Interlude - 2

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 Madame Monier a bien compris que mon père est un sujet à ne pas aborder pour le moment. Il me secoue trop. Et j'ai beau avoir besoin d'être remuée de temps à autres, ça ne veut pas pour autant dire qu'il faut me bousculer. Elle saisit bien le malaise et m'a proposé un thé pour m'aider à me calmer, chose dont je l'ai remercié.

 Pendant qu'elle s'affaire devant la bouilloire et les tasses, vertes bien sûr, elle reprend notre consultation alors qu'elle me fait dos.

"Avez-vous essayé les exercices contre la mutilation ce mois dernier ? Des résultats ?"

 Ah oui, c'est vrai qu'on avait ça aussi en cours... Je referme la main sur mon bras gauche, consciente des nombreux bandages coupables qui recouvrent encore ma peau sous mon pull de laine épaisse. Il y a du mieux, mais on est encore loin du sevrage...

"La méditation pleine conscience, ça marche pas avec moi. J'ai essayé avec les liens de téléchargement audio que vous m'aviez donnés, mais c'est encore pire. Comme il faut se concentrer sur son corps, je sens les coupures et je ne pense qu'à ça..."

 Elle opine de la tête et verse l'eau dans les tasses. Visiblement, elle attend que je poursuive.

"-Utiliser un glaçon plutôt qu'un cutter, c'est pas mal. Et ça fait du bien, ça anesthésie un peu. J'aime bien, mais ça marche que quelques jours.

-Et dessiner des traits avec un feutre rouge ? Ca vous aide ?

-Non..."

 Elle revient avec deux thés fumants et m'en tend un. La porcelaine brûlante me rappelle ce fameux glaçon qui glisse sur ma peau : Mordant, inoffensif, apaisant, mais temporaire. Ma thérapeute se réinstalle dans son fauteuil brun, pose sa propre tasse sur la console et reprend son carnet et son stylo au passage. Je la vois prendre quelques notes sous forme de liste avant qu'elle ne redirige son attention sur moi.

"-Est-ce qu'il y a une méthode qui se soit montrée vraiment efficace pour le moment ?

-Pas vraiment. J'avais réussi à arrêter toute seule il y a quelques années, quand j'étais en master, mais j'ai repris l'année dernière."

 Je vois une lueur passer dans ses yeux et elle tapote les pages avec la mine, comme tiraillée entre deux questions... J'ai un peu honte d'être retombée là-dedans alors que j'avais réussi à m'en sortir, les insectes qui chatouillent ma nuque sont là pour me le rappeler. Et les voix. Ils rigolent aujourd'hui. Je chasse les petites bestioles avec mes ongles et détourne le regard vers l'extérieur. Il n'est pas odieusement tôt, mais nous sommes encore en plein hiver, alors le soleil se lève tout juste. On voit quelques rayons percer difficilement entre les stratocumulus et les immeubles.

"Qu'est-ce qui vous avait aidé à arrêter la fois précédente ?"

 Je n'aime pas me souvenirs de cette période-là... J'essaye tant bien que mal de m'accrocher à ce soleil matinal timide qui fait de son mieux pour briller. Il me réchauffe de l'intérieur alors que je vais devoir parler du jour le plus froid dont j'ai le souvenir. De cette nuit qui a failli me perdre, que j'ai espéré me sauverai, et qui finalement n'a rien changé du tout.

"J'étais en deuxième année de master, donc quatre ans après les agressions. Ca n'allait toujours pas. Vous savez, les cours, les angoisses, la solitude, la mutilation, les hallus, le vide..."

 Certains choses allaient. Mais la liste de ce qui me pesait sur la caboche était longue comme le bras. Cette course à la performance qui ne s'épuisait pas, ces nuits blanches passées à réviser ou à fuir les cauchemars, les murmures, les cris et les rires qui n'existaient pas pour les autres mais bien pour moi... Ce corps étranger que j'habitais comme simple passagère. Et puis il y avait ce sentiment d'anormalité qui s'atténuait mais qui persistait à me faire du mal. Et ce tiraillement entre une envie de plus et une envie de moins. Moins de stress, moins de cours, moins de voix, moins de gens... Et en même temps, plus de vie, plus d'ambition, plus d'amis...

"Un soir, comme d'hab, j'avais commencé à me taillader le bras sur mon lit. Et là, j'ai ripé."

 La coupure était trop profonde. Beaucoup trop. J'avais de grands carrés en voile de coton blanc que je mettais au-dessus d'une serviette pour protéger mes draps. Ils étaient tachés des restes marronnasse de sang séché de toutes mes précédentes frénésies, mais ils se sont violemment imbibés d'un carmin frais et chaud.

"J'ai cru que j'allais crever. Je sentais le froid remonter dans mon bras depuis ma main beaucoup plus vite que d'habitude. Alors, j'ai appelé à la maison. Je voulais pas mourir toute seule..."

 A ce moment-là, je ne pensais qu'à une chose : maman. Avec le recul, j'ai honte d'avoir songé à lui infliger la mort de sa fille en direct. D'autant plus au bout du fil, alors qu'elle ne pouvait rien faire puisqu'il y avait neuf heures de routes entre nous deux. Mais à ce moment-là, je n'avais aucune culpabilité. 'Ne me laisse pas seule, maman' : c'était moi, c'était vrai. J'avais peur, j'avais besoin qu'on m'aime et qu'on me rassure, juste cette fois-là.

"C'est mon père qui a décroché."

 A croire que l'univers me rit à la gueule. Mais c'était un poison venu du ciel, lui, il saurait garder la tête froide et gérer l'urgence, je dois au moins lui reconnaître ça.

"- Je lui ai expliqué la situation entre les larmes et les reniflements. Il m'a poussé à inspecter mieux la coupure et je me suis rendue compte que c'était profond mais pas vital. J'ai pu souffler un peu.

- Vos parents savaient-ils que vous vous faisiez du mal ?

- Oui, ma famille savait."

 Ils l'avaient tous appris différemment. Ma soeur avait surpris mes premières entailles sur mes cuisses, ma mère avait fini par l'apprendre quand j'ai attaqué mes bras et que je portais des manches en été. J'en ai parlé aux autres. Mon père, je ne suis plus sûre, peut-être que maman lui en a parlé, je n'en sais rien.

"- Ils n'ont pas essayé de vous aider avant ?

- Non, je vous l'ai dit, moi, on me laissait me débrouiller toute seule. Et puis, c'est aussi de ma faute, je les ai pas encouragé à m'aider. Personne allait bien dans cette famille, fallait bien que quelqu'un tienne tout le monde à bout de bras. Je leur disais 'je gère', comme ça, ils pouvaient se concentrer sur eux. Mais peu importe."

 Oui, peu importe. Peu importe ma solitude face à cette soeur si admirable et si imparfaitement parfaite avec qui je n'arrivais pas à communiquer. Celle qu'à l'époque je ne comprenais pas, et qui ne me comprenais pas non plus. Peu importe mon désarroi face à la solitude de ma mère qui avait enterré chaque membre de sa famille jusqu'à ce qu'il ne reste qu'elle, que mon père ne soutenait pas. Celle pour qui je me changeais en psychologue et l'écoutait me parler de ses inquiétudes et de sa fatigue, avant qu'elle ne redevienne cette mère qui m'encourageait à aller au lit pour qu'elle puisse 'vider les couilles' de mon père. Peu importe ma peur face à la solitude de mon père qui le rendait chaque jour plus imprévisible, taquin et mesquin quand il est heureux, agressif et accusateur quand il est en colère, distant et acerbe quand il est triste. Celui qui se sentait abandonné par une femme qui ne l'aimait plus mais qu'il ne savait pas aimer en retour, et qui nous faisait payer son infortune. Peu importe. Je gère. Mais ce soir-là, je gérais pas.

"Quand je me suis calmée un peu, mon père m'a expliqué que le lendemain je devrai préparer une valise. Il venait me chercher pour me ramener à la maison, parce qu'il fallait que je me soigne."

 Il était arrivé le lendemain après le déjeuner, et malgré les neuf heures de voiture qu'il venait de faire, il a doublé la mise en me reconduisant dans l'autre sens. Bien qu'il ait partagé le volant avec moi par moment.

"J'ai cru que j'allais avoir le soutien de ma famille, enfin. J'ai beaucoup parlé avec mon père dans la voiture, mais au final, il ne validait pas mes sentiments, et on a surtout parlé de lui."

 Quand je lui parlais de mon mal-être, de comment je voyais les choses, jamais je n'entendais un 'd'accord, et comment on pourrait t'aider ?', mais toujours un 'mais non, ce qui va t'aider c'est ça'. Il savait tout mieux que moi. Alors j'ai arrêté de parler, et je l'ai écouté. A quoi bon ? C'était toujours comme ça.

"En arrivant à la maison, il faisait nuit. J'ai avalé un bout et je me suis préparée pour aller dormir. Ma mère est venue me voir alors qu'elle travaillait le lendemain. J'avais enlevé mes bandages."

 On ne s'était pas vues depuis des mois. Et la chose avait empiré. Je me souviendrai toujours de ses yeux posés sur mon bras, lacérés dans tous les sens, parcourus de coupures chaotiques et de boursoufflures rouges. Les plaies saignaient encore un peu, certaines purulaient. Je la voyais d'abord contenir ses larmes, garder le visage présent d'une mère aimante. Mais j'ai lu aussi l'inquiétude et la culpabilité : de n'avoir rien vu, ou de ne pas avoir mesurer l'étendue des dégâts, de ne pas avoir su réagir avant. Alors, elle a réagi comme elle pouvait.

"Elle m'a demandé si je voulais bien qu'elle désinfecte et qu'elle protège tout ça. J'étais d'accord alors elle est allée chercher le nécessaire à pharmacie dans la salle de bain."

 Nous n'avons pas dit grand-chose, je me souviens surtout d'être au chaud sous la couette, de sentir les mains douces de ma mère nettoyer mes bras, ses ongles esquiver soigneusement ma peau. Je me souviens de la chaleur qui m'avait envahie alors qu'elle prenait soin de moi. Alors qu'elle ne posait aucune question, qu'elle écoutait seulement, et qu'elle acquiesçait. Elle ne comprenait pas tout, mais elle accueillait. Et c'était suffisant.

"Je me suis pas coupée pendant des années après ça. Je me suis battue contre mon addiction tant que je suis restée chez mes parents et encore après. Pour maman. Je pouvais pas lui faire ça."

 Pas sous son toit. Pas alors qu'elle bandait mes bras tous les soirs. Je pouvais pas lui faire ça.

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