LUNA

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LUNA

C’était une promesse que Gaspard avait faite à Luna : lui faire visiter son quartier. Ils se rejoignirent donc au métro "Abbesses". Le garçon remarqua tout de suite que son amie ne portait plus sa bague :

—Tu as perdu ta bague Luna ?

—Non, elle a disparu quand on est remonté… Tu l’avais trouvée sous terre, pas vrai ?

—Oui, comment tu as deviné ?

—Les objets qu’on trouve en dessous disparaissent toujours quand on les remonte à la surface. Je sais pas pourquoi…

—Ah…

—La première fois que je me suis enfoncée dans le sol, j’ai trouvé une petite tour Eiffel en métal brillant, elle était tellement jolie que je l’ai emportée… Arrivée chez moi, j’ai voulu la mettre sur ma table de nuit, mais je ne l’avais plus !

—Et comment tu as compris que les objets souterrains disparaissaient à la surface ? Tu l’avais peut-être tout simplement perdue en route…

—Plus tard, je suis repassée par là où je l’avais trouvée et elle était revenue à sa place !

Gaspard n’en revenait pas :

—C’est incroyable ça ! Ça ne le fait qu’à nous, tu crois ?

—Oui, reprit Luna. Et à tous les gens comme nous... Tous ceux qui peuvent disparaître sous la terre ne peuvent rien en rapporter.

—C’est dommage, se désola Gaspard en pensant à « son » trésor.

—Oui, c’est dommage… Elle était vraiment belle la bague, je la regrette beaucoup.

—Un jour, je t’en offrirai une pareille, mais qui viendra de chez un bijoutier, promis !

Le joli visage de Luna s’éclaira d’un magnifique sourire.

***

—Bonjour monsieur Popol !

—Tiens ! Bonjour Gaspard, A y est ? T’es marida ? Elle est choucarde ta souris dis donc !

Gaspard rougit, un peu gêné. Luna ne s’en aperçut aucunement.

Ils venaient de croiser Eugène Paul, le peintre montmartrois. Le vieil unijambiste connaissait bien Gaspard, il lui avait même fait visiter son petit atelier, avenue Junot.

—C’est qui ? Demanda Luna.

—C’est Gen Paul, je le connais, il fait des beaux tableaux. Il est très connu… Partout… Je sais où il travaille. Des fois, il peint dehors sur un banc… Quand il fait beau. C’était un copain à Ferdine.

—On ira le voir ?

—Oui, si tu veux… Tu verras, il fait des choses formidables.

—Et c’est qui Ferdine ?

—C’est Céline. On dit Ferdine, mais en vrai, c’est Ferdinand… Louis-Ferdinand. C’est un écrivain célèbre, mais on le voit plus. Il a eu des problèmes pendant la guerre, avec les boches. On sait pas où il est…

Pendant des mois, les deux petits complices s'étaient retrouvés le dimanche pour continuer leurs recherches sous terre, Marcel Legrand restait introuvable. Luna désespérait de le revoir un jour. Ils avait dû faire toutes les stations de métro et fouiller sur des dizaines de kilomètres les anciennes carrières de gypse, puis plus profondément les carrières de calcaire, ils visitèrent des ruines gallo-romaines enfouies depuis presque deux mille ans et que jamais personne n’avait encore vues… En revenant vers le sénat, ils pénétrèrent dans l’ancien bunker que les Allemands avaient bâti sous le lycée Montaigne... Pas de Marcel ! Ils fouillèrent les catacombes (sans s'attarder), les champignonnières, ils se jouèrent de tous les barrages, de toutes les obstructions de métal ou de béton que la ville construisait partout, pour décourager les explorations sauvages des cataphiles. Toujours pas de Marcel ! Mais il y avait un réseau qu’ils n’avaient pas encore fouillé…

—On a peut-être encore une chance de le trouver…

Luna fixa Gaspard les yeux plein d’espoir :

—Où ça Gaspard ?

—Mais je te préviens, ce n’est pas un endroit agréable ; il y a des rats et puis ça pue…

—Les égouts ! On n’a pas encore été dans les égouts !

Ils décidèrent de commencer par le neuvième puisque c'est dans cet arrondissement que Marcel avait son bureau. Ils échafaudèrent un plan rigoureux pour explorer les deux mille quatre cent kilomètres de conduits et de collecteurs souterrains de la capitale. Ça leur prendrait quelques années, en tout cas plusieurs mois, pour parcourir la totalité du réseau… À moins que Marcel ne réapparaisse par miracle... Ils se retrouvèrent à l'angle de la rue Lafayette et du boulevard Haussmann. Pour descendre, ils prirent soin de s'équiper de bottes en caoutchouc. Luna remit sa salopette, plus adaptée à l'exploration, ainsi que sa casquette qui lui donnait un air de titi parisien. Auparavant, les enfants s'étaient rendus dans une bibliothèque pour dénicher des documents et des plans sur les égouts de Paris.

Ils se concentrèrent puis disparurent discrètement sous le trottoir du boulevard Haussmann.

Ils atterrirent au bord d'un grand collecteur, celui du boulevard. Prudemment, ils avancèrent dans une demi-pénombre, éclairés par quelques pauvres lampes. Leurs faisceaux respectifs créaient des ombres inquiétantes sur les parois de briques noirâtres. On pouvait se repérer dans les égouts grâce aux plaques de rue fixées à chaque intersection, avec leur plan, ils risquaient moins de s'égarer. Quand on se perd dans les égouts, ce n'est pas si facile de retrouver une sortie… Ils menèrent leur recherche une bonne heure, mais furent contraints de remonter, épuisés et à moitié étourdis par les gaz. Ils allèrent s'asseoir dans un square public afin de reprendre un peu leur souffle… Là-dessous, l'air irrespirable les avait littéralement asphyxiés.

Luna fondit en larmes en comprenant que Marcel ne pouvait pas être resté longtemps sain et sauf dans un tel endroit. Un peu gauchement, Gaspard tenta de consoler la petite fille en lui passant le bras autour du cou :

—Tu sais Luna, un jour ton papa, il reviendra, dans pas longtemps… Il est peut-être parti en vacances… Tout simplement…

—Tout seul ? Ça m'étonnerait… Il m'aurait emmenée avec lui… En plus, ma mère a trouvé un nouveau… Elle sort avec lui tous les jours... Même le soir… Je l'aime pas celui-là avec sa casquette à carreau et sa grosse moustache ! Il est moche ! En plus, il sent le cigare ! Beurk !

Gaspard avait énormément de peine pour son amie. Il la serra contre lui. C'était la première fois qu'il vivait un véritable chagrin pour quelqu'un d'autre. Le vrai chagrin, le grand chagrin ce n'est pas celui qu'on ressent pour soi. C'est ce qu'il avait compris ce jour-là.

Dès lors, ils ne descendirent plus sous la terre. Ils se promenaient tous les deux, le long des quais, ils faisaient les bouquinistes. Dès qu'ils avaient un peu de temps libre, ils se retrouvaient place du Tertre ou bien, ils allaient flâner aux buttes Chaumont. À pied ou en métro… Ils grandissaient ensemble… Gaspard qui était devenu un jeune homme, n'alla plus à la messe avec Mireille et Luna, devenue elle, une mignonne petite jeune fille, se résigna à vivre avec un beau-père qui sentait le tabac… La petite collégienne avait passé son brevet haut la main tandis que son amoureux dut redoubler sa troisième. Elle entra au lycée et se fit de nouveaux amis. Dès lors, ils se virent beaucoup moins. Gaspard pensait souvent à Luna quand elle n'était pas avec lui. Elle aussi pensait à lui... Une fois par semaine, ils allaient ensemble à la bibliothèque municipale. Ils aimaient tous les deux la littérature, surtout Marcel Aymé… Ils empruntèrent ensemble le "Voyage au bout de la nuit" de Ferdine, même s'ils ne comprenaient pas tout, le roman les avait avalés. Dans un passage, Céline disait : "New-York, c'est une ville debout !". Pour eux, Paris, c'était une ville profonde…

L'année 1955 commença mal à Paris. La Seine connut une très grosse crue. Les péniches montèrent au niveau des quais. Les gens jouaient les équilibristes sur des planches disposées à la hâte sur les trottoirs. Des Danaïdes en camion rouge pompaient l'eau des caves pour la rejeter dans le fleuve qui se laissait aller à toutes sortes de débordements… Le Zouzou en avait jusqu'aux coudes… Les Parisiens pataugeaient, barbotaient, grelottaient, pestaient, écopaient… Et puis La Seine a commencé sa décrue, l'eau par endroit, recouvrait encore l'asphalte noir des trottoirs… Des enfants sautaient à pieds joints dans les flaques, éclaboussant les piétons qui les maudissaient en maugréant. Luna marchait insouciante, son ami l'accompagnait, le cœur léger… Gaiement, nos deux jeunes gens se projetaient ensemble vers l'avenir. Ils revenaient de Saint-Michel où ils avaient passé tout l'après-midi. C'est là que le drame se joua et que l'existence de Gaspard bascula.

Il y avait déjà du monde sur le Boulevard Saint-Michel, la flotte inondait les chaussures des passants... Les bras ballants, la tête ailleurs, Gaspard avait lâché la main de Luna… La Seine avait envahi les égouts de bas niveau… Soudain, la jeune fille chuta dans un regard dont le couvercle de fonte avait été soulevé et déplacé par la pression de l'eau… Elle n'avait pas vu l'orifice béant à demi immergé sur le trottoir... Son menton heurta violemment le bord du puits… Assommée, elle coula à pic… Gaspard n'eut que le temps de voir son bras tendu disparaître sous l'eau... Il plongea séance tenante dans le regard pour la secourir, il la chercha désespérément en nageant à l'aveugle dans l'eau noire, mais Luna avait déjà été emportée dans le tumulte bouillonnant… Gaspard allait se noyer lui aussi, mais il eut le réflexe de faire demi-tour pour s'agripper à un barreau de l'échelle de sortie. À moitié inconscient, il se propulsa vers le rond de lumière, là-haut, vers son salut… On l'attrapa pour le sortir du puits, autour de lui, les badauds faisaient un cercle silencieux, les pompiers de la brigade fluviale équipés de bouteilles d'oxygène plongèrent immédiatement à la recherche de Luna ; en vain…

La disparition de l'adolescente fut relatée dans les journaux puis bien vite, on oublia ce drame. Son corps, avalé par l'égout puis sûrement rejeté dans le fleuve, n'avait jamais été retrouvé ou du moins, n'a jamais été identifié. Il aura suffi qu'une grille de déversoir, pour une raison ou pour une autre, fût ouverte… Alors l'accès au fleuve était envisageable… On repêche souvent des cadavres dans la Seine et malheureusement, certains demeurent anonymes… Gaspard ne se remit jamais de ce drame. Il perdit le goût de la lecture et puis rapidement, il perdit le goût des études. Il échoua à son brevet et abandonna l'idée même de poursuivre ses études. Ses parents compatissants, tout d'abord l'avaient soutenu de leur mieux, puis s'étaient vite recentrés sur leurs affaires… Celles-ci étant de plus en plus prospères, ils purent ouvrir un second magasin boulevard Beaumarchais afin de le mettre en gérance… Preuve que leurs affaires marchaient très bien : ils vendirent leur vieille traction pour s'offrir une DS 19 modèle 1956. C'était une voiture étrange qui, comme nous, avait la faculté de se lever le matin et de se coucher le soir.

La maman de Luna, Jeanne-Marie, tout d'abord abattue par la perte du pauvre Marcel, mort dans un accident au volant de sa 2cv Citroën se consola rapidement en épousant Herbert, le fameux "casquette à moustache" dont elle eut deux ou trois autres filles... Herbert et sa casquette qui puaient le tabac froid… Mais il roulait en Porsche Carrera ! Gaspard ne revit plus jamais ces gens-là.

Le jeune homme avait seize ans quand il postula un emploi à la ville, au service d'assainissement. Il tenait absolument à entrer dans la vie active malgré l'avis négatif de ses parents qui espéraient lui confier la gestion de leur nouvelle boutique. Gaspard qui n'avait jamais éprouvé la moindre attirance pour les boutons de nacre et les bobines de fil à coudre, fut immédiatement enrôlé chez les égoutiers et donc, il commença une formation rémunérée qui dura un an. Ce n'était pas de tout repos pour un jeune de commencer à travailler parmi des hommes expérimentés, la plupart du temps, rugueux et bourrus. Néanmoins, Gaspard s'accrocha ; il était même assez fier, le jour de sa première intervention dans les égouts. Et puis au fil du temps, il se passionna de plus en plus pour son futur métier. Il devint rapidement un très bon professionnel, respecté par ses collègues. Quand un jour, il se produisit un étrange événement…

Pendant qu'avec un collègue, il inspectait les conduits sous le Boul'mich, son regard fut attiré par une petite lueur qui scintillait dans l'ombre à quelques dizaines de mètres devant eux. Ils s'en approchaient, mais curieusement, l'autre égoutier passa devant la source lumineuse sans paraître la remarquer… Gaspard s'arrêta devant l'objet qui brillait sous l'éclairage de sa lampe de casque. Il se pencha pour le ramasser, c'était une petite tour Eiffel en métal nickelé… Posée debout sur le bord du collecteur, elle faisait à peine dix centimètres de haut… Pas de quoi faire de l'ombre à son modèle du champ de mars… C'est en réalisant qu'il se tenait exactement à l'endroit où Luna avait été emportée que Gaspard comprit que la petite tour Eiffel ne se trouvait pas là par hasard. Il la ramassa avec précaution afin de la rapporter chez lui. Il se rappela alors que les objets remontés retournaient invariablement sous la terre. Tant pis… Il enfouit le bibelot dans sa poche et sa journée terminée, il rentra chez lui rue Lepic. Arrivé dans sa chambre, il se rendit compte que l'objet était encore dans la poche de son bleu de travail. Étrangement, il n'était pas retourné là d'où il venait, comme il aurait dû le faire… Il posa la tour Eiffel sur sa table de nuit. Submergé par l'émotion, Gaspard eût beaucoup de mal à trouver le sommeil cette nuit-là. Il avait compris que son histoire n'était pas finie et qu'il restait beaucoup de pages à écrire.

Depuis ce jour-là, tous les matins et tous les soirs, Gaspard s'assura que la petite tour était toujours à sa place. Il garda longtemps la précieuse relique…

Après avoir profité un peu de sa retraite, le cœur de Gaspard a lâché… Pendant sa promenade quotidienne, un soir d'hiver… Qu'il faisait bien froid… Que les poules grattaient le sol gelé… On l'a enterré dans le petit cimetière du village où il s'était retiré avec sa compagne, il n'y avait pas grand monde derrière le corbillard… Mais que des gens de qualité, sa femme, un ami de longue date, quelques égoutiers et un chat noir. Avant que le cercueil ne soit refermé, quelqu'un a mis la petite tour Eiffel sur la poitrine du mort. On n'a jamais su qui… Ainsi, elle est retournée là où elle devait se trouver, sous la terre, avec Gaspard.

Si un jour vous cherchez la tombe du Gaspard, elle n'est pas difficile à trouver, au fond du cimetière du village de Saint-Jean les poules… Près d'un mur en pierre avec du lierre qui court dessus. D'ailleurs, vous ne pourrez pas vous tromper, par beau temps, il y a toujours un chat noir étendu sur le granit chaud.

***

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