L'amoureux - 4

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"Qu'est-ce qui vous fait dire que c'était vous le problème ?"

 Après avoir posé sa question, madame Monier finit de vider sa tasse et la repose délicatement sur la console à ses côtés avant de reporter toute son attention sur moi. Elle porte un air presque grave qui me rappelle celui qu'avait ma maman quand je disais quelque chose d'anormalement sérieux pour mon âge. Son petit carnet qui devient de plus en plus invisible me semble tout à coup bien trop présent.

"Je... J'avais besoin qu'on m'aime. Je n'en pouvais plus d'être seule, je voulais qu'on m'écoute, qu'on m'aide, qu'on soit là pour moi. Raphaël était attentionné. Il était drôle aussi, ça m'aidait à oublier ce qui n'allait pas. Mais..."

 À cette époque j'avais bien senti que quelque chose n'allait pas. Dès le début. J'étais heureuse, mais mal à l'aise. Et pas du malaise habituel, fils de gêne ou de culpabilité. Les petits insectes n'étaient pas là. Non, j'avais le sentiment de m'embarquer dans une situation dont je n'arriverai pas à me dépétrer, que je marchais de mon plein gré dans un piège. Je tentais d'échapper à la mer froide et enragée en rampant sur une berge parce que la forêt qu'elle abritait était chaude et calme. Tout en ignorant que son épais feuillage m'isolait du soleil, que sa faune pourrait me dévorer, et qu'en m'aventurant trop loin, je risquais de me perdre et de ne jamais plus pouvoir sortir.

"Quelque chose vous dérangeait dans cette relation ?"

 Je hoche la tête et enfoui mon nez dans ma propre tasse, toujours pas prête à développer. Je profite de la dernière goutte de thé mais je garde la porcelaine entre mes mains, pour les occuper. Ma thérapeute me ramène vers elle en tapotant son stylo contre ses dents. Je lui pose une simple question à mon tour :

"Vous pensez que quelqu'un puisse être trop prévenant ?"

 Je ne la regarde pas elle, je regarde ses pieds. Les derbies ne sont pas là aujourd'hui, il faut que je me familiarise avec ces mocassins douillets, on dirait presque des chaussons.

"Oui, c'est possible"

 Je ne m'attendais pas à cette réponse. Je la regarde à présent droit dans les yeux, dans l'attente de ses explications.

"-Les attentions les plus tendres peuvent devenir pesantes. L'important c'est la façon dont la personne qui reçoit cette attention les perçoit. Il peut arriver qu'on se sente étouffé, ou qu'on y voit une forme de déséquilibre. Si vous n'étiez pas habituée à ce qu'on prenne soin de vous, vous aviez aussi peut-être l'impression que son attention était suspecte.

-Non !"

 J'ai parlé bien plus fort et bien plus vite qu'à l'accoutumée. Mon corps s'est presque projetté en avant, je m'empresse de me réinstaller dans mon fauteuil.

"Enfin, un peu au début, c'est vrai. Mais rapidement, je n'y ai plus rien vu de suspect..."

 Après mes mésaventures, et cette tendance que j'avais à me laisser utiliser de bon cœur, je m'attendais à ce qu'il veuille ce que les autres avaient voulu. J'avais simplement l'impression qu'il fournissait plus d'efforts pour y parvenir. Et d'élégance. Mais qu'à la minute où il aurait eu ce qu'il cherchait, il disparaitrait de ma vie. Envolé. Le gentleman cambrioleur qui ne s'intéresserait pas aux œuvres d'art mais aux œuvres de chair. Ces oeuvres qui sont attendues d'un couple, bien sûr que nous en avons pris la direction. Les mois passant les lèvres se faisaient plus pressantes, les souffles plus échauffés, les mains plus aventureuses. Chaque fois un peu plus loin, chaque fois un peu plus près. Chaque fois libre de choisir mais prisonnière de l'angoisse. Celle qu'à vouloir me rendre coupable de plaisir et d'amour je ne me rendre victime de douleur et de haine. Et alors que nous marchions sur le sentier de notre envie, un jour, le précipice s'était trouvé devant nous.

"- La première fois qu'il a essayé de... Enfin, vous voyez.

- Je vois très bien.

- J'ai retenu sa main. Je n'ai pas pu dire "non" mais je serrais son poignet. Il a compris. Il n'a pas poursuivi, n'a posé aucune question."

 Ni à cet instant là, ni plus tard. Je n'avais plus eu le moindre doute sur ses intentions. J'en ai toutefois sur ceux de Madame Monier qui poursuit sa prise de notes sans me regarder. Rien d'inhabituel mais son visage semble hésiter entre le sourire et le froncement de sourcils. Je me sépare enfin de ma tasse froide que je pose sur la table en me raclant la gorge pour laisser transparaître mon embarras. Je sais qu'elle comprendra, et en effet, elle s'empresse de rebondir.

"Navrée. Je me disait que vous aviez réussi à exprimer votre désaccord à ce moment-là, et je suis aussi ravie pour vous que Raphaël se soit montré à l'écoute, ça devrait toujours être le cas. J'espère que vous aviez été fière de vous à cette époque."

 Je me contente d'hausser les épaules. La fierté n'a jamais été mon forte en dehors de mes études, puis de mon travail. Elle n'insiste pas sur le sujet, de toute façon, je ne vois pas ce qu'il y aurait eu à dire.

"Mais la question que j'aimerais vraiment vous poser, c'est plutôt concernant le fait qu'il n'ait posé aucune question... Comment vous avez ressenti ça ?"

 Alors que le visage de mon père s'était tenu à distance ces derniers temps, il ne pouvait s'empêcher de réapparaître aux moments critiques. Te revoilà mon Général ? Toujours prêt à entendre les réponse qui te concerne ? Soldat au rapport !

"Sur le coup, j'en étais reconnaissante. Si le sujet n'avais pas besoin d'être abordé c'est que mon consentement n'étais pas remis en question. Et puis, il aurait fallu que je parle de moi, et vous savez ce que ça veut dire..."

 Ca veut dire retrouver cette appréhension que les révélations les plus importantes que vous faites sur vous même risquent de recevoir un accueil qui finira de vous détruire. Qu'elles soient ignorées, dénigrées, ou utilisées contre vous, vous pouvez vous attendre à tout. Mon père m'a parfaitement inculqué cette leçon. Et à la fois, j'aime qu'on me pose des questions, ça me prouve que les gens s'intéressent à moi, qu'ils comptent rester, qu'ils ne m'ont pas encore abandonnés. Mais je déteste y répondre... Surtout que je me voyais mal l'instulter en lui disait que j'avais peur qu'il fuit dès que ce serait fait. Ou qu'il soit déçu de ma performance, parce que bien sûr, il y avait ça aussi. Les premières fois ne sont jamais parfaites, mais sans la perfection, qui voudrait de moi ?

"Nous n'avons jamais abordé le sujet. Lui n'a plus essayé d'initier quoi que ce soit, et j'avais trop peur de tenter quelque chose moi-même... Alors on a stagnés sur ce plan de notre relation."

 Je ne supporte pas le regard presque compatissant que madame Monier m'adresse. Je me redresse pour rejoindre la fenêtre et ses épais rideaux verts. C'est eux que je commence par saisir, j'en déchirerais presque le tissu avec mes ongles. J'ai beau avoir appris ces derniers temps à les planter ailleurs que dans ma peau, cette fois-ci j'en ai besoin. Je lâche les rideaux pour attaquer mes bras, et m'enlacer pour me réconforter autant que pour me punir. Je sens tous mes muscles se tendre, les voix caressent mes oreilles... "inutile, inutile, inutile". C'est leur bonne vieille rangaine.

"Donc sur le moment, son silence vous a protégé, mais sur la durée, il vous a laissée seule avec vos peurs. Vous auriez eu besoin qu'il manifeste un intérêt, qu'il vous rassure. Est-ce que c'est ça qui a fini par vous manquer ?"

 La notion de "manque" ne m'est pas étrangère, mais je n'avais vraiment regardé cette situation sous ce prisme-là.

"Pas vraiment... Enfin, maintenant que vous le dites, si, je pense que ça m'a manqué. Mais quand ça s'est produit c'est pas franchement à ça que je pensais."

 Je me retourne pour m'appuyer contre la vitre et profiter des timides rayons de soleil qui réchauffent faiblement mon dos. Mais je n'ai toujours pas la force, ou plutôt, je n'ai pas envie de faire face à ma thérapeute. Je regarde mes bottes, ces pieds trop grands et maladroits qui ont eut le malheur de me traîner partout où il ne fallait pas, et qui m'ont fait quitter les personnes qui auraient pu m'aider si j'avais été honnête. Si j'avais répondu "non" à tous leurs "ça va ?". Mais comme Echo, j'étais condamnée à répéter "ça va", à ne pas savoir m'ouvrir avec mes propres mots.

"-Et à quoi pensiez-vous dans ce cas ?

-Que c'était moi le problème. Que je ne remplissais pas ma part du contrat."

 Quelque chose vient de tomber et attire mon regard. Le stylo de madame Monier est à terre. Et elle me regarde avec un air de... je ne sais pas vraiment de quoi.

"Du contrat ?"

 Elle parle plutôt bas et elle reste impassible, une maladresse peut-être. Je la vois ramasser son stylo en se penchant sans me quitter des yeux. Derrière le col détendu de son chemisier, je la vois aussi avaler sa salive avec une légère difficulté. J'acquiesce simplement avec un sourire que j'espère rassurant.

"On a de valeur que si on remplit sa fonction. Moi, je ne remplissais pas la mienne."

 N'est-ce pas Papa ?

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