RETROUVAILLES

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Luna tenait fermement Gaspard par le bras ; entraîné dans un dédale de souterrains, le pauvre vieux ne réalisait pas encore ce qu’il se passait. Il se laissait mener sans résister vers les profondeurs de la terre. Il reconnut quand même celle dont il était tombé amoureux quand il était tout jeune. Elle n’avait pas changé. Quand le garçon avait quitté la communauté souterraine qui les abritait, elle et Marcel, son père, ils n’avaient encore que vingt ans. Gaspard était alors sous les drapeaux, mais il n’avait jamais oublié le visage de Luna. Un visage parfait, identique à celui de Sélène, mais qui se distinguait par une petite lueur insaisissable au fond du regard.

Physiquement, Gaspard allait plutôt bien, on aurait même pu dire qu’il allait mieux que de son vivant. Il ne sentait plus la gêne occasionnée par son arthrose ni cette vieille douleur dans la cage thoracique qui l’oppressait depuis ses pontages coronariens. Il trottinait derrière Luna sans être essoufflé ; évidemment : il ne respirait plus ! En principe, les morts n’avaient pas de problème de santé. Notre ami semblait frais comme un gardon, pourtant il ressentit le besoin de faire une pause. Il avait perdu l’habitude de parcourir autant de chemin et à une telle allure ! Il croyait s’asphyxier alors qu’il n’avait plus besoin d’air. Il était également convaincu qu’à tout moment ses vieilles jambes allaient le trahir, pourtant il ne touchait que très légèrement le sol…

Luna, réalisant que Gaspard se trouvait en difficulté, consentit à faire une pause. Elle avisa un petit espace creusé dans la roche charbonneuse du souterrain, il y avait un petit banc de pierre. Il se trouvait là, certainement pour permettre aux anciens travailleurs des carrières de prendre un peu de repos. Dans une lumière parcimonieuse venue d’on ne sait où, Gaspard avait enfin le loisir de dévisager la jeune fille. Malgré les années, elle n’avait pas vieilli, elle semblait avoir toujours vingt ans, l’âge qu’elle affichait la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Elle était magnifique de fraîcheur et de vivacité. Le vieil homme plongea dans son regard clair et tous les sentiments qu’il avait éprouvés pour son amie d’enfance ressurgirent. Alors, un profond désespoir s’empara de lui.

Le retraité, arrivé au bout de sa vie, contemplait son premier amour qui lui était soudain rendu ! Comment imaginer une chose pareille ? Que pouvait ressentir la jolie Luna devant ce vieil homme voûté au teint grisâtre ?

— Ça va Gaspard ? s’inquiéta Luna, on fait une pause, après tout, on n’est pas pressés.

— C’est bien toi Luna ? Je me souviens… Tu es venue me chercher ! C’est bien ça hein ? Je suis mort, là ?

— Tu m’as manqué, si tu savais comment ! Maintenant le temps perdu, on peut l’oublier ! Du temps, on en a ! Et de l’espace aussi on a ! Tu ne vas jamais imaginer tout l’espace qu’on a ! On a tout l’univers, plus tout le reste que tu connais pas encore…

— Je suis vraiment mort, dis ? s’inquiéta Gaspard.

— On peut dire ça, pour parler simple. En réalité, tu es comme moi maintenant… Dans un autre espace et sous une autre forme. Tu as toujours la même apparence, mais tes atomes sont organisés différemment… Les lois de la physique ne sont plus les mêmes. On reparlera de tout ça plus tard. Ton corps n’existe plus.

— Quand même… Je sens bien ma main quand je la pose sur mon front… Protesta le pauvre vieux.

— Tu ressens le souvenir de ta main sur ton front. Mais ça revient au même ! Essaie de te souvenir de ton image, quand tu avais vingt ans, recommanda Luna. Gaspard se concentra pour tenter de se revoir en jeune homme.

— On n’a pas de miroir, mais regarde tes mains ! Intima la jeune fille. Gaspard observa ses mains, incrédule : ce n’étaient plus les pognes d’un vieux travailleur qu’il avait devant les yeux, mais celle d’un jeune homme d’à peine vingt ans. Luna s’émerveilla :

— Tu es magnifique ! Comme en 1960, comme j’adorais tes yeux noirs et ta tignasse ! Qu’on aurait dit que t’avais une botte de paille sur la tête ! Eh ben voilà ! tu es redevenu le vrai Gaspard ! Mon Gaspard !

— J’en reviens pas qu’on soit là tous les deux ! Tu as vu Sélène alors ? La pauvre, je n’ai même pas pu l’embrasser avant… Mon départ.

— Elle est malheureuse. Ça m’a brisé le cœur de la laisser toute seule. Regretta Luna.

— On pourra la revoir ? S’inquiéta son camarade.

— Oui… On la reverra. T’en fais pas. Bon ! On repart Gaspard ?

— Je te suis, on va où ?

— Eh bien… On retourne là où on s’était quitté. Dans ma communauté.

Les deux amis reprirent leur chemin, Gaspard tenant la main de Luna serrée au fond de la sienne. Bien qu’il en fût dépourvu, il sentait son cœur battre comme un fou au fond de sa poitrine. Marcher auprès de son amour de jeunesse le transportait de joie.

— On a de la route à faire d’ici qu’on arrive à Paris… Ca va nous prendre du temps… Se soucia Gaspard.

— On s’en fiche du temps… Mais si tu as hâte d’arriver, on peut accélérer le mouvement. Concentre-toi sur notre destination et pense très fort à la vitesse à laquelle tu souhaites qu'on aille. Ne lâche pas ma main… Qu’on reste ensemble cette fois ! Recommanda Luna.

Soudain, les parois du souterrain prirent un tout autre aspect. Comme entraîné dans un kaléidoscope géant, Gaspard se sentit aspiré dans un tourbillon de figures géométriques. Un maelström de couleurs allant du bleu violacé au rouge électrique en passant par toutes les teintes de l’arc-en-ciel, les emporta dans une fuite hallucinante. S’il avait été en mesure de respirer, Gaspard aurait eu le souffle coupé.

A suivre...

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