Interlude - 1
En entrant dans le cabinet en ce milieu de mois de janvier, j'ai de suite été accueillie par une odeur sucrée. Quelque chose que je reconnait, mais que je n'arrive pas à identifier pour autant. Tout s'explique maintenant que madame Monier me tend une boite à gâteau cartonnée brune.
"J'ai expliqué à mes enfants qu'il fallait vous remercier pour les bretzels la prochaine fois que je vous verrai. Comme ils étaient avec moi à la maison hier après-midi, ils ont insisté pour vous faire la recette familiale !"
En ouvrant la petite boîte, je découvre quatre petits roulés dorés recouverts d'un nappage onctueux blanchâtre dont il émane une délicieuse odeur d'épice automnale.
"- Des Kanelbullar ! Vous êtes suédoise ?
- Pas moi, mon conjoint. Enfin, sa grand-mère. Les enfants en raffolent, et j'ai eu beau leur dire que la cannelle n'était pas du goût de tout le monde, ils ont tenus à faire ça... J'espère que vous aimez.
- Oui, beaucoup ! J'adore la canelle, et j'en mange souvent en hiver. C'est adorable de la part de vos petits bouts. Vous les remercierez pour moi."
J'imagine deux enfants avec des cheveux blonds et des yeux bleus, comme leur mère, la figure recouverte de farine et les mains occupées à pétrir leur brioche avec attention. Je me les figure un peu espiègle, n'hésitant pas à tremper les doigts dans le saladier de ganache pour les lécher avec gourmandise. Ce geste me touche beaucoup.
"- Je suis surprise que vous connaissiez... On parle plutôt de roulés à la cannelle, et ça n'est pas très connu en France.
- Ma grande soeur Sophie est partie faire un an d'étude aux Etats-Unis et ils aiment beaucoup les cinnamon-rolls là-bas. C'est aussi une très bonne cuisinière et une patissière encore plus douée, alors comme on aime ça, on s'est renseignées sur la recette d'origine."
Nous aussi nous avons été ces petites blondinettes souriantes dans la cuisine avec leur maman les mains pleines de pâte à gateau. Aujourd'hui, je me défend plutôt bien derrière les fourneaux, mais ma soeur aînée est une véritable sorcière armée de poêles et de casseroles. Une Circée de la gastronomie cultivant à sa façon ses herbes et ses produits pour les arranger de façon organisée mais artisanale en de succulents repas : apéritif, entrée, plat, salade, fromage, dessert, café et digestif. Les soirs de fêtes sont un enchantement depuis des années parce qu'elle a pris d'assault la conception des menus et le four sans demander l'avis de personne. Mais en même temps, personne n'aurait même pensé à l'en empêcher ! Je m'étais transformée en son petit grouillot enthousiaste, pressée de lui prêter main forte et d'apprendre à ses côtés.
"- Elle travaille dans la restauration ?
- Non, malheureusement. A l'origine, elle voulait devenir pâtissière, mais elle a été découragée parce qu'on lui a dit que c'était une voie difficile et incertaine. Du coup, elle est partie faire de l'architecture. Qui est une voie encore plus difficile et incertaine... Allez comprendre ! Mais architecte c'est un "vrai" métier et ça a la réputation de bien payer, donc ça passe.
- Vous aussi vous avez choisi un "vrai" métier quand vous avez fait votre choix d'étude ?"
Ah, ça y est, l'introduction est finie, on passe à la séance. Elle vient de saisir son petit carnet et son stylo, elle a remis une mèche de cheveux en place et finit de s'installer dans son siège. Je me redresse également, prête à répondre à ses questions et à réfléchir. Pour cette interrogation là en revanche, pas la peine de tergiverser.
"- Non, pas vraiment. En fait, j'ai fait le chemin inverse à celui de Sophie. Elle chassait un rêve et elle a fini par se tourner vers ce qui était attendu d'elle. Moi j'ai commencé par suivre la voie qui avait été tracée pour moi et j'ai finalement chassé un rêve."
Je regrette rarement ce choix. J'ai donné à cet intérêt cinq ans de ma vie passés la tête dans des livres plus compliqués les uns que les autres, dans des cours de mathématiques et de statistiques plus difficiles à comprendre chaque année, dans des articles universitaires complexes et indigestes, mais chaque nouvelle information renforçait ma passion pour ce chemin que j'avais décidé de me tracer. Ces années ont été parmi les pires de ma vie, et mes études n'ont pas été faciles, mais elles ont toujours été lumineuses.
Malgré tout, il m'arrive bien d'avoir certains remords. Ma carrière et mon expertise est sollicité à droite à gauche par mes amis et ma famille, et j'en fais volontiers profiter ceux que j'aime et que j'estime le méritent. Mais les invisibles et les disparus qui resurgissent subitement pour vous demander une faveur sont souvent mal reçus. J'ai beau me sentir utilisée, je finis toujours par aider : je suis comme ça. J'aime être utile, j'aime être indispensable, j'aime être aimée, même quand ce n'est qu'un mensonge.
"- Est-ce que le fait de vous être rebellée contre cette voie qui avait été tracée pour vous vous a été reproché ?
- Non, jamais. Mes choix ont toujours été respectés. Maintenant, ça ne veut pas dire que je ne l'ai pas décu..."
Je me souviens de l'odeur cramoisie de tabac froid de ta voiture, de ton humeur positive soudain raide et froide quand je t'ai annoncé que je partais. Loin. Pour des études qui ne te convennaient pas. Je me souviens du silence alors même que tes haut-parleurs toujours réglés trop fort crachait le dernier tube des Rolling Stones, de tes mains crispées sur le volant, tes yeux voilés derrière tes ray-ban, et tes mots cinglants qui m'ont résumé le fond de ta pensée...
"Qu'est-ce qui vous a été reproché ? En quoi était-ce décevant ?"
Je préfère en rire qu'en pleurer. J'ai suffisament versé de larmes en répétant tes mots. Que mon ton tente de t'imiter, qu'il soit incrédule, scandalisé, découragé ou misérable, je finissais toujours en larmes... Je regarde madame Monier droit dans les yeux en lui souriant comme chaque fois que je dois lui décrire quelque chose qui m'a fait mal mais que je refuse de laisser m'atteindre plus longtemps...
"'C'est un beau gâchis de tes capacités', voilà ce qu'il m'a dit."
J'ai peut-être tort, mais moi j'avais entendu "tu choisis la facilité, tu es fainéante, sans ambition, tu es un investissement qui a échoué". J'y ai aussi entendu ces mots que tu me disais en riant, comme une blague qui ne me faisait pas rire, ceux qui acceuillant mes notes scolaires presques parfaites : "peut mieux faire". L'important ce n'était pas "parfaites", c'était "presque".
Ce jour-là, nous avons fini notre trajet sans dire un mot. Ce soir-là, nous n'avons rien dit non plus. Et le lendemain, la vie avait repris son cours comme si de rien n'était... Mais je ne pouvais pas m'empêcher de penser que rien ne serait jamais assez, et que tous les efforts que je fournirai ne seraient toujours que des raisons supplémentaires pour me pousser à en faire encore davantage. Jusqu'à l'épuisement, la folie, puis la mort. Le repos est interdit, la passion n'est pas une justification sufisante pour stopper sa course vers l'élite de l'intellect.
"Vous ne pensez pas qu'il est temps qu'on parle de votre père ?"
Il faudrait... Bien sûr qu'il faudrait... Je ne peux plus la regarder en face, je préfère me concentrer sur ce visage si net dans ma mémoire qu'il pourrait presque apparaître devant moi. En me détournant pour regarder autour de moi dans la pièce, tu pourrais presque être brodé sur les rideaux verts, dessiné par les nuages gris à l'extérieur, matérialisé par la dosse du bois de la table basse... Ton visage ridé que j'ai si souvent connu souriant mais que je ne me visualise qu'avec cet air sévère et désapprobateur que tu portes si naturellement. Ton crâne dégarni porte encore quelques mèches rebelles grisonnantes que tu gardes mi-longues, comme du temps de tes vingt ans. Tes yeux foncés semblent porter toute la sévérité et toute la faiblesse du monde à la fois, comme un enfant blessé qui pense pouvoir justifier son animosité par ses blessures passées.
"C'est lui n'est-ce pas ? Celui qui prend mal que vous ayez un avis différent du sien, qui ne respecte pas vos limites, qui vous fait vous sentir petite, qui vous pousse à être compétente, et ainsi de suite ?"
Je reste silencieuse. Je n'ai pas besoin de lui confirmer qu'elle a compris, mon silence est éloquent. Mes yeux aussi j'espère. Ma posture soudainement crispée également...
"C'est lui dont vous ne voulez pas parler."
C'est lui. Mon père. Papa.
Mon bouclier, ma cage. Mon sauveur, mon bourreau. Ma réussite, mon échec.
Mon professeur. Mon avocat. Mon général. Mon Mari. Mon père.
"C'est trop tôt... Je ne veux pas en parler pour le moment. Mais plus tard, promis..."
J'adresse un nouveau regard à ma thérapeute, comme chaque fois que j'ai besoin de lui faire comprendre que je suis sérieuse. Que j'ai besoin d'être considérée. Son signe de tête digne me rassure : elle confirme.
"D'accord. Plus tard."
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