Interlude - 3

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 Je me rends compte que je n’ai pas touché à une seule goutte du thé que ma thérapeute m’a servie. Je le préfère entre mes mains que dans ma gorge : j’ai presque l’impression de sentir la chaleur des doigts de ma mère se refermer gentiment sur les miens.

« - Donc vous avez arrêté pour éviter de faire souffrir votre maman. Pas parce que vous vous êtes fait peur… Pas par peur de mourir.

- Ce n’est pas de mourir qui me fait peur. C’est de mourir seule.»

 Je n’ai jamais eu peur de la mort, elle n’est que la dernière étape du voyage que nous entreprenons tous. C’est un point d’orgue parfois douloureux mais passager. La mort n’est dure qu’avec ceux qui restent, ceux qui sont partis disparaissent tout simplement. Il n’y a rien de triste quand on n’existe plus. Il n’y a rien d’heureux non plus. Il n’y a rien. Et il serait insensé de craindre le rien. On peut être attristé par la fin de quelque chose ou de quelqu’un, mais la peur n’a pas lieu d’être.

« Votre motivation vient toujours des autres, nous allons travailler là-dessus ensemble si vous voulez. Mais pour vous aider avec la mutilation, est-ce qu’il y a quelqu’un autour de vous aujourd’hui qui pourrait vous soutenir ? Vous motiver à arrêter à nouveau ? »

 Les yeux bleus de ma thérapeute ne lâchent pas mon bras. Je me demande si mes anciens cutters sont toujours au chaud eux aussi, dans la console à côté d’elle. A l’époque, j’avais confié mes tous-premiers à ma demi-sœur Gabrielle et à mon beau-frère, je pourrais peut-être faire appel à eux… Mais nos échanges ne sont pas quotidiens, je risquerais de rechuter trop facilement. Sophie est une bonne option, on discute tous les jours. Au début de nos études, nous avions décidé de nous dire tout le mal qu’on avait à se dire pour crever l’apset puis d’apprendre à communiquer pour devenir la béquille l’une de l’autre. Mais elle non plus ne va pas bien, elle a d’autres choses à gérer. Maman est trop loin, ne sait pas que j’ai rechuté, et ne doit pas savoir. Je ne suis pas assez proche des amis que j’ai dans cette ville pour ça, ni de mes collègues, et je vis seule.

« Pas vraiment… »

C’est aussi ça le problème quand vous entreprenez des études et une carrière et que vous ne laissez rien se mettre en travers d’elles : vous volez de ville en ville sans vous soucier de votre cercle social. Ici pour la licence, là pour le master, là-bas pour le travail… Chaque fois un peu plus loin. Chaque fois le même ballet de valises qui se font et se défont, du coffre qu’on charge et qu’on décharge, des amis qu’on se fait et qu’on laisse derrière soi. Et alors que vous vous sentiez isolé, un jour vous réalisez que vous êtes bel et bien seul. Sophie vit la même chose, l’architecture l’a emmené au loin elle aussi. Gabrielle n’a jamais été vraiment seule : elle a rencontré son compagnon Igor pendant ses classes préparatoires qui l’a soutenu à travers toutes ses galères et ils se sont installés ensemble très jeunes. J’ai toujours été un peu jalouse de ça, les insectes sont là pour me le rappeler. Son Igor, il a les épaules solides et la tête froide mais le cœur chaud. J’aimerais bien avoir mon Igor à moi aussi un jour.

« Bon, très bien. Et mis à part vos proches, est-ce qu’il y a des choses qui vous servent de motivateurs de temps à autres ? »

 Madame Monier feuillette son petit carnet, comme pour chercher avec moi. Ses mèches blondes chatouillent son nez et elle le retrousse pour chasser les picotements qui doivent la déranger. Je suis reconnaissante de son implication, elle essaye vraiment de m’aider et de trouver une solution. J’en ai connu des thérapeutes mais je n’ai jamais vu ça. Dans mon malheur, j’ai quand même de la chance. Je la vois s’arrêter sur une page précise et tapoter une liste mais je n’arrive pas à la lire. Même en tendant mon cou discrètement pour essayer de déchiffrer ses notes comme la fouine que je suis. Son carnet est à l’envers pour moi, ça ne rend pas l’exercice évident. Mais elle a surtout une écriture désastreuse qui ressemble à de l’attaché russe : une série de petites vaguelettes si indistinguables que je me demande si elle arrive même à se relire ! C’en est hilarant.

 Je remarque tout juste ses yeux de glace qui se sont posés sur moi. Je me suis faite grillée. Je me détourne immédiatement vers la fenêtre, honteuse, mais je l’entends rigoler.

« Vous pouvez lire cette page-là si vous voulez, mais je pense que vous allez avoir du mal : j’écris vite… »

 Je vois qu’elle a tourné le carnet dans ma direction, mais effectivement, j’ai du mal. Elle a au moins le mérite de reconnaître que sa plume est indéchiffrable. Comme elle a l’air de le prendre à la rigolade, je tente un trait d’humour :

« - Vous écrivez aussi mal que je parle allemand.

- N’est-ce pas ? Les petits sont toujours contents de me montrer comment bien faire les boucles ! »

 Je reporte mon attention sur la page toujours tournée vers moi et tente, du mieux que je peux, d’en décoder quelques mots. Le titre est illisible, les sous-titres tout autant. Mais au milieu de ce capharnaüm, je repère un mot que le stylo a écrit et repassé. Il est entouré et bien familier.

« - Les arts ?

-Oui, c’est la liste que je tiens de vos centres d’intérêts. J’ai fini par noter ‘arts’ en général parce que vous parlez de pleins de choses différentes : musique, dessin, littérature, tricot, cuisine, cinéma… Est-ce que l’art peut vous servir de motivation ? »

 Je sens qu’elle se retient de manifester un trop grand enthousiasme, mais elle pétille d’une forme d’impatience presque enfantine. On dirait une môme toute contente d’avoir trouvé un joli caillou. Mais en même temps, son intuition est plutôt bonne. J’ai fait beaucoup de chose pour l’art, pour mieux le connaître, mieux le comprendre, mieux le pratiquer, mieux le partager…

« -Ce n’est pas un motivateur en soi, mais c’est important. Vous tenez peut-être quelque chose.

-Est-ce que vous pourriez considérer votre corps comme un outil précieux pour pratiquer vos arts ? Et qu’il ne faudrait pas abimer ? »

 Elle penche la tête, toujours avec son air d’hibou qui lui va si bien. Moi je regarde mes mains toutes laides, mes bras tous lacérés. Il est déjà abimé mon corps, c’est peut-être un peu tard, non ? Et puis, être un outil ? L’idée ne me plaît pas.

« - J’aime pas vraiment considérer mon corps de cette façon. Il a été un outil… L’outil du plaisir d’un autre. Je préfèrerais le voir autrement, vous comprenez ?

- Je comprends tout à fait. Il faut peut-être y réfléchir autrement… »

 Je ne dirai pas qu’elle est déçue, mais c’est la première fois que je refuse ouvertement l’une de ses propositions. Elle avait peut-être le sentiment que ce serait plus simple que ça, ou qu’elle m’avait parfaitement bien cerné. Malgré tout, sa solution a beau ne pas être la bonne, la direction qu’elle prend n’est pas mauvaise. Je la vois continuer à farfouiller un peu dans ses notes et elle coince son stylo entre ses lèvres comme cela lui arrive souvent quand elle réfléchit.

 Moi je n’arrive pas trop à y penser. La première fois que j’avais arrêté, c’était venu tout seul, je me dis qu’il faut pas non plus forcer, ça se fera à son rythme et j’aurai bien un déclic ou une idée un jour. Le silence s’étend et je commence à m’ennuyer… Je ne vois pas comment relancer la conversation alors je me contente d’observer le jour finir de se lever. Le rosé des matins d’hiver commence à laisser sa place au bleu fumeux avec lequel une brume se marierait très bien. J’aime bien la brume aussi, mais pas en ville. En ville c’est dangereux, mais à la campagne, c’est le mystère d’une nature espiègle qui se cache et l’espoir d’apercevoir le lapin curieux sortir de son terrier et la biche gracile émerger des fourrés.

« -Pour le moment, je n’ai rien d’autre à vous proposer, je suis navrée… Mais si je me souviens bien, vous m’aviez dit qu’aujourd’hui, c’était juste un moyen de vous obliger à prendre soin de vous, pas de reprendre contrôle sur votre corps. C’est bien ça ? »

 Sans la regarder, je hoche la tête pour confirmer. C’est bien ce que je lui ai dit je crois, et c’est la vérité. Quand j’ai commencé à travailler, j’ai voulu faire mes preuves au point de réfléchir aux projets de l’entreprise à tout instant du jour et de la nuit. En me levant le matin, en rentrant chez moi, sous la douche, en regardant le film du soir, en tentant de m’endormir… J’avais beau essayer de dessiner, de tricoter, de chanter, rien ne fonctionnait : je n’arrivais plus à prendre de temps pour moi. Et un jour, je me suis coupée. L’accident de cuisine stupide avec le couteau à viande. J’ai couru jusqu’à ma salle de bain pour éviter de mettre du sang partout, et alors que je nettoyais le steak que je m’étais fait… Le vide !

 Le bon vide. Celui qu’on accueille après des semaines de bourdonnements incessants. J’ai repris mes cutters. Pour avoir dix minutes de-ci de-là pour me faire de la place. Et quand le travail est devenu le quotidien, qu’il s’est fait plus discret, vivable… La mutilation, elle, était redevenue cette addiction perverse qui me faisait autant de mal que de bien. Cette chère amie trop envahissante que vous n’arrivez pas à renvoyer chez elle alors que sa présence n’est plus désirée. Une histoire vieille comme le monde en somme.

« -Dans ce cas, est-ce que vous savez ce qui a fait évoluer la mutilation pour vous de cette façon ? »

 Instinctivement, je porte mes doigts à mes lèvres. Je sens leur galbe se plisser sous mon pouce, épouser sa forme. Je me souviens d’autres yeux que ceux qui m’avaient terrifié, d’autres mots que ceux qui m’avaient dégoûté, d’autres mains que celles qui m’avaient asphyxiées. Je me souviens de souffles que j’ai accueilli fiévreuse, d’épaules que j’ai enlacées apeurée, de hanches que j’ai enserrées maladroite, des cheveux que j’ai décoiffés appréhensive… Je me souviens de la lenteur et de la légèreté de leurs mouvements, de la délicatesse de leur envie, de la bienveillance de leur désir.

« -Oui, je sais. Il y en a eu d’autres… J’aimerais vous en parler. »

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