Chapitre 6

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Quand elle ouvre les yeux, la lueur rose et orangée du coucher de soleil l’aveugle. Puis elle découvre un décor montagneux, avec au loin, tranchant net la forêt, les remparts de Taitai qui s'éloignent.

Le rythme d’un trot régulier lui fait comprendre qu’elle se trouve ligotée sur le dos d’une monture qui progresse le long d’un sentier escarpé bordant une falaise. En tournant la tête de chaque côté, elle voit que, trois autres chevaux l’accompagnent : en tête, un jeune homme au port hautain, suivi d’un cavalier d’âge moyen, qui guide la mule chargée de caisses et de gros sacs sur lesquels Nime se trouve et, en fin de convoi, un vieil homme dont la voix rugueuse la sort de sa torpeur.

- Alors, notre vandale favorite se réveille enfin ?

- Monsieur Marvin ?

- Lui-même.

Ralentissant un peu, le cavalier de tête les rejoint l’air furibond.

- MAIS QU’AVEZ-VOUS DONC DANS LA TÊTE ?!

- Euh … T’es qui déjà ?

- MAIS ÊTES-VOUS COMPLÈTEMENT FOLLE ! QUEL IDÉE DE FAIRE UN TROU DANS NOTRE CALÈCHE ET DE VOUS ENFUIR COMME UN VULGAIRE MANANT…

- Hum, une seconde ça va me revenir…

- VOUS AVEZ DISPARU DURANT QUATRE HEURES ME LAISSANT SEUL À LA MERCI DU PREMIER VANDALE !

- Aïe Aïe Aïe. Ma tête…

- SI MESSIRE ANTOINE N'ÉTAIT PAS REVENU À TEMPS, IMAGINEZ CE QU’IL SERAIT ADVENU DE MOI ! (blablabla) AUCUNE CONSCIENCE (blablabla) MALOTRUE (blablabla)

- ETHIO !

- Quoi !

- Non rien, j'avais juste oublié ton nom.

Ethio ouvre la bouche pour répondre, mais Marvin l’en dissuade d’un regard. Exaspéré, il part devant en coiffant son bouc avec agacement. Nime essaie de se relever, mais, ficelée comme un saucisson, elle ne peut que bougonner et s’agiter. Elle se contorsionne pour atteindre sa botte. La fugueuse expérimentée en sort un canif gravé et, de ses mains encore tremblantes, commence à entailler ses liens. A cause de la brume qui obscurcit son esprit, manier correctement un tel outil est laborieux.

- Qu’essaie-tu de faire petit cyaniste ?

Le vieil homme sourit et trace discrètement une croix dans les airs avec sa baguette. La mule de Nime stoppe brusquement, lui faisant lâcher son canif. Bien incapable de ce retourner pour savoir ce qu’il est advenu de son arme, elle ne peu qu’entendre le bruit métalique du couteau rebondissant sur la pierre. Marvin descend de cheval et se penche au bord du gouffre.

- Quel malheur, je suis désolé petit cyaniste, j'aperçois ta lame vingt mètres plus bas.

- Hé ! Je sais que vous l’avez fait exprès ! J’y tenais beaucoup !
- Allons, allons, cette pauvre Bernadette porte toutes nos affaires, et toi avec ! Comprends un peu ce pauvre animal…

- Libère-moi vieux coincé ! Je dois le récupérer !

- Nous avons déjà eu trop de mal à te rattraper et tu essaies déjà de fuir à nouveau ? Nous avons même dû faire appel à une traqueuse, te rends-tu compte ?

- Hein ? Cette petite rouquine n’était pas juste une voleuse ?

- Ahahah. Caroline est une fille de la Maison Jouvence.

- Les Jouvence ? Cette famille dans laquelle un enfant sur deux ne vieillit pas ?

- Elle-même. Mais à la suite d'un différend, elle a quitté le registre familial pour se reconvertir en chasseuse de prime. Et accessoirement, elle vend aussi ses services d’exorciste pour arrondir ses fins de mois.

- Et vous avez payé ce genre de personne pour me retrouver ?!

- Et bien, elle a tenu à nous aider gratuitement. Je n'oublierai jamais le visage qu’elle a fait en découvrant que tu étais l’exorciste de Stiss. Elle aussi était sans aucun doute surprise d'apprendre qui tu étais. Elle n’a pas arrêté de remettre ma parole en toute mais je lui ai demandé de ne pas te sous-estimer car tu es… hum… la célèbre exorciste de Stiss bien que tes compétences soient encore à prouver. D’ailleurs, connaissais-tu Caroline ?

- Non, pourquoi ?

- Ho, nous avons pensé que tu étais peut-être une enfant cachée des Jouvence.

- Non, beurk, moi avec ces aristos ?

- C’est une famille très respectée. Évite de parler comme cela une fois que nous aurons atteint la capitale.

Le groupe prolonge sa route sans échanger d’autres paroles. Seul le bruit des gravillons tombant par moment dans le vide brise le silence. Le cerveau toujours en compote et transporté comme un vulgaire sac, Nime se sent nauséeuse. La corde autour de ses poignets finit par céder sous ses contorsions incessantes. Lors d’un passage sur un petit plateau, elle roule à terre et vomit son repas de la veille. Par chance, Antoine a le réflexe de sauter de son cheval et de tenir sa frange pour que ces cheveux restent intègres. Un peu écœurée, elle masse ses poignets en se mettant debout. Le dos penché comme une grand-mère et encore un peu de bave au coin des lèvres, elle affronte le regard étonné des trois autres. Cette nausée a au moins le mérite de la réveiller complètement.

- J’espère que personne ne passait en dessous, dit Marvin d’un air amusé.

- Vous vous attendiez à quoi en me secouant comme un cocotier ?

Au fait, pourquoi passe t-on par ici ? C'est la route de la montagne non ? C’est pas un endroit super dangereux ? Et puis pourquoi m’avez-vous assommée et attachée ? Et cette … Caroline ? Mais vous êtes complètement tarés !

- Hum… Monsieur, je crois que mon sort de confusion s’en est allé avec son souper d’hier.

- Il semblerait Ethio. Mais ce n’est rien.

- RÉPONDEZ MOI !

- Mademoiselle, nous sommes désolés de vous avoir traité de la sorte, mais il fallait bien contenir votre… fougue.

- Vous, Antoine je vous pardonne, vous avez sauvé mes cheveux.

- Merci mademoiselle…

- C’est de ta faute si nous avons dû emprunter cette route. Tu as pleinement mérité ce traitement espèce de… espèce de FRIPOUILLE !

- Fripouille ? T’as rien de mieux Ethio ?

- Allons, allons les enfants, Ethio ne sois pas vulgaire. Mais il y a un peu de vrai dans ses dires. En fuyant, vous avez brisé le sort de camouflage de notre calèche, celle-ci a attiré la convoitise et a fini pillée. Ethio a même failli être enlevé par un groupe de malfaiteurs, les marchands de sable, une branche dissidente de la famille des Veyfore.

- Les vieilles-fortes, C’est qui ça encore ?

- Non, les Veyfore, ils ont la charge de Taïtaï, malheureusement ce sont des incompétents. Par chance Monsieur Auton…

- …Antoine… Je vous prie.

- Monsieur ANTOINE est rentré à temps pour négocier. Il a convenu de sa libération en échange de notre véhicule et une partie de son chargement. J’ai perdu dans la bataille mes plus belles bouteilles de rouge.

Monsieur Born essuie une larme imaginaire au coin de son œil et pousse un profond soupir à fendre l’âme.

- Il vous restait encore de l’alcool ?

- Dieu oui ! J'ai toujours plusieurs cageots avec moi pour supporter ces missions si éreintantes.

- Et donc l’ivrogne, comment je me suis retrouvé aussi lucide que toi après trois bouteilles ?

- Allons petit cyaniste, je me porte à merveille après trois bouteilles, il faut au moins attendre la cinquième pour que je plane comme toi avec le sort de confusion de notre cher Ethio.

- C’était toi le responsable sale… sale… ET C’EST MOI QUE TU TRAITES DE FRIPOUILLE ESPÈCE DE SALE CAFARD ?!

Avec rage, Nime resserre le bandeau de ses cheveux et ramasse un caillou qu’elle jette vers Ethio. Celui-ci se baisse précipitamment, laissant glisser un postiche de son crâne luisant. La pierre termine sa course dans le vide. Il ramasse sa coiffe d’un geste rapide et se carapate derrière le cheval portant toutes leurs affaires. En voyant le malheureux accroupi si près de son sac de matériel d’exorciste, un sourire machiavélique se dessine sur son visage. D’un geste silencieux du menton, elle ordonne à ses soldats en tissus de passer à l’action.

- NON ! Mes cheveux ! Arrêtez, stop !

- Pas de panique mon vieux, une fois chauve plus personne ne verra ta calvitie.

- Dites Miss Nime, était-ce bien judicieux de lâcher cette pierre dans le vide ? S’interroge Antoine alors que la roche entraîne déjà dans sa chute plusieurs autres de plus en plus grosses.

Bientôt les quatre voyageurs penchés au-dessus du vide, voient en contrebas l’éboulement condamner définitivement le chemin qu’ils venaient d’emprunter. Ethio, un lapin vert dans sa coiffe de travers, fusille du regard la responsable. Par chance Marvin intervient, lissant sa barbe magnifique avec amusement.

- Au moins nous sommes sûrs que personne ne nous suivra. Reprenons la route maintenant jeunes gens.

Le petit groupe, beaucoup moins dissipé après ce spectacle, poursuit son ascension, suivie de la mule chargée de caisses remplies de bouteilles.

- Mais comment faites-vous pour avoir encore autant d’alcool ? Je croyais que vous aviez toutes perdues à Taïtaï avec la carriole.

- C’était le cas, mais j’ai, par chance, pu en racheter avant notre départ. Caroline m’a conseillé un merveilleux brasseur de bière. Certes ce n’est pas aussi noble que mon vin rouge, mais tout de même, elles sont fruitées à souhait.

- Un vrai alcoolo ma parole.

- Je dirais plutôt un oenologue très investi, ce qui rend mon livre si populaire.

- Un livre ?

- En effet, Monsieur Bord tient très activement un livre notant les meilleurs alcools. C’est ce qui a fait une partie de sa réputation à la capitale.

- Tout à fait mon cher … Antadam.

- Antoine…

- C’est bien ce que j’ai dit. Ce n’est sans doute pas le genre de sujet qui intéresse les jeunes de nos jours. Regardez mon jeune disciple. Il refuse d’approcher la moindre bouteille.

- Je pense que Ethio est tout de même un cas assez particulier monsieur Bord. Mais cela n'empêche pas qu' il ait raison dans sa logique.

- Qu’à cela ne tienne, mon petit cyaniste, peux- tu me passer une bouteille ? Il faudra bien que je renseigne mes lecteurs en rentrant.

- Ah on dirait qu’elles sont toutes clouées.

- Mais comment ça … clouées ? ANTOINE !

- C’est An… Heu oui ?

- Pourquoi as-tu scellé mes bières ? Je ne peux même pas en déguster une pendant le trajet !

- N-navré monsieur Bord, mais comme je viens de le dire c’est peu recommandé dans cette situation, et d’autant plus à votre âge.

- Que me chantez-vous là ? Ma mère boit bien plus que moi et elle se porte comme un charme.

Pendant que la dispute se prolonge, Ethio, en fin de convoi, essaye de détacher la peluche accrochée à sa tête. Nime, se retourne.

- Monsieur Marvin a une mère ?

- Bien sûr !

- Oui mais enfin je veux dire…

- Madame était, il y a encore un an, la matriarche de la famille Trimera. Mais elle a cédé son titre à son premier fils Alain, le frère de Monsieur Marvin. Naturellement elle a conservé toute son influence et a récemment encore déjeuné avec le roi et la reine de notre beau pays.

- Marvin est le fils de la grande Trimera ?!

- En effet ! Monsieur Mon Maître a pris le nom de son père, Bord. Quant à sa mère, son dîner avec la couronne a fini par provoquer quelques tensions entre elle et le nouveau chef de la famille Trimera.

- Choisi, tu ne peux pas dire maître et monsieur en même temps c’est trop bizarre.

- Il le mérite pourtant bien. Monsieur est encore plus célèbre que son frère, grâce à tous ses hauts faits. Il a gagné la confiance du peuple et de la couronne. Il est le plus jeune à avoir reçu le grade d’exorciste suprême au service de la famille royale, mais dans sa modestie il l’a refusé, de même que les charges de Conseiller, Ministre et divers autres titres de noblesse. Monsieur a préféré former la jeunesse de l’exorcisme, renonçant à toute gloire. Tous ses élèves ont des grades supérieurs. Enfin, Messire Lun est quand même le meilleur… Il a à peine vingt quatre ans et est déjà surveillant officiel de la société d’exorcisme. C’est un grand homme aussi sage que Monsieur… Oui, un gentleman en plus d’être beau et musclé. Il a de magnifique cheveux blonds flamboyants et un teint bronzé acquis grâce à ses nombreuses missions dans le désert de Saar. Lun est…

- T’as fini le fanboy ?

- Quoi ?

- Rien, c’est du vocabulaire trop moderne pour toi. Au fait, au début j’ai cru que tu allais me débiter une tirade sur Marvin mais c’est qui ce Lun ? Il t’intéresse avoue.

- Qu-quoi ? N-non pas du tout. Messire Lun est bien trop… Il est plus… Et je… En plus…

En bégayant il passe une main embarrassée sous son postiche que le lapin vert, posé sur son épaule, prend pour une couverture. La commère, espiègle, prend sa défense, avide de voir une histoire d’amour se profiler devant ce voyage ennuyeux.

- Arrête, elle est sexy ta calvitie.

- T-Toi ! … Tu trouves ?

- Ouais ! Bon par contre le bouc c’est pour les vieux.

- Mais…

- Tututu c’est pour les vieux, moi j’ai un look moderne.

L’apprenti cupidon se relève péniblement, tandis qu’elle prend la pose.

- Tu as un tatouage ?! Désolé mais ce genre d’ornement est beaucoup trop… ésotérique pour moi.

- Je sais, mais avoue que j’ai du style !

- Peut-être mais tu ne connais pas le shampoing en revanche…

- Ta g… tais toi. Ta tenue pourrait être classe et tu devrais gagner des points de beaugossitude vu que le tissu doit couter une blinde. Mais là, ça ne va pas du tout. Même moi, qui ne m’y connaît pas en vêtement de mec, je trouve que tu ressembles à une baudruche dans ton truc super ample. Alors file-moi ton haut.

- Quoi ?

- Donne-moi ton haut avant que je ne change d’avis.

- Espèce de perverse !

- Quoi ? Mais non, Ethio ! Mer… Fichtre. Débrouille-toi.

Le garçon repart à l’avant de convoi avec son lapin fièrement installé sur sa tête. Et alors que Marvin et Antoine poursuivent leur dispute au sujet des «bienfaits» de l’alcool, Nime grignote des biscuits dérobés dans un sac en bougonnant à l’arrière du convoi.

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