cette année, tout est dit. Nous remontons, je paye pour la séance, et nous nous quittons sur le pas de la porte dans un dernier échange.
"- Joyeux Noël à vous.
- Et Bonne Année."
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