Aux portes des rêves

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Sous ses coups ridicules, la réalité pourtant tremble.

La porte endure le fracas de ses poings, les gonds en éprouvent les secousses et le bois en esquisse les cratères, l’air s’enfuit repoussé par les ouragans de leur charge, les éléments domptés se courbent à son regard et la brèche ainsi ouverte perce bientôt en abîme ; en rêve. En rêve seulement ; vulgaire mirage, illusion, que les paupières s’ouvrant balayent sans considération. Les blancs remparts, impénétrables, toisent l’insecte que le gris ciel écrase par son tumulte ; des sanglots rouges s’élancent de ses paumes meurtries là où la force ne suffit. Un sang inutile s’il ne charrie que carcasse ; carcasse, voilà ce que Miraster sera.

Son monde s’écroule. Sa tête s’effondre sur cette porte qui n’attend que le passage de la pluie pour oublier son affront. Le brouillard l’effacera-t-il, lui aussi ? La peur saisit ses tripes. Il est fatigué.

Plus qu’un coup ; rien qu’un coup ; rien qu’un songe.

Il frappe. Sans vigueur, sans espoir, assuré de son acte par le seul écho qui s’échappe, il se change en statue et invoque le silence. Les larmes sillonnent ses joues assez creusées par le chagrin, mélangent sel, sueur et carmin sans non plus pénétrer l’enceinte, viennent grossir en touchant sol le cimetière de pleurs et d’espoirs. Ses pieds s’enfoncent dans une argile où est sa place, qu’attend-il pour quitter la torpeur de l’inerte ? Un signe. Un éclair déchire les regards ; la foudre s’ébat en branches, s’évanouit asphyxiée par le sourd envol de la brume.

L’instant se fait, s’enfuit, retombe. Dans la tourbe le tonnerre initie ses séismes, et sans ouïr la langue du malheureux claquer en appels au secours, le grondement triomphe et s’en retourne aux cieux. Alors !

Alors seulement le verbe quitte la gorge enflammée et rampe le long du bourg jusqu’à, finalement, s’y glisser.

« Elle est malade ! »

Ils le sont tous : nul n’y échappe sur ce damné continent. Et ils sont là. Partout. Derrière. Miraster les sent, les entend, épargnés par la seule aura de cette barricade. Entre les abois du vent percent les craintes de la foule, des gémissements qui par dizaines n’égalent pas les turbulences alentours. Alors il réitère, puise dans les mots la volition qui dans son corps étouffe, éteinte.

« Ouvrez la porte ! »

Une ultime attaque accompagne la requête ; vaine, toujours vaine. Sans plus d’aplomb aux jambes, sa rousse toison glisse le long de l’impénétrable. La boue côtoie les vermines, Miraster côtoie la boue. Les autres êtres — sont-ils humains ? — implorent par leur opaque chant qu’il s’en retourne vers eux, vers la masse sombre qui tapisse le continent du bourg à la Crevasse. Ridicule partie de ce capharnaüm de rien, tu trembles de déjà te relever ; un murmure avant toi s’envole.

« Mon roi…

Une voix. Un espoir !

— … n’est pas en mesure de vous recevoir.

La colère monte ; avec elle l’indignation, la supplique.

— Je vous le demande à genou, ayez pitié ! Lui seul peut la sauver. Moi, je n’ose prononcer Son nom…

Face au mutisme, il poursuit.

— On raconte qu’Il guérit les blessures d’un simple regard, que Ses paumes fourmillent de miracles ! Il a bâti le bourg de Ses seules mains, façonné les galeries, alimenté le continent ! J’ai besoin de Sa lumière, du roi…

Hésite, écrasé par le titre.

— Iusart le thaumaturge !

Un nom depuis trop longtemps tu, habit d’une gloire passée. De part et d’autre des remparts, rideau entre acteurs et spectateurs du destin, les peines de deux visages s’affrontent.

Et la sentence tombe comme un soupir.

— Peut-être le croiserez-vous, tout vêtu de noir, vagabonder sur les terres…

Une prière.

— …Si tel est le cas, dites-lui… de rentrer. »

Ainsi la scène revient à l’inerte. Là-haut les nuages roulent et se confondent, se confrontent jusqu’à s’arracher les ventres ; le déluge choit sur sa tête et lave déjà les traces de sa venue, de sa vermeille sève aux souvenirs de ses paroles. Rien n’y fait, n’y fera ; le monde lui refuse royale audience et le contraint à n’être plus qu’écume, reliquat de la houle.

Des monstres désincarnés accueillent son retour au réel, loin du bourg boréal ou de la chaleur du foyer. Leurs bras entravent ses foulées pour le retenir en l'immonde. Une montagne de mains qui baignent dans la lie et dans un air irrespirable, étrange bouillie de poussière et d'espoir ; de rêves anéantis. Sur eux la pluie marque le froid qu’un vent s’en vient cristalliser, et les boursouflures de givre, tumeurs de verre et de flocons, naissent aux yeux des Hommes au ciel pleureur par les temps de rafales.

Une infime lacryme vient te le rappeler.

Un cri. Est-ce encore là une figure ? Des iris ; une gorge geint sans le support de mots ; une jambe craque sous la charge. Tu t’immobilises cinglé par le chagrin et contemples le berceau qui t’a vu t’éveiller. La masse. Étouffante, plus dense que le gris dans le lointain ; léthargie d’un roi fou trop effrayé par la mort. S’illustre au sol la conséquence d’une paix artificielle maintenue des éons durant ; assez pour que les nuages se lassent de tourner en rond. Les Moires ont usé du temps de cent vies pour engeancer nouvelle entreprise, laissé survivre la volonté d’Iusart pour lui en démontrer l’horreur, offert à ses yeux aveugles la vue d’un pays surpeuplé. Un tableau de malheur : les atomes de tourbe rompent sous l’immense poids, terrassés par un toit céleste, piétinés par toi.


Quel pouvoir faut-il à l’Homme endormi pour se sortir enfin d’un sommeil infini ? Ils rampent, ils souillent, et sans ni honte ni conscience se dupliquent à foison. Si la mansuétude n’habite pas ton foyer, tu te dis que leurs os comme les tiens protègent les viscères des balafres du divin. Ils sont Hommes comme toi, paraît-il ; pourtant, eux parfois les méritent.

Car eux ne voient pas l’autre partir à deux pieds dans la brume.

Car eux ne savent verser ce qu’en le cœur l’averse gonfle.

Car eux restent en dépit de l’épanchement du temps.

Car eux vivent avec l’insultant regard qui ne chérit pas la vie mais ne souhaite la perdre non plus.

Et eux vivront. Pas elle ; Nireviel ne sera bientôt pour eux qu’un repas. Cet avenir que tu refuses anime en toi l'absolu d'une quête, combat dont tu portes l’étendard seul. La plénitude épouse l’Homme qui trouve son motif ; une lueur égale à celle que d’autres ont vu percer la toile de nuages. Ta flamme brûle de révolte, bout les mots en chaos qui dans ta tête s’entrechoquent ! mais, déjà loin du bourg, des rayons d’ivoire qui ne peuvent que l’arder, elle s’achève et revient à la cendre. Tes nitescences, tes espoirs à toi sont de pourpre.


Depuis le centre du monde, Miraster larme ses débris de velléités, s’en retourne aux bras d’une famille chérie. Vers une Crevasse qu’ils fuient et qui opiniâtre s’approche, creusant dans les viscères quelque espace pour le Néant ; terreur dont l’inexorable présence appelle sans recours l’absence. Pas elle ; il la sauvera.

Il croit.

Court !

Crie.

En silence, il revoit ses deux amours assoupis. Une femme, une enfant ; miroir tragique d’une autre famille endeuillée. Le voilà bientôt dans son lieu, tant singulier que fugace, délimité seulement par deux sourires à sa frontière. Une bulle forteresse, isolée lorsque leurs paumes, d’une ineffable liaison, se touchent et s’enamourent ; que les rampants et autres inanimés ne peuvent percer ni franchir. La viduité des bêtes expire à l’extérieur.

Une creuse complainte traverse l’opaque. Dernier écho lorsque les météores se couchent, Miraster n’en réalise pas dans l’instant la portée : il pénètre la bulle empli de sérénité, car elles sont là, elles le sont toujours ; il les imagine déjà. Son phantasme fugace doucement le quitte pour une morsure réelle. Un frisson le réveille, bourdonne dans ses oreilles qui n’attendent que déni. La vérité, la voilà toute crue : un de ces êtres a pénétré le cercle, cercle sans plus de galbe qu’un désordre, preuve pénible de l’omineuse fracture qui vore son havre en lambeaux. D’autres se découvrent, envahissant le lieu, et l’image des tendres lèvres disparaît derrière l’ombre d’un sans-vie.

Elles. Immobiles, étendues sur le sol indissociables, amorphes comme le sont les dépouilles. Il les chasse, tremblant, muet d’un trop plein de tristesse. La vue d’une expression alors le rassure : l’une se bat contre des ténèbres en son sein, l’autre s’ébat dans l’étreinte de quelque songe. Et si lui ne rêve plus, il en avait autrefois le pouvoir : un être tout de rouge lui a montré l’au-delà, des pupilles de lumière qui par myriades regardent ceux dont l’ancrage est la terre. Les souvenirs ont depuis pris la route, et le céleste ne quitte plus son manteau de gris que pour étinceler de rage ; leur vision, vestige, lui parvient encore dans le monde derrière les paupières.

Elles se ferment. Il lutte, préfère contempler la trop rare image de sa fille sereine, redoute la venue de l’orage. Car lorsqu’il vient pour fissurer des nues, tomber devant les cœurs chez qui le vide prend racine, les lèvres de son ingénue se tordent de frayeur. Une peur rationnelle que l’on finit par terrer avec les années, et les désirs qui dépassent l’entendement. Les zébrures de feu n’effraient plus que les enfants ; leurs cibles, les sottes carcasses, ont-elles même assez d’esprit pour s’inquiéter ? Certains se dressent, élevés sur des piles de semblables, les bras en l’air et les mains jointes, la bouche en oraison, clament la foudre ! elle s’abat provoquée dans leur réceptacle de braise et n’offre que la brûlure d’un art qu’ils osent tenter de cueillir. Rien ne saurait obliger les cieux et leur frénésie ; les pensées rejoignent sans tarder la boue qui les voit germer.

Pour l’heure, le gris est gros de son silence, a bu toute larme du monde. Calme. Petite sourit, bouche close, et son père toujours l’imite, désireux de percer les arcanes de ses souhaits. Elle suit avec ses iris scintillants, comme à son habitude, des invisibles d’en haut. Le ciel est son domaine, elle s’y aventure ; s’y perd autant qu’elle peut le craindre, car pour sa naissance, on l’a vu se déchirer. Et d’entre les nuages lui est tombée son âme, d’entre les perles de leurs mots lui est monté son nom : Caesia.

Un grondement brise les murs de l’éphémère féérie. Sans ne rien dire, l’enfant sursaute et se fige, de sorte que les vilains la pensent déjà vaincue ; puis se rue se blottir contre une poitrine chaleureuse quitte à s’attirer la foudre. Le voilà de retour, elle étincelle de joie ! de ses flammèches qui meurent trop vite : à suivre le regard chagriné de Miraster, elle comprend qu’il n’est point de tonnerre ; rien que le râle d’une malade à l’agonie. Sa propre mère l’effraie. Elle dont les yeux bleus jadis sont vitreux de détresse, elle dont l’obscur envahit le visage, elle souffre ; son époux lui revient bredouille, un simple signe de la tête, une honte : J’ai échoué.

Le sang qu’elle crache, noir et visqueux, finit d’épouvanter sa fille. La fièvre qui la ronge brûle ceux qui osent la mirer, sa main tendue peine à trouver réponse. Elle se sent seule.

« Ils disent que le roi n’y est pas, déplore Miraster.

— Alors elle va mourir ?

Les enfants parlent crûment.

— Elle va… On va l’aider.

Les adultes mensongent.

— Tiens-lui la main, pour la guérir.

— Mais ça fait mal…

Mais c’est ce qu’ordonne le cœur. Elle s’exécute, lentement ; parvient jusqu’à ces doigts fébriles et les serre sans plus de force, comme on poigne des espoirs soulevés par le vent.

— … Ça fait mal de la regarder. »

Alors il couvre ses yeux. Comment faire comprendre à une enfant qu’elle doit endurer la peine, qu’elle doit subir autant qu’aimer ? Doit-elle, pour se protéger de la douleur, se garder de donner l’amour ? Devraient-ils fuir, tous les deux ?

Non.

Derrière, dans l’univers du souhait, il se voit braver les tempêtes, transpercer les remparts et plier ce bourg insolent : qu’est-ce, pour eux, l’insouciant effort de sauver une vie ? S’il doit prendre sa place pour accomplir ses miracles, s’il doit se sacrifier pour être enfin aperçu ! il s’en ira crever, parce que lorsqu’elle sera morte…

Lorsqu’elle sera morte…

« Qu’est-ce qui reste dans ton cœur ?

Voilà longtemps qu’elle n’avait prononcé mot, la femme que le ciel s’obstine à lui arracher.

— Toi.

— Et quand je ne serai plus ? »

Il se renfrogne entre deux de ses crachats, endort l’ouïe de sa fille dans une étreinte renouvelée. Ton souvenir, tait-il tête baissée. Nireviel se redresse péniblement ; malingre, décharnée. Ses sclères noires pleurent des caillots d’une couleur égale, d’une douleur algide ; elle parvient à se hisser sur la cime de ses épaules, murmure ses pleins poumons :

« Fut un temps où tu parlais de choses par-delà les nuages.

— Parce que…

— « … tes yeux me les rappellent ». Elles étaient là, avant.

— Et ne sont plus depuis longtemps. Une illusion, comme le reste, trop enivrante pour s’en saisir. Je l’ai chassée.

— Tu as arrêté de courir.

Ce n’est pas vrai, penses-tu seulement. J’ai choisi.

— Et pourtant, pour moi, tu cours. Jusqu’au bourg où les anges ne voient que des poussières danser. Pour rien : ne tombe pas du ciel ce que l’on veut sur terre.

— Alors pourquoi devrais-je rêver des merveilles d’en haut ?

— Parce qu’on ne les demande pas ici-bas. Et il te faut courir. Courir quitte à perdre, courir quitte à tomber, car à s’arrêter, quand la bulle s’étiole…

Elle se sait condamnée. Inévitablement.

— Toi, ne deviens pas carcasse. »

Sa dame lâche prise et rejoint la boue dans un choc qui ferait trembler le monde. Caesia, tout du moins, dans son pur habit de misère, étouffe percée de frissons ; serre un peu plus sa poigne sur l’onirique rassurant.

Est-ce là ce qu’elle tente de démontrer, que la révolte est bien futile ? Que mourir pour une vie n’a pas plus de valeur qu’un rien ? Courir, courir, mais pour où aller ?

Le ciel.

Elle a dit le ciel.

Ce sera le ciel.

« Je dois encore regarder ?

Il secoue la tête. Caesia se réfugie contre lui ; les sombreurs la terrifient. À nouveau sa curiosité se jette dans l’infini ; qu’y voit-elle pour s’y perdre si longtemps ? Il s’attriste que ses élans s’échouent sur la barrière de pluie, mais saurait-il évoquer l’image qu’il a lui-même perdue ?

— Tu… Tu voudrais voir des choses derrière les nuages ? »

L’enfant acquiesce entre deux reniflements.

Sur ses fertiles paupières il pose ses doigts enchantés.

Et l’imaginaire éclipse la réalité.



Sur la terre d’ombre de son peuple, sous les ricanements du vent, le monarque d’un autre temps épuise un infini périple. Sa vide résolution s’est éteinte ; si son cœur encore brûle, vite creux des foules, d’univers à nourrir, il ne suit plus qu’aveugle ses lointains fanaux ; la quête mirage d’un idéal à couleur d’or, le secours salvateur d’un fils. C’est la nuit dans les yeux, la pluie en empreintes de pas qu’il erre plus échancré que les carcasses, en bon roi de verre qu’il est, avec à peine plus d’un mot à l’orée de sa bouche.

Aesmos, murmure-t-il ; Aesmos, imitent les éléments gueulants.

Un masque noir, gémit-il ; les rafales le lui renvoient.

Le malheureux. La Crevasse, si affamée, sur lui ne peut fermer les crocs ; ses pas le mènent en nulle-part après des cycles, après des siècles de débats mais là, là ! où la tourbe n’est pas moins désastre qu’ailleurs, le destin s’affole à la rencontre de deux nœuds.



Miraster ressent sa présence par-delà les portes des sens. Une silhouette avance viciée, drapée de ténèbres ; il s’arrache des songes de sa fille. Pour les simples Hommes, l’appel du réel est trop fort, lors quand il frappe, attire par toute sa masse les désirs démunis, les âmes concourent et n’échappent guère au fracas.

Il se lève. Le sable d’un autre monde roule sous ses paupières ; la poussière épouse la brume. Il réveille Nireviel et soulève son corps carcasse, s’élance en direction du roi ruiné à s’en rompre le cœur, les jambes, l’univers alentour ! écrase la toute sphère, car en ces terres désolées, il n’y a plus que lui.

Nombre d’existences ont perdu le fil sous son poids. Puisse leurs infimes essences être réunies dans celle qu’il manque à sa dame ; elle marmotte quelque parole insensée, hébétée par la fièvre qui fait de son front cascade.

« Le messie est là, Il va te sauver ! »

Une oraison sourde pour des yeux trop clos pour voir. Tes quelques derniers pas te feraient presque t’envoler, mais à chaque mort que ta course fauche, l’autre sent en son cœur un pincement répété. Et malgré le souffle tonnerre que tu exhales vigoureux, tu distingues entre les bourrasques les échos d’autres prières.

Tu fais face au thaumaturge.

Il te considère.

Avec ces pupilles en ravin qu’ont ceux qui connaissent la mort, ceux dont les froides lueurs parlent la langue du chagrin ; tes respirations se font soupir, soulagements béats.

Tu te courbes devant le roi. Son visage flétri de ne boire que des pleurs ; tu détournes le regard.

Et tu attends.

Tu attends.



Tu attends !



Le Néant.


Son attention se perd enfin dans les confins de gris. Il ignore ton évanescente présence, prêt à reprendre sa marche funeste. Lente. Dolente.

« Nous ne foulons pas le même sol.

C’est faux ; que la peste ne lui fait-elle pas dire ? Iusart brave la même lie, quoique son costume d’ivoire, éteint sous un manteau de nuit, l’empêche sans doute de choir. Tes lèvres tremblent, ce volcan prêt à céder, la rage coincée dans la gorge.

— Les Hommes voient les célestes, mais eux ne nous voient guère.

Tu exploses.

— Faites quelque chose ! La fièvre la ronge, elle va mourir ! »

Un rien de plénitude semble naître dans ses ocelles, et tu crois voir l’incarnat irriguer à nouveau sa chair. Il était comme toi quand son âme importait encore : le père d’une famille. Le souverain marche jusqu’à ton dos voûté et tu ploies davantage, en arche, surplombant ta mourante comme pour la protéger de lui.

Sur le roi le masque se forme en même temps qu’il s’agenouille. De ses mains usées naît une livide lumière qui retrouve bientôt l’albe de sa noble puissance. Une vie sauvée, une de moins qu’il devra voir partir ; il prend garde, par crainte, de ne pas vous toucher. Ses miracles irradient l’atmosphère, chassent le brouillard pernicieux ; l’ange te rappelle tes visions d’autrefois. Tu sens la magie agir. Une onde vitale pulse, apaisante ; ses derniers rais s’estompent en allant pousser jusqu’à l’horizon l’étreinte des frimas.

Le corps crispé de Nireviel se détend défait de douleur. Enfin guérie. Tu chanterais ton accalmie, les louanges du monarque ! mais elle ouvre ses yeux chaos ; les éléments vous chargent à nouveau, inondent plus de noir encore la grisaille de vos destins.

L’Ivoire se déchire.

Un délicieux effroi courbe les lèvres d’Iusart. Il recule jusqu’à tomber, balbutie quelque son, reconnaît en elle une irrémédiable affliction. Celle qui a volé sa fille, celle que les Moires ont jeté. Ce que le temps endort, la peur le réveille en hurlant ; les tisseuses se pavanent, rient des Hommes faits mannequins dans leur drôle de défilé. Ses joues se creusent à nouveau sous la honte.

« Je ne peux pas la sauver. »

Les yeux nuages, Iusart fuit. Le cœur méchant dans sa poitrine ne s’arrête pas de cogner, de battre les murs de sa cage, car il sait ; il sait que les Moires sont là, qu’elles le regardent derechef, qu’il devra protéger son bourg.

Tu le rattrapes en quelques pas.

« Ne me touchez pas ! », t’ordonne-t-il, mais de quel droit ?!

Tu ignores l’avertissement et l’empoignes par le col. Le pauvre panique avant de recouvrer son calme : la cendre noire de ses doigts n’a pas annihilé ton corps. Comme l’ami que le ciel avait épargné jadis. Serais-tu l’envoyé funeste ? Serais-tu…

Il choit.

Son habit se couvre de fange, ses épaules s’écrasent sur le charnier. Il se plaint, te craint, toi, le géant qui le toise. Est-ce là tout ce que vaut le thaumaturge ? Un mirage. Lui et son bourg, noyés dans les brumes nivales.

Il s’échappe et tu demeures interdit, démuni. Ta promise rampante te rejoint péniblement, t’agrippe la cheville et tente de te raisonner :

« Ne brise pas son rêve.

Tu te laisses tomber.

— Une illusion. Partout, des illusions, des remparts aux nuages. Elles subsistent sur les restes de leur grandeur, sur les braises de leurs éclats, et tu en voudrais dans ma tête ?

— Je te le demande pour elle. Caesia ne supportera pas la réalité que tu lui imposes.

Les corps se serrent.

— Ta mort ?

— Ma mort.

Il refuse. Il lutte ; elle aussi s’accroche à la vie qu’elle sait pourtant finie.

— Tu ne mourras pas.

— Les Hommes naissent pour tomber.

— Les chimères de même.

— Et les promesses ?

Il se dresse au milieu des abîmes grises, rouges, noires.

— J’écraserai ses murs. J’arracherai son masque, et la seule réalité sera façonnée de nos mains.

Pointe du doigt le vide.

— Je le jure devant les vortex, les tempêtes et les nimbus. Il faut résister. Résister, c’est tout ce que nous savons faire. »

Le voici tout éveillé. Dans les profondeurs de ses yeux s’ancrent de pourpres nébuleuses, de celles qui sont feux des songes. Alors le monde tremble devant sa résolution.

Tremble de se vouer au brasier.

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