L'amoureux - 3
J'ai revu Raphaël le week-end suivant. Puis le week-end d'après. Et encore d'après. Chaque fois dans un restaurant différent, chaque fois un peu mieux que la fois d'avant. Nous avons appris à nous connaître peu à peu, lui n'a pas insisté pour qu'il se passe quoi que ce soit, et le seul autre contact que nous avions partagé s'était produit lorsqu'un orage nous avait imposé de partager un parapluie. Comme aujourd'hui, en cette fin de mois de janvier, les averses étaient fréquentes. Mais alors que la météo se fait plus clémente et que le printemps se laisse deviner, à l'époque, octobre était venu et annonçait l'hiver.
Madame Monier m'avait accueilli en me proposant de finir son stock de rooibos qu'elle ne consomme qu'en hiver. Le froid n'est pas saisissant mais le plaid qu'elle m'a sorti est le bienvenu. Nous sommes vendredi et l'heure du déjeuner vient tout juste de passer, je pense que nous avons toutes les deux besoin d'un peu de confort et d'énergie pour finir notre semaine.
"- Vous semblez avoir trouvé un certain apaisement dans cette relation. Comment les choses ont évolué par la suite ?
- Oui, il était rassurant et respectueux, j'étais sereine quand nous sortions diner. Et puis, je le trouvais de plus en plus attirant... Mais un truc me dérangeait : l'addition.
- Ah ! Le nerf de la guerre !"
Je n'ai pas réussi à payer notre repas une seule fois. Au troisième soir, je lui avais dit que ça me gênait que ce ne soit pas équitable entre nous. Il m'avait sourit en disant qu'il comprenait mais qu'il voulait prendre soin de moi, et la fois suivante, il était allé régler notre dû en douce. Je trouvais ça adorable, et il avait eu ce petit rire taquin de celui qui sait qu'il est craquant, espiègle, et qui assume complètement. Ca m'avait fait fondre. Cependant, j'avais beau me liquiéfier et sentir mon ventre danser à chaque fois qu'il avait ce genre de petites attentions à mon égard, je ne voulais pas me sentir redevable.
J'avais toujours en moi cette angoisse de mort qui m'empêchait parfois de respirer : celle d'atteindre sa limite. De devenir un poids qu'on traîne et dont on cherche à se débarasser. Et puis, je tenais à mon indépendance, je ne voulais pas qu'il s'imagine que je n'étais pas en capacité de régler mes propres dettes.
"- Je savais que je pourrais pas l'empêcher de sortir sa carte bleu, du coup, je lui ai proposé de se voir chez moi à la place. Je l'ai invité à déjeuner."
Madame Monier lève un sourcil. Un sourire penché malicieux m'est adressée. Elle semble ne croire qu'à moitié à mon explication, suspecter que l'argent n'ai pas été le seul motivateur à l'accueillir. Et bien sûr, elle n'a pas tort. Je cache mon embarras dans ma tasse.
Quand on commence à aimer quelqu'un, n'est-ce pas normal de vouloir lui faire découvrir tout votre univers. Moi, je voulais qu'il constate mon amour obsessionnel pour les coussins et le linge de maison, qu'il puisse se moquer de ma collection bien trop dense de vieux livres, qu'il m'imagine occupée à déméler mes pelottes de laines à côté de mon bureau, qu'il voit mon quotidien activée derrière les fourneaux, et rigole du nombre incalculable de DVDs de dessins animés qui occupaient mes placards... Moi, je voulais qu'il voit qui j'étais à l'abri des regards. Je voulais qu'il sache. Qu'il décide si mes bizarreries et mes instabilités lui convenaient. Si le vrai moi excentrique et libre qui vivait chez moi était aussi aimable que le moi contrôlé et acceptable qui prenait vie sur le pas de ma porte.
"- Vous avez fait preuve de beaucoup de courage ce jour-là ! Vos efforts ont-ils payés ?
- Ils ont payé, oui... C'était un bel après-midi.
-Vous semblez très bien vous en souvenir."
Comment pourrait-on oublier une journée pareille ? Il était arrivé à l'heure précise que nous avions convenu, les bras chargés d'un épais bouquet de marguerites, le soleil aux lèvres et les étoiles aux yeux. Nous avions déjeunés attablés dans mon étroite cuisine d'étudiante, les fleurs blanches posées entre nous. Puis nous avions pris le café et le dessert à mon bureau, près de la fenêtre qui surplombait le grand jardin de ma résidence. L'automne s'était installé mais la lumière était anormalement vivace ce jour-là, et la température agréable : nous voulions profiter pour la dernière fois de l'année de cette verdure que j'avais la chance d'avoir à ma portée. Une verdure qui prenait des tons d'or et de cinabre alors que les pelouses se couvraient d'une pellicule de feuilles de bronze.
Puis, les choses en entraînant une autre, nous avions fini par s'installer sur mon lit, embarqués dans une discussion quelconque si trépidante qu'on aurait cru entendre deux adolescents partageant les ragots de la semaine. La situation était semblable à ce que j'avais pu vivre avec Florian parfois, mais à ce moment-là, son souvenirs ne m'avait pas traversé l'esprit.
Je ne sais plus de quoi nous parlions, mais je me souviens d'éclater de rire à l'une de ses anecdotes de collégien. Il n'était pas fier de la bêtise qu'il venait de me décrire, mais le simple fait qu'il a eu la volonté de partager quelque chose d'un peu honteux avec moi n'avait fait qu'accroitre l'affection que je lui portait déjà. Je l'avais regardé alors que j'essayais d'arrêter de rire, attendrie par son histoire.
"Je ne sais pas ce qu'il a lu en moi à ce moment-là. Mais il a eu un air sérieux tout à coup, et il s'est penché vers moi."
Comment pourrait-on oublier la première fois que vous n'avez subitement plus envie de rire ? Ni même de sourire ? Ce subtile moment flottant où vous attendez de voir si le courage va vous abandonner ou vous pousser en avant ? Ce moment où, pour la première fois de votre vie, quelqu'un vous embrasse alors que vous en mourrez d'envie ?
Mon premier baiser.
On m'avait volé d'autres premières fois, mais celle là m'appartenait toujours. Et Dieu que c'était doux. Adolescente, je me moquais souvent de cette niaiserie mielleuse qui était rabâchée dans chaque roman d'amour, ce cliché qui m'avait promis que je n'oublierais jamais ce moment. Depuis cet instant, je n'ai pas eu la démence de comptabiliser chacun d'entre eux, chaque baiser que j'ai reçu ou donné, mais je m'attendais à ce que leur multitude finisse par effacer le premier d'entre tous. Erreur monumentale.
"-Qu'est-ce que vous avez ressenti à ce moment-là ?
-Une sorte de grand relâchement. Comme si toutes les angoisses qui pesaient sur mes épaules s'envolaient le temps de raffermir ma prise. Ma vie m'appartenait.
-Et par la suite, c'est un sentiment qui a duré ?
-Un temps. Ça a duré un temps."
Les traits de madame Monier s'assombrissent à ces mots. Déception, tristesse ou empathie : je ne suis pas sûre de comprendre ce que ce nouveau visage essaye de me transmettre. Peut-être espérait-elle que j'aborde cette romance avec davantage d'optimisme. Mais quand on commet une bourde qui aurait pu être évitée, je doute que l'optimisme soit l'approche que privilégient la majorité d'entre nous. J'aurais pourtant dû m'attendre à ce que cette relation n'aille pas loin, tous les signes d'un échec étaient déjà là. Comme les nuages gris annonçant l'averse qui, par malheur, se transforme en orage. Ces nuages que vous avez vu, mais qui ne vous ont pas pour autant encouragés à rester chez vous, ou au moins à vous prémunir d'un parapluie.
"-En gardez-vous quelque chose de bon malgré tout ?
-Oui, bien sûr. C'était merveilleux. Mais c'était trop tôt."
Après la pluie, le froid perdure et l'humidité subsiste, si l'on est pas prudent, il est toujours possible de tomber malade. Une tempête avait déchaîné mon verre d'eau et je m'étais aventurée dehors alors que les nuages menaçaient toujours. Je suis tombée malade. Malade d'amour. Je suis tombée dans les bras du premier qui m'offrait un semblant de soutien et d'affection respectueuse, en ignorant tout ce qui aurait pu m'alarmer. Erreur de jeunesse ? Sûrement. Erreur de désespérée ? Absolument.
"-Raphaël n'y est pour rien. Je lui dois énormément. Et je suis ravie d'avoir de ses nouvelles à l'occasion aujourd'hui. C'était moi le problème."
Ma thérapeute tique. Je sais, j'ai souvent tendance à culpabiliser pour rien, j'y travaille. Mais sur ce coup-là, je le promets, je le jure : le problème, c'était moi. C'était mon erreur. C'était mon désespoir. C'était mon espoir.

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