BERNARD-MARIE VESLY

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On pouvait faire confiance à Adrien pour son pragmatisme, à Sélène aussi d’ailleurs. Ils trouvèrent rapidement l’adresse de l’éditeur de BMV et de là, cela leur fut un jeu d’enfant d’accéder au secrétariat de l’écrivain. Mais il était bien gardé le bougre ! Pas moins de quatre demoiselles parfaitement dévouées filtraient les rendez-vous de l’auteur du célèbre roman : « Le soleil se couche le soir ». Il fallut à nos amis, remplir une pile de documents, laisser des copies de leur carte d’identité, de leur passeport, donner les raisons qui motivaient leur demande d’entretien et enfin, le cerbère en chef annonça à Sélène qu’on la préviendrait quand le philosophe serait disposé à les recevoir. « Et moi ? Je sens le pâté ? » Maugréa Adrien, qui n’appréciait pas beaucoup être laissé pour compte.

— Qu’est-ce qu’on met à « motivation » ? Interrogea Adrien.

— On pourrait mettre « demande de renseignements à propos de Marcel Legrand, votre ancien avocat qui vous a défendu en 1941 », s’il a de la mémoire ça devrait le titiller…

—Tu as raison Sélène, c’est concis, ça devrait pas lui déplaire. Il va voir qu’on est pas là pour lui faire perdre son temps. Allez hop ! Envoyé.

Le couple dut attendre la réponse une petite semaine. Sélène bondit de joie à la lecture de la missive signée de la main même de BMV. Ils avaient réussi à décrocher un rendez-vous, dans un mois, fin septembre. Ils n’en espéraient pas tant. Dès le dimanche suivant, comme prévu, ils iraient retrouver Gaspard et Luna et leur exposeraient le plan qu’ils avaient conçu pour convaincre le vieil écrivain de ressusciter la mémoire de Marcel.

Apaisés, les deux retraités s’assirent sur un banc dont la peinture verte s’écaillait irrémédiablement, ils se prirent à rêver d’un autre monde… Cela leur était d’autant plus facile que le spectacle de la capitale desséchée les affligeait profondément. Les Parisiens se terraient au fond de leurs appartements et n’en sortaient que le soir, à la fraîche, pour faire quelques menues commissions. Il planait dans l’atmosphère une odeur de méthane qui piquait la gorge et les yeux. Les émanations remontaient des égouts, dont les eaux noires s’exhalaient, invisibles vapeurs errant le long des trottoirs jonchés de détritus.

Adrien et Sélène attendaient le dimanche soir avec impatience. Ils ne verraient pas Gaspard et Luna, mais ils les sentiraient tout près d’eux, peut-être presque au point de les toucher… Enfin, le jour et l’heure de la rencontre arrivèrent. Un peu ironique, Adrien fit remarquer à sa femme qu’il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était pas autant pomponnée.

— Ah ! Tu t’es mise sur ton trente et un pour Gaspard… Constata-t-il, mi-figue mi-raisin, et tu portes Arpège, son parfum préféré… Il a de la chance ! On dirait que tu cherches à le reconquérir !

— Et alors ? Jaloux ? plaisanta Sélène, J’ai pas le droit de plaire à mon défunt ? Je suis une veuve qui a du savoir-vivre moi !

— Je te taquinais mon amour… Tu es magnifique.

Luna et Gaspard pénétrèrent villa Léandre, la porte de l’appartement était déjà ouverte. Bien qu’ils ne pussent être vus, ils saluèrent leurs hôtes d’un petit coucou de la main. L’ordinateur de la maison était déjà allumé et diffusait allègrement son inquiétant cliquetis ainsi qu’une alarmante odeur de chaud. Il allait falloir le remplacer sans tarder. Dès qu’elle eut constaté que les occupants de la pièce étaient prêts, Luna lança le bref message qu’elle avait chargé dans son appareil :

« On espère que vous allez bien. Nous ça va. Avez-vous de bonnes nouvelles au sujet de Papa ? Avez-vous un plan ? Expliquez-nous ce que vous pensez faire, bonne chance. À vous. »

En réponse, Sélène résuma à haute voix leurs avancées. Ils allaient pouvoir remonter jusqu’à un écrivain qui avait connu leur père, grâce à la découverte d’anciens documents juridiques. Elle leur apprit également qu’ils venaient d’obtenir un rendez-vous avec cet écrivain, sûrement parce que leur père l’avait défendu dans une affaire de plagiat… Et qu’ils espéraient qu’il les aiderait à faire resurgir le souvenir de Marcel Legrand. Puis Adrien demanda des détails sur la vie qu’ils menaient dans leur univers parallèle, évidemment, il ne s’attendait pas à recevoir une réponse immédiate, mais il invita son ami ou sa compagne, à leur laisser ces informations avec le prochain message. Après s’être fixé un nouveau rendez-vous, Luna et Gaspard prirent congé comme la dernière fois, en éteignant et rallumant deux fois le message à l’écran.

Les époux Leriche, se firent un devoir de regrouper les papiers qu’ils allaient remettre à BMV. L’écrivain pourrait ainsi retrouver les détails nécessaires, dans le cas d’une éventuelle défaillance de sa mémoire. L’affaire défendue par Marcel datait quand même de soixante-dix ans ! Tout était prêt, il ne leur restait plus qu’à attendre la date du rendez-vous.

Celle-ci arriva enfin. La maison où vivait le philosophe se trouvait près de Vernon. Nos amis pensaient trouver un peu de fraîcheur dans la campagne normande, malheureusement, il n’en fut rien. Les maïs rabougris tentaient de survivre dans des champs ravagés au trois-quarts par des feux de cultures ; dans les forêts, les arbres perdaient déjà leurs feuilles. Jaunies prématurément, elles s’envolaient, emportées au loin par un vent brûlant. Les cours d’eau qui, peu de temps auparavant, serpentaient joyeusement à travers prés, s’étiolaient çà et là, en mornes flaques moribondes.

— Eh ben dis donc ! Observa Adrien, en regardant par la vitre du Paris-Rouen, ce n’est pas franchement une bonne année pour les cultures !

— C’est une catastrophe, tu veux dire, rectifia Sélène, on n’a jamais vu un pareil désastre ! Et la météo n’annonce toujours pas de pluie… Tu as vu toutes ces fumées ? Ça crame partout !

— Regarde ! S’écria Adrien, dans le champ là-bas… C’est des vaches crevées… Y en a au moins une dizaine ! Le vieux syndicaliste était réellement choqué à la vue des pauvres animaux couchés sur le flanc, au beau milieu d'un pré où ne subsistait plus un brin d'herbe..

— Elles sont mortes de soif, à tous les coups ! Déplora Sélène en détournant la tête.

La maison, ou plutôt le manoir de BMV, se cachait au fond d’un immense parc, protégé par une forêt de châtaigniers à l’agonie. Un homme, qui devait être le jardinier, vint au portail chercher Sélène et Adrien et les accompagna jusque dans le hall d’entrée de la luxueuse demeure. Il repartit, laissant la place à un majordome guindé qui introduisit les visiteurs dans un salon tendu de velours bleu ciel où de petits fauteuils crapaud semblaient n’attendre qu’eux. Une table basse faisait face au couple. L’écrivain ne se fit pas attendre, il se présenta aimablement et se dit enchanté de faire la connaissance de la fille de son ancien avocat. Le majordome arriva avec un chariot pour servir le thé, le café, les petits gâteaux, etc. Les choses se présentaient bien.

Un petit homme courbé, s’appuyant sur une canne, entra dans la pièce. Il arborait une chevelure encore fournie, visiblement teinte en noir. BMV invita Sélène et son mari à lui exposer leur affaire, ce qu’ils firent dans les moindres détails. Ils insistèrent sur le fait qu’il était primordial, d’une manière ou d’une autre, qu’on parlât de maître Legrand, afin que son nom sorte de l’oubli, au propre comme au figuré. Monsieur Vesly pourrait peut-être trouver un moyen astucieux pour qu’on se souvienne de Marcel en surface ? Et ainsi parvenir à le faire remonter au niveau des souterrains… BMV prit la parole :

—Mes chers amis, j’ai écouté attentivement votre récit… Euh, pour le moins abracadabrantesque ! Bien sûr, je n’y crois pas une seule seconde ! Quel scénario ! Mais quelle imagination ! C’est fantastique ! Mais tout bonnement…impossible ! Les époux Leriche se rembrunissaient, déjà déçus par la tirade de BMV. Leurs visages pâlissaient en s’allongeant vers leurs chaussures… Le centenaire venait de doucher leurs espoirs.

— Mais, mais, mais ! Vous venez de m’apporter une idée du tonnerre pour mon dernier livre ! J’ai bien dit, le dernier ultime ! Mon éditeur me presse de lui remettre mon manuscrit, mais je n’ai plus le feu sacré, je traîne… Sélène et Adrien, reprenant espoir, relevèrent la tête vers le vieil homme.

— Pour tout vous dire, je suis en train de rédiger mes mémoires… Mais j’ai pas mal de trous, justement… Je me souviens bien de Maître Legrand, il m’avait permis de décoller grâce au procès qu’on avait gagné. Oui, je m’en souviens bien… Je me souviens aussi de ses deux petites filles. Oui, des petites jumelles. Et s’adressant à Sélène : alors, c’était vous et votre sœur ? Deux mignonnes petites filles, je me rappelle bien ! Où en étais-je ? Ah oui, mes mémoires… Je vais écrire un chapitre ou deux sur cette affaire. Enfin, faire écrire… Maintenant, je délègue ! Après tout, je dois bien ça à Maître Legrand ! On va reparler de lui, croyez-moi. Les télés s’impatientent de m’avoir sur leurs plateaux ! Et puis… Pour qu’on s’amuse un peu, pourquoi ne pas évoquer les déboires de Marcel et les aventures de Luna entre les univers parallèles ? Il y aura bien assez d’échotiers et de pisse-copies pour faire prendre la sauce ! Qu’en dîtes-vous ? Allez ! On va bien rigoler ! On reste en contact les amis ? Prenez soin de vous et couvrez-vous bien… Il ne fait pas chaud ! Au revoir.

Adrien et Sélène reprirent le train, partagés entre l’espoir qu’avait suscité en eux le vieil écrivain et l’inquiétude que leur inspirait, chez lui, une certaine sénescence. Bon, il avait cent un ans, quand même…

— Tu as vu, le grand tableau dans le hall d’entrée ?

— Oui, très impressionnant, répondit Adrien, c’était le portrait de sa femme, Marielle Lamballe. Elle était pas mal…

— Mais elle n’est pas devenue centenaire. Conclut Sélène.

***

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