LA QUILLE

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Un deuxième anachronisme s'est encore invité dans ces lignes!

   Gaspard s’interrogea sur sa demande, n’était-ce pas un peu prématuré ? Après tout, ils se connaissaient depuis peu de temps et n’avaient pas fait grand-chose ensemble. Il eut peut-être mieux valu attendre la fin du service militaire pour officialiser leur relation. Six longs mois encore ! Mais d’un autre côté, il sentait qu’elle l’aimait et lui aussi l’aimait… Alors ? Et puis elle était belle, intelligente et rigolote, de plus il tenait déjà beaucoup à elle, au petit sourire mutin qu’elle affichait en toute circonstance… Juste un petit point à éclaircir : l’histoire de Luna… Pendant qu’il réfléchissait à tout ça, il lui vint une idée. Comme la disparition de la petite fille aurait eu lieu près de chez lui, dans le parc de la rue Lepic, Mireille ou Félix avait peut-être eu vent de l’affaire. Le jeune homme se promit d’aborder le sujet avec ses parents dès sa prochaine permission.

Fort de sa décision, Gaspard remonta en chambre et raconta sa demande de fiançailles à Adrien. Ce dernier le félicita sincèrement pour cette initiative et pour le projet d’union des tourtereaux. Les deux soldats avaient chacun environ la moitié d’une année à effectuer sous les drapeaux. Adrien deux mois de moins, car il était de la classe précédente, Gaspard avait été informé qu’il ne repartirait pas en Algérie du fait de son cœur fragile. L’armée avait déjà assez de perte, là-bas, ce n’était pas la peine d’y renvoyer des malades et des éclopés. Le médecin-colonel qui lui annonça la nouvelle lui signifia qu’à l’issue de sa permission, il devrait retourner au quartier Niel, à Verdun et se mettre en rapport, dès son retour, avec le médecin-major de la caserne. En gros, ça voulait dire que Gaspard à son arrivée, devrait se rendre directement à l’infirmerie. Le jeune garçon fut franchement soulagé quand il apprit qu’il ne retournerait pas en Algérie, participer à cette sale guerre qui ne voulait pas dire son nom.

De son côté, Adrien commença à décorer sa quille. La « quille » comme le « père cent », c’était une tradition bidassière, cent jours avant la fin du service, on achetait une quille en bois au foyer, avec plus ou moins de goût, on commençait à l’habiller avec des symboles relatifs à son passage dans l’armée. Le jour de la libération, les gars, affranchis de leurs obligations militaires, brandissaient fièrement leur totem en braillant « zéro ! ». Souvent ivres, en chahutant, ils traversaient la ville en vociférant. Tout le monde ne pratiquait pas cette tradition un peu lourdingue. Gaspard fit semblant d’admirer l’œuvre de son copain, toutefois, il n’avait aucunement l’intention de sacrifier à cette coutume.

Enfin, le jour de la permission arriva. Comme il ne devait pas revenir au Val de grâce à l’issue de ses deux jours de détente en famille, Gaspard rassembla son paquetage et fit ses adieux à Adrien. Ils échangèrent leurs adresses en se promettant de se revoir. Mais ils savaient tous deux que les amitiés liées à l’armée étaient rarement pérennes. Muni de sa perm’ et de son ordre de mission pour Verdun, le jeune soldat quitta l’hôpital en tenue de sortie. Bien sûr, il avait déjà prévenu Sélène, ainsi que ses parents de son arrivée. Il sauta dans un vieil autobus qui l’emporta en fumant vers Montmartre. Boulevard Saint-Michel, boulevard Magenta… En moins d’une demi-heure, il était arrivé rue Lepic.

Pendant l’absence de Gaspard, les Lechat avaient fait refaire à neuf leur appartement au-dessus de la mercerie. Ils bénéficiaient désormais d’une salle de bain neuve avec une vraie douche. Au placard le tuyau et la pomme d’arrosoir ! Le permissionnaire embrassa chaleureusement ses parents, Mireille ne put que difficilement retenir quelques larmes de joie et par son large sourire, Félix montra qu’il était heureux de revoir son Gaspard entier. Le fils prodigue, qui aimait énormément ses parents, commença le récit de son année passée sous les drapeaux, en omettant bien sûr, les moments pénibles qu’il avait vécu en mission. Il s’interrompit, car Sélène apparut dans l’entrée. Les deux jeunes gens s’embrassèrent passionnément sous les regards attendris des parents du permissionnaire.

« À table ! » Mireille avait préparé un copieux couscous pour faire honneur à son fils s’en revenant d’Algérie… « Ça tombe bien ! Là-bas, pas une seule fois, j’en ai mangé ! » lança Gaspard en rigolant, et toute la tablée s’esclaffa avant d’attaquer les premières merguez… Gaspard et Sélène attendirent la fin du repas pour annoncer leur intention de se fiancer. Les parents du garçon, déjà charmés par la jeune conquête de leur fils, félicitèrent en toute sincérité les deux jeunes gens. Puis pour fêter l’événement, on ouvrit une bouteille de champagne et une bouteille de Perrier, Gaspard ne buvant toujours pas d’alcool. Après la visite de l’appartement rénové, Gaspard entraîna sa promise dans sa chambre. Elle n’avait pas été refaite, Mireille trouvant plus judicieux de laisser à son fils le choix de la décoration, la couleur du papier et de la peinture. Soudain, le regard de Gaspard se posa sur sa table de chevet : la petite tour Eiffel avait disparu !

Après une fouille minutieuse de la chambre, il alla demander à sa mère si elle savait où la petite tour avait été rangée. « Je n’ai jamais vu de tour Eiffel dans ta chambre, Gaspard et il n’y a que moi qui fais le ménage ici… Si j’avais vu cet objet, je m’en souviendrais… Je t’assure que je ne l’ai jamais vue ». Gaspard était pétrifié, ou l’objet était retourné sous terre, dans les égouts, ou bien, il était simplement issu de son imagination délirante… Dans les deux cas, le pauvre Gaspard se trouvait pris dans un cirque infernal dont il allait devoir se sortir de toute urgence. Première chose à régler : demander à ses parents s’ils savaient quelque chose à propos d’une supposée noyade dans un puits, en haut de la rue, en 1945 ou 46. Il poserait la question avant de repartir à Verdun, quand Sélène serait rentrée chez elle. Suivant les informations qu’il obtiendrait, il lui faudrait découvrir le pedigree réel de Sélène, et si possible retrouver le cantonnier témoin de la scène… S’il existait.

Sélène et son chevalier servant finirent l’après-midi par une promenade en amoureux dans Montmartre. Le soir venu, ils choisirent un petit restaurant à l’écart des touristes pour souper en tête-à-tête, puis ils rentrèrent passer la nuit ensemble dans la chambrette de Garçon. Ils tentèrent d’être les plus discrets possible tandis que les parents du prétendant devinrent subitement sourds comme Bernardo (le fidèle serviteur de Zorro était moins sourd qu’il voulait le faire croire).

Le lendemain, c’était dimanche et Sélène brûlait de faire visiter l’appartement qu’elle avait obtenu par la ville de Paris. Il était assez vaste, deux belles chambres, un grand séjour, très lumineux, une cuisine pas très grande, mais propre et fonctionnelle, une salle de bain moderne et plein de placards ! La jeune fille était aux anges. Ajouté à cela, un loyer très abordable pour le quartier : quatre cents francs, rue du Rhin près de la mairie du XIXe arrondissement ! Le travail de juriste dans les affaires immobilières de la ville, assurément ça pouvait ouvrir des portes ; et pas sur des logements insalubres ! Gaspard était heureux pour sa petite amie :

—Tu seras bien ici, c’est grand… Tu vas te perdre !

—Tu viendras me retrouver si je me perds…

—Tu peux compter sur moi, je te retrouverais au bout du monde, et même sur la Lune ! La rassura-t-il.

—Tu pourras apporter ta brosse à dents et t’installer avec moi ? Proposa Sélène.

—D’accord mon amour, mais dans ce cas, on partagera le loyer !

—Hum ! Monsieur à ses petits principes ?

—En effet, je suis pour l’égalité et le partage des biens… affirma Gaspard sur le ton de la plaisanterie.

—Le partage, ça ne concerne que ceux qui n’ont rien…

—T’es sérieuse ?

—C’était pour voir ta tête ! Je suis pas déçue, se moqua la petite narquoise.

Avisant un grand lit sans draps ni couverture, au milieu d’une chambre dépourvue de meuble, le jeune homme interrogea :

—Tu ne dors pas là ?

—Pas encore, j’attends mes meubles et mes gamelles ! Ça va pas tarder. Je vais même avoir une ligne de téléphone.

Gaspard prit un air contrit :

—Bon… Mon amour, je dois aller dire au revoir à mes parents. Mon train part à dix-neuf heures et j’ai pas encore pris mon billet…

Sélène avait envie de profiter encore un peu des bras de son bien-aimé :

—Tu veux que je t’accompagne ? On n’est pas loin…

—Ok, faut pas perdre de temps, je dois être à la caserne avant vingt-trois heures.

C’était dans le lac pour questionner les parents au sujet de la noyade. On verrait ça plus tard.

Le train à vapeur quitta la gare de l’Est à vingt heures pile. Bien calé sur la banquette en skaï, Gaspard regardait distraitement la campagne qui rosissait sous le soleil couchant. Chaque arrêt en gare le tirait de ses rêveries, Meaux, Château-Thierry, Épernay, Châlons sur Marne, Suippes, Ste Menehould et enfin Verdun où, devant la gare était stationné un car militaire. Le véhicule attendait patiemment les permissionnaires pour les conduire dans leurs différents quartiers, Gaspard fut soulagé. Il n’aurait pas à faire le chemin à pied avec tout son barda sur les épaules.

Son estomac lui rappela que son attentionnée maman, lui avait préparé quelques sandwiches. Soigneusement enveloppés dans du papier d’aluminium, ils furent les bienvenus. Il entama un généreux jambon-beurre dont le pain avait gardé toute sa fraîcheur. Il le termina devant le poste de garde de la caserne où il présenta son ordre de mission. Un fantassin de garde l’accompagna jusqu’à l’infirmerie où on lui attribua un lit sous lequel il glissa son barda, on lui remit des draps et une couverture. Une fois qu’il eut fait son pageot, il enfila son pyjama puis s’allongea. Il venait de commencer un passionnant roman (Les fourmis de Bernard Werber), quand il sentit le sommeil le gagner. Bien que captivant, le livre lui tomba des mains. Avant l’extinction des feux, Gaspard avait déjà sombré dans une nuit peuplée de puits et de souterrains.

Une odeur de café au lait traînait dans l’infirmerie quand Gaspard ouvrit les yeux. Cette odeur l’écœurait depuis toujours pourtant, il aimait le café… ça venait sûrement du lait. Il se rendit comme prévu dans le bureau ou plutôt dans le cabinet du médecin-major. Ce dernier lui signifia après une brève auscultation, qu’il resterait en observation une quinzaine, mais qu’il ne sortirait pas à l’extérieur de la caserne. En compensation, il serait dispensé de tout travail et de toute corvée. Ensuite, il pourrait réintégrer sa compagnie et son emploi de chauffeur pour finir ses six mois de service militaire dans sa compagnie. Exempté de marche, de garde et de défilé, comme Adrien, il serait le roi des planqués !

Quinze jours plus tard, il était dans le train pour Paris avec une permission de quarante-huit heures en poche. Sélène l’attendait au bout du quai. Elle était superbe dans sa robe à fleurs, inévitablement les jeunes permissionnaires se retournaient sur elle. Cela agaçait vivement Gaspard, malgré tout il était fier que sa belle suscite autant d’admiration.

—Ce soir, on dort chez moi ! Intima-t-elle sur un ton qui excluait toute contestation. J’ai reçu tous mes meubles, j’ai fait le lit, on va pouvoir l’étrenner ! Il est immense ! Comment va ton petit cœur ? J’espère qu’il va tenir bon parce que ce soir… je te mange ! Continua-t-elle en mimant un fauve sur le point de croquer sa proie.

—Humm… Gourmande ! Ils rirent de bon cœur puis se dirigèrent vers le métro en se tenant par la taille. Gaspard était bien décidé à se laisser dévorer tout en dégustant lui aussi quelques bons morceaux de la jolie juriste. Ils se consommèrent avidement dans le grand lit neuf sans laisser la moindre miette. Après une grasse matinée, comme il n’en avait jamais connue, Gaspard descendit pour aller chercher des croissants. Après que les jeunes amants eurent fini leur petit-déjeuner, il fila chez ses parents.

—Je te laisse Sélène, je dois voir mes parents… Tu me rejoins après ?

—Ok, je prends une douche et je te retrouve là-bas plus tard. On déjeunera ensemble ?

—D’accord, à tout à l’heure !

Voilà, Gaspard avait le champ libre pour aller commencer son enquête.

Il questionna Mireille en priorité, car il était convaincu que si quelqu’un se souvenait d’un événement ayant eu lieu quinze ans plus tôt, ce ne pourrait être que sa mère. En effet, elle était toujours au courant de tout dans le quartier. Il pénétra directement dans le vif du sujet : « Maman, est-ce que tu aurais eu connaissance d’un drame qui se serait passé en 1945 ou en 1946 ? Une fille qui se serait noyée en haut de la rue ? » Mme Lechat avait bonne mémoire et ne réfléchit pas longtemps avant de répondre à son fils : « Oui, en 1946, une petite fille est tombée dans un puits. C’est sa sœur qui l’aurait poussée, il paraît. Quel drame affreux, les pauvres parents… ».

Elle donna encore quelques informations sur la tragédie : Un cantonnier qui balayait les allées du parc a raconté qu’il avait bien vu deux fillettes de cinq ou six ans jouer au bord du puits, tout à coup, l’une d’elles a poussé l’autre, la faisant chuter dans le vide. Elle serait restée figée debout au bord du puits sans appeler à l’aide. L’homme, témoin du drame accourut, mais il était trop tard, la petite avait déjà coulé à pic, ensuite, il a pris sa sœur dans ses bras pour la mettre hors de danger. Les parents des gamines étaient à proximité, mais le temps qu’ils arrivent, il était trop tard, ils ne purent sauver leur enfant.

Le cantonnier leur a affirmé qu’une des gamines avait poussé l’autre. Quand les pompiers ont remonté le corps sans vie de la petite, la mère effondrée sur le corps de sa fille se mit à hurler de douleur puis s’en prit violemment à la sœur, elle l’aurait sûrement tuée si les pompiers n’étaient pas intervenus. Le papa des fillettes quant à lui, complétement hagard, erra longtemps, seul dans les jardins du parc. Mireille rapporta les faits tels qu’on les lui avait racontés.

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