Le courage de fuir

18 minutes de lecture

Dans les brumes tissées, une silhouette émerge à l’orée d’yeux arénacés. Enveloppé dans les vapeurs d’ombre, Miraster contemple passif l’avancée d’un spectre en péril ; le gris vague le recrache.

Un titan. Un monstre sur qui la vie a gravé ses épreuves, en qui la peine et la peur sont jumelles et se lisent aisément. Pourtant, par-delà ses cheveux couleur nuage et sa barbe confuse ; par-delà sa démarche, celle d’un ancien rêveur réduit en servitude ; par-delà son corps qui lentement se meut et s’arrête aussitôt ; des semblants d’espoirs s’étincellent entre les rides de ses joues et les élans de son aura.

Sans plus de couleur en amulettes, sans plus d’usures à ses habits, la grise-barbe ne trahit pas l’allure de sa condition : la courbure de son dos témoigne des fils qui le guident, dos qu’un gigantesque baluchon écrase de tout son poids.

Il le laisse tomber.

Le choc ranime la raison du pauvre contemplateur. Là-bas. Il vient de là-bas ; du bourg. Est-ce un ange, lui aussi ? Une illusion ? Un ennemi. Ses iris s’arment de défi, de mépris, et le Forgemasque s’arrête à ses pieds.

Il te toise. Pose une paume grave sur tes épaules endurcies.

« Miraster, vous souffrez.

Il sait ton nom ?

— Je ne saurais assez compatir, ni trop vous demander de combattre. Mais contre le ciel, ne résistez pas.

— Que savez-vous de nous ? Nous ne sommes rien, des poussières à vos yeux. Partez.

— Je sais que vous avez été choisi. Guidé. Créé… Meurtri. Un vide en place d’espoir, une rage en place d’amour.

Il voit le désordre en ton âme ; le Moïr n’est pas moins soumis aux affres de la fortune, mais les contient par l’usure.

Et la pluie tombe.

— Vous pleurez, argue-t-il d’un air compatissant.

L’orage rugit. Ses déchirures effritent les nuages, et tu as peur. Comme les enfants, comme les carcasses. Peur d’en être, d’en devenir. Cette foudre te frappera-t-elle, toi dont les yeux perdent raison lorsque ses élans de vie meurent ? Tu ne sens pourtant pas le vide, l’espoir te prend car tu sais que, bientôt, les lambeaux du monde finiront de s’écrouler. Et l’amour, l’amour est là ; il vibre, bout, brûle ! t’anime jusqu’au point de non-retour. L’univers, s’il devait te désagréger, ne saurait arrêter la course qu’elle a lancée pour toi.

— Les faibles endurent, implorent, et l’espoir est leur seule volonté. La mienne est d’anéantir vos illusions malades. Votre Bourg.

Le vieil homme expire lourdement, concède leur victoire aux Moires : il ne te détournera pas de ton chemin. L’abandon piétine ses épaules avant qu’un sourire ne poigne ; une flamme brûle soudain le cercle de ses pupilles.

— Et pourquoi ne pas en devenir le roi ?

— Roi d’une ruine ?

— D’un rêve. Un rêve qui a besoin de vous pour briller, un rêve dont vous manquez, vous qui n’avez que la soif d’éteindre un feu mourant. J’ai vu le Bourg naître, grandir, et je refuse de le voir s’effondrer sous la masse de son destin. Les Moires ont longtemps cherché le valeureux héritier d’Iusart, et vous voilà enfin. Permettez-moi de vous servir, de vous offrir le pouvoir qui vous manque depuis toujours.

Il s’agenouille solennellement. Dans son sac, sa main cherche la relique dévolue parmi toutes les merveilles qu’il a eu l’honneur de forger. C’est chargé d’émotion qu’il le brandit, l’emblème qui fera de Miraster un brave, un grand, un roi !

Une grimace. Une grimace remplace les espoirs éphémères de la grise-barbe. Il tient, tremblant, cette pauvre effigie. Le plus ténu, le plus pathétique de tous les immortels : le masque pourpre. Ainsi l’éclat d’espérance chute avec l’objet misérable. Ses couleurs s’enfoncent dans la lie ; l’élu le cueille et le serre contre son cœur.

Le Forgemasque soulève son fardeau, avant que les questions n’envahissent le pauvre Homme désigné par les cieux. Une angoisse trouble l’inonde. Un visage ? pense-t-il seulement face à la figure craquelée, dont la beauté sourde s’échoue à ces yeux gorgés de chagrin. Il le touche, parcourt ces fêlures pour tenter d’en saisir l’histoire ; seuls des pleurs et des cris lui parviennent.

De l’autre côté, le colosse s’éloigne, luttant contre les lois qui le soumettent. Il ose s’opposer aux Moires ? Un bien futile espoir ; son corps brûle de désobéissance à chaque pas concrétisé, ses foudres internes le plient jusqu’à ramper. Ramper. Ramper, ramper, ramper ! À terre, les serviteurs et leurs insurrections futiles. Miraster scandera la volonté des tisseuses, comme les piètres le font toujours, et déjà ses lèvres cèdent face au déluge de mots :

— Qu’est-ce que c’est ?

Pour toute réponse, le géant grogne entre ses dents serrées.

— Il me hurle… Qu’est-ce que ça signifie ? Vous disiez…

Bientôt réenglouti par le brouillard, le Moïr poursuit sa stupide course, s’efforce de disparaître ; prie pour que les questions s’arrêtent, mais elles l’assaillent encore :

— Elle va mourir, c’est ça ? Pourquoi l’avenir est-il éclipsé de nuages ? Je veux voir ! Voir à travers !

La grise-barbe s’immobilise alors que ses paupières se ferment. Pourquoi, pourquoi les Hommes réclament-ils de connaître leur sort ? Qu’importent ses efforts, celui-ci est aussi condamné que les précédents. C’est le corps fumant qu’il se redresse, péniblement tiré par les fils du céleste, vers un devoir à accomplir, un destin à montrer. Son oracle il percevra ; la main du ciel épouse le visage habillé de pourpre.

Une vision d’enfer.

L’effroi s’empare de Miraster et se décline sans artifice : une nuit noire. Noire et pénible ; et malgré les flammes terribles, les galaxies renversées ! malgré le ciel chaotique et ses lumières qui s’étiolent, rien ne décrit mieux cette scène qu’un profond sentiment de vide.

Lors le Forgemasque s’en va. Désolé de voir poindre des larmes écarlates en tout lieu de ce masque supplicié. Désolé d’avoir cédé, désolé d’avoir subi. Oui, il ne lui reste que l’espoir, à cet impuissant sans courage ; il laisse le corps frappé par la passion des Moires en des landes désertes aux reflets de nulle-part : la matrice de Pourpre.

Ainsi se dessine le monde interne de ce masque. Du sable. Du sable des confins au cœur, où un petit être se ronge d’avoir été invoqué. Recroquevillé, replié comme s’il pouvait disparaître, peur et culpabilité rongent le nuage aux airs d’enfant : voilà que s’approche la prochaine victime de sa faiblesse, dont la femme s’éteint pour qu’il puisse vivre lui. Inerte, éventré sur un autel rocheux, symbole d’un plein sacrifice aux Moires, l’immortel pleure tout son corps ; une brume cascade rouge. À l’arène s’ajoutent des ombres, des voiles de frimas, que Miraster affronte, déchire jusqu’en percer la coquille.

Et les regards se croisent. Et les regards se baissent. De ces deux tessons d’êtres, lequel est le plus délabré ? Face à la détresse, l’Homme le premier avance et tente une main rassurante ; elle se perd dans les méandres intangibles de la peau de fumée.

« Tu pleures ? demande le père comme à son propre enfant.

Sans réponse toutefois.

— C’est toi qui… as mal ?

Le brouillard se noue davantage en resserrant sa propre étreinte.

— Comment tu t’appelles ? Moi, c’est…

Miraster, tu sais ce qu’est un mirage ?

Un fantôme. Une chimère. Un artifice. Un phantasme.

Une illusion.

— Un mirage ?

C'est un art, une magie que l'on façonne par la seule force de l'esprit.

Le menteur, une douleur le pince à l’âme. Il s’ouvre pourtant, de bourgeon à pétales, face à celui qui le brûle autant qu’il l’illumine.

Mirage, c’est mon nom. Les deux nôtres se ressemblent, n’est-ce pas ? Crois-tu à une coïncidence ?

— Est-ce qu’on se connaît ? Ton visage… Ton masque, tes couleurs, ils me rappellent un rêve. Une réminiscence ; floue. C’est loin, à présent.

Son attention semble se décrocher. Sont-ce les dunes qui par milliers arrachent ses yeux dénudés, ou la vaine tentative de rattraper un goût d’enfance ? Il reste ainsi, à contempler sans regarder, à regarder sans voir, car peut-être qu’en visant loin, aussi loin qu’il le puisse, il pourrait à nouveau s’y perdre.

J’ai…

Le nuage se lève. Silent, il s’attriste de ces abysses, de ces pupilles qui sont autant de songes morts.

J’ai toujours été là. En toi, à crier. J’ai partagé tes souvenirs, je t’ai montré les étoiles.

Mensonge.

— « Étoile », balbutie Miraster rêveur, avec aux ocelles ce mot partout ancré.

Tu ne t’en souviens pas ?

La bouche s’ouvre sans parler ; le ciel a avalé son verbe.

Tu étais sans visage. Sans nom. Je t’ai donné le tien.

Mensonges !

Tu ne t’en souviens vraiment pas… »

Affligé, l’enlarmé pourpre se replie sur son autel. La force de mirager lui manque, il ne devrait pas être là, car pour sa seule évocation, une vie a été volée. Une vie a été volée ! Rongé par l’attrition de sa propre existence, il se perd en pensées. De lourdes sentences prennent reflet sur sa silhouette : Quand serai-je enfin mort ? Effacé ? Oublié ? Il baisse la tête. Comment se faire pardonner ? Ne pas souffrir de cette union damnée dès l’origine ? Son désert n’est que le tombeau doucereux d’un sans rêve.

Alors Mirage se jure de réparer les torts que sa présence engendre.

Il pleure.

Une seule.

Larme.

L’univers arrête sa course. Il se cambre, se retourne ; se déchire ciselé et se noie dans le noir. Le toit du monde tremble, les nuages s’écroulent pour se laisser cribler de miroirs sur l’infini. Crue de semblants, tout infusée de pourpre, une nature singulière s’anime dans la bulle d’éther : la pesanteur s’inverse, et le sable ! le sable s’envole en étoiles. Des poussières il fait des planètes ; sur les dunes dessine le tissu vallonné de l’espace, qu’on devine ébréché, recousu, rembourré de comètes. Et les astres suturent sur les parois la nouvelle robe du réel, laissent dans leurs sillons vents stellaires et aurores dansantes ; odeurs d’encens de ceux qui brûlent pour qu’on les voie briller.

Dans cet insondable manège, Miraster flotte.

Mais Miraster refuse de voir ces soleils trop longtemps étouffés. Aveugle face à ces nitescences, ces influences qui le feraient courir le long tapis des songes, il les occulte de peur qu’elles ne l’emportent sans retour, sans regret ! assoiffé tel un monstre en chasse incapable de chérir, d’étancher les pleines bouches de monde qu’il engloutit ; piétinant à chaque pas ses restes de famille, cendres de souvenirs. Il souhaite ne pas être ce Miraster.

Ainsi, pour ne pas s’envoler, il enferme ses ailes honteuses. Les serre, les suffoque car il n’y a pas droit. L’oubli comme seul refuge, une prison ; ses chaînes trouvent racine dans leur royaume de boue. Aussi sûrement que retombent les promesses qui s’envolent, ceux que la vie tient en laisse peinent à sortir de sa tourbe : à force de noyade, on ne sait plus boire l’air.

Ouvre les yeux, supplie Mirage.

Ils se ferment plus encore.

Ouvre au moins la main…

Elle éclot lentement. Au creux de la paume tremblante, une petite bille se dépose.

C’est chaud.

Les doigts se referment et se couchent contre son sein.

Agréable.

Mais il laisse l’étoile s’effondrer. Des larmes de lave serpentent sur ses joues, car il est faible, minable ! Il ose se complaire dans de chaleureux égarements, lorsqu’elle expire ses derniers feux en flaques noires d’étincelles ? Il fait le vœu d’être à ses côtés, car là est sa place. L’illusion dépérit, ses briques se disloquent ; les sables infinis reprennent leurs reflets de tombeau. Et Mirage, Mirage parle de sa langue confuse.

Je sais comme elle va mal. J’ai simplement voulu t’aider, et… honorer ses volontés. Elle t’a demandé de rêver, de retrouver les lois du scintillement de tes regards. Pour elles. Je comprends que ce soit trop loin, trop dur ; je ne veux pas t’y contraindre. Mais si je ne peux pas t’aider à rêver, me laisseras-tu au moins tenter de la sauver ? »

Masque perfide. Que cherche-t-il, lui qui la sait déjà perdue ? Qu’il laisse l’art des fils aux Moires. À duper sans arrêt ceux qu’il prétend aider, il n’obtiendra qu’une solitude éplorée, impuissante ; de celles qui quêtent rédemption. Miraster acquiesce néanmoins, soulagé quelque part de la présence de ces souvenirs. Il disparaît de son monde aux frontières des collines, en route vers son foyer.

Mirage, lui, adresse une moue triste aux cieux.

« Il est parti…

Le voilà de nouveau seul, un point de fumée dans le sable.

Ah, Miraster, pourquoi a-t-elle été maudite ? Pourquoi as-tu été choisi ?

N’est-il pas le parfait pantin ? Tiraillé par le réel, coupable d’imaginer… Quels déchirements délicieux ont-Elles pour lui médité ?

Tu te dresses contre ce pauvre Iusart… Serais-tu là pour le punir ? Pour élever le fils qu’il cherche ? Pour nourrir une ruine ?

Pour livrer un masque.

Il tremble ; des volutes de son corps s’échappent dans le lointain avec ses soupirs en écho.

N’y va pas, Miraster, n’y va pas… »

Il prie. Mais pour eux deux, le destin a déjà fait son œuvre.



Ainsi l’élu se réveille. À son visage nu de masque il lève une main vite moite : des larmes sauvages s’y coulent sans raison. Et dans son cœur, un vide. Une plénitude. Une présence brumeuse le serre, familière autant qu’étrange ; le Pourpre dans ses mains se fragmente en cendres diaprées, l’Homme regagne son infime bulle.


Caesia, désanimée d’avoir veillé sur sa mère, retrouve ses morceaux de sourire à la seule vue du revenant. Et le chagrin qu’elle retenait, en grande fille qu’elle est, se déverse enfin libre sur ses joues carmines avec un flot de mots :

« T’étais où ? J’ai… Le ciel a hurlé, et j’ai même pas eu peur !

Elle se réfugie dans ses bras, enfin libérée du devoir. Une fierté gagne son père, troublée de pensées amères : n’a-t-elle pas changée, depuis la maladie ?

— Je l’ai pas quittée des yeux, mais…

— C’est très bien, rassure-t-il en l’enveloppant de tendresse.

— C’est pas comme si elle allait partir si je regarde pas…

— Et si c’était le cas ?

L’image la frappe. Un nœud grossit dans sa poitrine, celui de la culpabilité, bientôt étouffé par un désespoir latent.

— Je sais pas. De toute façon, c’est plus vraiment maman…

Elle aussi a fait son deuil.

— Parce que maman se battait. »

Une véritable guerrière. Sereine, Caesia porte une main à son cœur trémulant, chérit son souvenir, ferme des yeux taris pour ne pas altérer l’image que Miraster tente en vain de raviver. Que reste-t-il de sa dame, sinon l’enveloppe, le reflet ? L’illusion de sa présence ? Non, elle est bien là ; derrière, à lutter sous les débris d’une vie devenue ruine. Ses quelques mots éparses en témoignent. Aucun abandon n’est permis, fût-elle condamnée par le ciel, car ce n’est qu’avec leur ferveur qu’elle pourra retrouver l’éclat ! les mortes étoiles qui fleurissaient en nuées dans les recoins de son regard. Leur feu pourtant s’est teint d’une encre de calamité.

« Ne la blâme pas. Ta fille est forte, elle s’accroche comme elle peut. »

Miraster considère la voix de Pourpre. A-t-il vraiment toujours été là, enfoui sous les dunes de son corps ? Là-bas… Là-bas, il y avait tant d’étoiles ! À peine ses pupilles scintillent qu’il chasse en secouant les pensées de sa tête ; les noires abysses du monde s'y reforment sans effort. L’enfant soupire en lui :

« Laisse-moi voir Nireviel. »

Les branches de lumière fissurent à nouveau le céleste, et les lèvres de la fillette. Elle gémit puis se laisse couvrir les oreilles, sanglote silencieuse face au cadavre allongé. Miraster retourne le corps désanimé, il tente ; à peine la touche-t-il qu’un éclair violacé surgit, et avec lui sursaut. Serait-ce son œuvre ? Il s’arrête un instant : il porte un masque, quelque part en lui. La même richesse que son risible ennemi ; quelles en sont les merveilles, les limites ? Le voilà capable d’enfin braver l’enfer et de voir sa douce sauvée ! il la couche sur le dos avec une tendresse soignée ; la peine le charge aussitôt.

Nireviel, son souffle siffle. Son visage s’effondre et les aspects de son âme, des sourcils à l’orée des joues, cascadent en affreuse malédiction. Une longue. Traînée. Noire. Et partout où se déverse ce torrent dévastateur, sa peau craquèle, se déchire, la quitte avec les sourires, ses derniers, qu’elle esquisse à grand-peine. Il ose une caresse faible sur ce désert désolé. Timidement, Caesia observe la scène figée.

« Tu penses qu’elle rêve quand elle dort comme ça ?

— Je ne sais pas. J’espère… »

Elle se renfrogne. Il caresse ses cheveux de laine nouée, puis la serre un peu plus, attendant la réponse de Mirage, si tardive qu’il se surprend à penser, jusqu’au terme de l’orage, que l’enfant de brouillard l’aurait déjà quitté. Lorsqu’il redresse sa femme pour la blottir contre lui, à nouveau cernée d’étincelles étranges, Miraster sourit, car l’univers invariable, ses nuages et ses gens, prolonge parfois pour le mieux des bribes de tranquillité : eux, tous les trois, là où rien d’autre n’a plus de sens.

« Je ne peux pas la sauver », entends-tu à l’intérieur.

Au fond peu surpris, tu laisses une rage sourde s’exprimer en toi. Alors ce masque n’aura rien changé ? Le bourg ; la ruine est inévitable.

« Et pour les mêmes raisons, Iusart n’a pas pu ».

La faiblesse. Alors pour cette même raison, tu lui ôteras l’insigne royale : personne d’autre que toi ne pourra la sauver.

« Parce que les Moires… Les Moires ont elles-mêmes orchestré sa mort. Tout comme elles t’ont laissé fouler mon désert ».

Tu lèves au ciel un regard courroucé, sans pourtant saisir la pleine portée de ses paroles. Quel rôle joues-tu dans ce pauvre monde ? Aucun. Tu es libre.

« Désolé ».

Tu laisses vibrer le mot dans tes chairs. Trop pauvre, il ne t’atteint pas toutefois : qu’exprime-t-il, sinon l’aveu d’un échec ? Désolé, il ne faut pas l’être. Tu n’as pas appris à pardonner. Tu n’as pas appris à haïr, mais à agir, bien que les pluies qui vous déchirent jusqu’à prendre habit carmin sont les mêmes qui vous gorgent de leur rage et de chagrin. Depuis ta poitrine révoltée, tu sens couler cascade pourpre, des pleurs qui ne sont pas les tiens. Toi, tu brûles ; et ne saurais l’expliquer, ni même le commander, mais tu perçois en ton essence un immense changement. Plus grand que l’Ivoire périclitant, plus abracadabrant que n’est lui-même le ciel ; l’un de ces hasards qui filent au gré des gouttes, cachés dans les glaces et battus par les vents, que parfois, rêves-tu, une poignée de doigts parviennent à cueillir. Ceux de ton égérie se mêlent aux tiens dans une douceur connue d’elle seule, et déjà les complaintes reviennent avec sa conscience.


À peine son sopor quitté, Caesia s’enfuit dans la gueule du monde, terriblement affectée. Elle ne saurait voir parler celle au visage de sa mère. Ne restent plus que les amants dans un tête à tête flétri. La mourante se perd sur les traits usés, éprouvés de Miraster, et lui offre ses yeux rongés, étouffés par des gouffres noirs. De sa voix plus noble que faible encore, elle murmure de tout son air un réconfort inespéré :

« Tu les as revues…

Elle le sait. Il tourne la tête, bannit ces visions tentatrices.

— Tu es à nouveau heureux.

Il ne l’est pas. Il n’y a pas droit : elle disparaît. Et c’est son monde qui s’écroule, des vulgaires taches de feu n’y pourront rien changer.

— Raconte-moi : à quoi ressemblent-elles ?

En quête de souffle, elle lève une main faible au ciel.

— Une dernière prière pour une condamnée. Aurais-je le droit de les voir chanter…

Il l’enserre.

— … Les « étoiles » ?

Elle aussi les aurait vues ? Ou lit-elle sur ses iris le mot qu’il souhaite chasser ?

— T’accorder une dernière faveur, c’est déjà admettre ta mort… Désolé.

— Et tu me laisserais mourir sans avoir pu y goûter ?

Il ferme ses paupières. À peine rouvertes, les sables de lumière fleurissent en tout lieu. Les étoiles, partout ! puis les clôt à nouveau, et la merveille éphémère s’envole ; seule reste l’image de malédiction sur l’être aimé.

— Elles sont… splendides.

Nireviel frissonne, vacille ; debout sur ces jambes fragiles pour la première fois depuis que la mort l’ensorcelle, elle confronte ses ocelles fuyantes.

— Et tu leur préfères ma vie. Es-tu trop lâche pour te libérer de tes attaches ?

— Je n’en ai pas envie.

— Regarde-moi, et dis-moi que ce n’est que par envie.

Un défi par les yeux. Mais d’yeux, elle n’en a plus ; c’est à peine si l’on y perçoit le moindre éclat. Elle cède la première, non pas vaincue par l’impuissance, mais par la maladie. Elle chute retrouver son linceul qu’est le sol ; il l’embrasse avant la boue. Elle l’enlace.

— C’est de te voir ainsi te débattre qui m’épuise, vous vous accrochez tous deux à une réalité délabrée.

Ses râles ponctuent ses larmes. Sa peau se couvre de noir un peu plus.

— Tu iras au Bourg, tu te battras, et tu mourras. Peut-être même avant moi. Sera-ce alors à moi de te pleurer, d’attendre l’inespérable ?

Elle s’éteint pour l’heure dans ce berceau familier.

— Ah, Miraster… N’as-tu pas le courage de fuir ? »

Dans les tourbes s’enfuit son bien maigre répit, temps qu’elle use en vaines paroles ; elle retourne au sommeil et ses griffes continuelles. Ce n’est qu’alors que sa fille trouve le courage de revenir se terrer contre lui. Trop longtemps seule dans l’univers, une enfante au creux de l’ombre, elle rattrape ses moments volés en le serrant très fort.

« Tu vas encore partir ?

Dans quel monde ne connaît-elle pas déjà la réponse ? Il se rédempte en caresses, possiblement ses dernières.

— Je dois.

— Alors je viens aussi !

— Tu fais ça pour être avec moi, ou pour ne pas être avec elle ?

Caesia devient miroir de honte.

— Les deux…

— Tu sais ce qui arrive aux gens comme maman ?

— Emportés…

— Et… ?

Elle refoule la bile de son estomac retourné, puis se risque à mirer celle dont la respiration tempête. « Dévorés », relâche-t-elle, étouffée dans sa main. Un geste tendre pour interdire l’invocation de pareils mots ; un soupir.

— C’est dur, mais c’est ta mère. Quelque part. Tu dois veiller sur elle.

Il s’apprête à les quitter pour un énième assaut ; elle le retient aussitôt.

— Tu veux bien rester pour dormir ? Pour rêver…

Pour elle.

— Pardonne-moi. Quand tout sera terminé, on ne se quittera plus jamais.

— Bah oui, t’es mon papa… »

La pesanteur gagne leurs esprits, et les vapeurs des songes les étreignent pour la nuit.



Miraster les abandonne dans la plus sombre des sorgues. Pour lui la brume se lève et dévoile l’étoile de sa nuit : le bourg. Sa blancheur affronte ténèbres, s’efforce de briller. L’heure ne lui paraît plus si noire, plus lumineuse même que les cieux et leurs infinis nuages. Jamais n’avait-il eu l’honneur de l’admirer ainsi.

« Une illusion, enrage-t-il néanmoins.

Une simple chimère. Alors… Comment peut-elle être si belle ?

Un mirage.

Serait-ce qu’il l’admire, ou qu’il désire en être roi ; son cœur ne bat plus qu’au rythme de cette pulsion et ses jambes se meuvent d’elles-mêmes. Le masque se nuage, gravite aux côtés de son maître ; les facultés de Pourpre se plient à ses volitions.

Et ses. Visions. Se. Fragmentent.

Le temps se disloque, la matière s’étire ; là-haut, le ciel semble crouler sous des trames venues d’ailleurs. Pour lui le monde se déforme, vecteur de son triomphe. En un clin d’œil, le voilà loin de sa famille, parti défaire Iusart ! un autre, quelques foulées seulement le séparent de l’enceinte. La voix de l’étrange résonne en lui :

Tu souhaites, j’exécute.

Alors sur ordre de son imaginaire, les portes géantes se déploient. La vue du monde des anges enfin fendu par ses ardeurs ! En lieu d’exaltation, la surprise laisse Miraster stupéfait.

— Est-ce bien réel ?

Que crois-tu que sont les rêves ?

Il progresse déterminé vers le mausolée futur.

— Un mensonge arrive à son terme.

Seules les Moires en sont coupables. Espères-tu vraiment l’éteindre ?

— Son feu se meurt.

Et parce qu’il suffoque, il faudrait l’étouffer davantage ? Ne faut-il pas s’efforcer de le faire vivre ? Ne t’efforces-tu pas de la faire vivre ?

L’Homme embrasé n’entend plus sa raison. Des soldats éthérés s’élancent par dizaines hors des murs, dirigent leurs immaculées lances contre l’adversaire qui, seul, prétend percer les remparts. Des illusions qui ne freineront pas Miraster ; il avance, il se jette ! car l’audace inonde ses sens, car il se pare d’invincibilité, car le destin s’en vient le prendre !

Alors tu as choisi ton courage.

— Je vais l’abattre.

Tu vas périr. Elle n’en sera pas plus sauve.

Des mots inutiles. Quels fils peuvent retenir une carcasse sans lendemain ? Ils sont faits pour mourir, alors pourquoi décélère-t-il ?

Les Moires ont maudit Nireviel pour te tuer toi. Et tu accomplis leur exacte volonté, un suicide sur la barrière blanche.

Satané masque ! La foudre châtieuse le frôle et le manque. Alors que les restes de brouillard retournent dans son corps, Miraster s’immobilise, pétrifié : le malheureux qui gisait là n’est plus que cendres.

Il n’y a que dans un monde où tu survis qu’elle peut être sauvée.

L’armée le charge avec le grave du tonnerre, piétinant le tapis d’êtres humains. De l’autre côté du tumulte, le fantôme d’Iusart le toise.

— Je vais…!

Il achève un pas faible face à la foule véloce. Il doit la sauver, mais une autre pesanteur l’attire. Son cœur frappe à sa poitrine : peur, peur, peur, peur. Le brave tremble.

Fuis ! lui crient ses viscères. Fuis ! lui hurlent ses instincts. Il ferme les yeux, piégé par deux choix impossibles. Aurait-il embrassé la mort ?

Cours ! »

À quelques instants du fracas, il refuse son sort et lui tourne le dos.

Ainsi Miraster s’élance dans les airs.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Nex ㅤ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0