Des êtres astres

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L’allure svelte, l’Homme bondit de marche en marche, suspendu sur les gouttes, le brouillard. L’escalier invisible du céleste se laisse dompter, monter ; déjà les soldats d’Ivoire disparaissent de sa vue. Les inanimés s’ombrent et s’estompent dans le grand tout, un fluide continu sans singularité : les noirs nuages d’un ciel d’en bas ; tableau apaisant qu’une lumière farouche combat : le bourg ! il semble minuscule, et réduit encore à chaque pas. Serait-ce ainsi que les dieux voient les foules, les anges et leurs vains édifices, leurs hybris éphémères ? Sa poitrine se gonfle.

La tête dans les laines du ciel, Miraster le premier surplombe cette cage échue aux carcasses et aux obligés des Moires. L’affranchi s’enfuit plus loin encore, côtoyant des grains, des sombreurs d’or qu’on ne voit pas depuis la lie. Il pénètre les toiles, les champs gris infinis qui ceignent leur monde maussade ; s’étonne, charmé par cette légèreté inhabituelle, perçant dans son périple les mil strates des tisseuses.

Les domaines de pluie retiennent en vain l’étranger véloce dans des torrents de bruines, des pièges de coton qu’il déchire sans souci. Des embûches destinées à fendre quiconque a des ailes et convoiterait ce royaume, mais Miraster ne vole pas, il marche ; car c’est seulement usant de ses pieds que l’Homme avance. Plus il monte et plus il jubile, s’écrase devant l’immensité ; grandit en lui une audace et une fougue perdues. Son dernier essor plonge ses yeux dans un nouveau monde.

Le cosmos. Le voilà enfant devant l’étendue gigantesque, redevenu garçon pour s’y aventurer abondamment. Une géante le frôle, suivie de roches démesurées à en humilier le bourg, atome perdu quelque part dans une sphère de nuages ; minuscule. Dans cette étrange apesanteur il se jette, insouciant, infatigable ! avale du souffle qu’il n’a pas encore craché ; à la poursuite de rêves tus et d’un univers muet, à la conquête d’un vide rempli d’inépuisables à la saveur de souvenir. Des comètes, des galaxies ; des planètes et autres errantes ! l’océan de noir criblé d’un sable lumière, des éternels qu’il avait vus jadis : les étoiles. Leurs typhons le secouent et l’attirent sans lutte, béat face aux constellations, à cette broderie d’obscur piquée de nitescences. Une mer vallonnée qui le transporte de confins en confins, lui le navire de désirs embarqués. Il dérive ; vers quels triomphes, vers quelles abysses ? Ses bras éclosent sereinement.

« C’est comme un grand ciel…

Miraster, quêterais-tu ces illusions ? L’étoile du jour ? Tu prendrais l’idéal d’un autre, un impossible souvenir ? Ou sont-ce vos phantasmes qui lui tournent irrémédiablement autour ?

— Splendide…

Qu’y a-t-il de si curieux dans cette boule de brasier, cette fournaise, ce volcan ? Rien de plus qu’une masse en fusion.

Soleil.

Deux poussières se touchent. L’une de feu, l’autre de rêve. De pourpre. Les bras enserrent le cœur d’or, sa chaleur, sa candeur ! et son âme se fige, gelée ; car hors de cette étreinte, tout paraît si glacial.

Soleil, c’est son nom.

— Les étoiles ont des noms ?

Il quitte les douceurs solaires ; le baiser de givre le reprend au détour d’une caresse sidérale. Des lointains bleus aux violacés, sa chasse se poursuit, sautant de bille en bille, de drap en drap ; agrippé aux cheveux ondulés des nébuleuses et sous l’égide de leur manteau, il glisse jusqu’au ventre d’un astre dodu, rembourré de rutilances. Une atmosphère à la pesanteur tranquille ; il atterrit le pied gracile et contemple chaque envers de ce panorama.

Bien mieux encore. Les étoiles sont des noms.

L’enfant fronce les sourcils, incertain. Que raconte Mirage ?

Des êtres dont les scintillements nous parviennent.

Elles clignent en guise de salut. Un défilé tout particulier se prépare.

Ici, c’est Guyrrham.

L’index de Miraster se lève pour le désigner.

On le reconnaît aisément à la fente qui le scinde. De l’autre côté, Isidiorre brille d’une lueur égale. On les disait rivaux, jadis. Deux autres l’accompagnent : la carmine Remia et Methrinos, plus froid.

Une singularité attire l’attention du spectateur. Violette et impétueuse, elle se meut imprévisible dans le tissu galactique et se moque du temps qui passe.

Tu l’as remarqué. Son allure lui a valu le surnom de « provocateur », mais j’aime penser qu’il court pour veiller sur le cosmos.

— Et la grosse étoile, là-bas ?

Areus. Sa jumelle, plus petite, s’appelle Luvia. Unis depuis toujours, leur lumière flamboie sans discontinuer, entraînant les braves dans leur sillon.

— Ils sont si nombreux…

Certains sont morts depuis longtemps, il nous reste le témoignage de leur éclat. D’autres vivent, d’autres sont à naître. C’est le cas de… « cette étoile ».

Si proche, et si fatalement éteinte, toute baignée de halos chatoyants. Une lueur en provient, si maigre qu’elle se voue au secret.

L’un de ces astres qui ne savent pas briller.

Notre sauveur… Gemafos.

Ses mains serrent son cœur battant.

Sens-tu cette matière, ce voile lourd quoiqu’intangible, omniprésent quoiqu’invisible ?

— Je la sens.

Elle porte les univers. Ton âme, la mienne ; elle est la trame de l’existence. Tout n’est que fragment de sa volonté. Tout est Nex, Nex est Tout, et seul le Néant est sa muse ; d’elle il tire des insondables joyaux.

Une ineffable complétude le parcourt : Tout est là. L’ataraxie d’un instant seulement.

À travers les âges, beaucoup s’en sont revendiqué. Pour obtenir ses grâces, ses bénédictions. Sa nitescence.

— Mirage…

Oui ?

— Suis-je une étoile, moi aussi ?

Toi, un être d’éclair ? Pauvre pantin, tu n’es rien qu’un monstre.

L’un de ces cailloux qui ne peuvent pas briller.

— Je veux être une étoile…

Tes désirs sont des…!

Peut-être l’es-tu déjà pour eux ?

Impossible.

Quel genre d’étoile voudrais-tu être ?

Une filante point à l’horizon, poussée par des fumées en volutes étincelantes.

— Comme ça !

Puis se désintègre aussitôt. Une autre de ces roches qui s’enflamment vite.

Une coureuse...

Le visage de Miraster se décompose. Il tend une main vaine pour en sauver les derniers fragments ; calcinés. Ses restes se cendrent.

L’angoisse soudain le secoue, aussi s’élance-t-il à nouveau dans les cieux noirs. De ses doigts faussement démiurges, il récolte un à un les fruits de feu, les précieux ornements de la cape de nuit ! arrachés de leur lit, ils se mêlent dans ses paumes impies.

Miraster, que fais-tu ?

Aussi avare qu’inquiet, il les dévore des yeux, dérobe leur splendeur et l’enterre dans ses abîmes sombres. Elles se mourront bientôt.

— Je les cueille avant qu’elles ne disparaissent !

L’adulte chasse son enfance.

— Pour…

Et son regard revient à son destin.

— Pour les lui montrer… »

Les mains pleines des pupilles de lumière, il accueille le déclin de l’échec, le regard prisonnier de la risible sphère qui l’a vu naître. Avance, Miraster, reviens aux échos de leur voix !

Il refuse, s’échappe ! mais la peste gagne ses veines. Il court, court et souhaiterait brûler, oublier ces visages dont il se sait esclave. Aussi loin ira-t-il, toute fuite est illusoire : la bile remonte poussée par son cœur, tremblant valet ensauvagé. Les ressacs de sang brisent ses os débris, ses espoirs crevés ! ses lendemains sidéraux. Il s’éteint, retenu par une chaîne terne. Ses maillons sont des bras, des mains familières ; poigne pénible de ses proches ; à mesure qu’il les reconnaît, il se rappelle leur ardeur, leur valeur, et sombre sans autre éventualité qu’un céleste nuageux.


Mirage l’accueille en son sein, désert sur lequel l’Homme chancèle. Derrière lui la fresque stellaire se dessine ; les larmes d’un homme désolé échouent au pied de l’enfant pourpre, prestement avalées par le sable sec.

« Mirage, je ne peux pas continuer…

La brume écarlate l’enlace, s’inquiète de l’inéluctable : ira-t-il à nouveau se tuer sur le bourg ?

Observe le moment des astres.

Un ballet aux ondes grâcieuses. Du grave à l’éthéré, de la naine au titan, tous dansent sur l’orbite pour eux tracé, se déploient, se dévoilent ; ils sautent, tournent, roulent ; ils chutent sous le chant d’une seule loi : la gravité. Spectacles de naissances, d’amours et de fracas ; de turbulences et de morts ; de naufrages, d’extinctions. La Nature inflige les mêmes principes à l’infime comme à l’immense.

Vois-tu comme les planètes valsent ? Vois-tu comme les astéroïdes s’échouent sur leurs confins ? Ils avancent aveugles, insouciants ; sans ne jamais s’écarter du chemin qui les porte.

— Qu’essaies-tu de me dire ?

La masse. Elle attire, emporte inévitablement. Le sort engouffre les poussières qui s’y jettent sans résistance.

— Elles n’ont rien à voir avec le sort.

Et le Bourg ?

Le pauvre Miraster a l’âme mûre. Il ne sera pas deux fois sauvé par les fourberies d’un minable.

Crois-tu au hasard d’une rencontre avec Iusart ? Crois-tu au hasard de la maladie de ta femme ?

— S’il y avait une autre solution…

Il n’y en a pas. Tous les chemins que tu prends mènent au palais du roi d’ivoire. Les Moires te veulent, toi ; elles n’ont que faire de Nireviel. Elle n’est dans leurs mains qu’un appât : juste assez vivante pour mourir, assez mourante pour vivre. Pour que tu te sacrifies.

— C’est donc qu’elles me connaissent bien. Elle est mon combat.

Nous t’avons détourné de cette macabre issue ! Les Hommes peuvent sortir des sillons que ravinent les Moires, car un unique axiome régit cet univers…

Qu’il soit énoncé !

Les Hommes naissent dans le verbe…

Et dans la peur de la Crevasse.

… dans la peur de la Crevasse…

Tremble devant la sentence à tes semblables échue.

… et pourvus d’une masse destinale.

Tu tentes d’amender l’axiome ? Les trajectoires des Moires sont inflexibles, et façonner des mots ne les a jamais rendus vrais. Des vœux, tout au plus, soumis au vouloir des cieux.

Tu n’es pas obligé de t’écraser sur le Bourg ; nous t’en avons dévié. Nireviel me l’a demandé, lorsqu’elle a échoué à te convaincre.

Il y retournera. Il y retourne déjà, vers la seule voie qu’il connaît.

Le nuageux reprend forme humaine devant son hôte.

Mon rôle est de te sauver. C’est le nôtre, à nous, esprits des masques. Prisonniers d’artéfacts, comme vous ligotés par les Moires… Qu’est-ce qui nous différencie, sinon notre existence inaltérable et pathétique ? Nous jouons pour parfaire ce tableau et dresser leur sourire, pour saisir la chance d’être invoqués, négligeant le devoir de lutter. Nous soumettons les Hommes auxquels nous sommes tantôt soumis. Nous catalysons vos orgueils, vos pulsions, vos instincts…

Leurs déclins cristallisés.

Nous perdons. Elles m’invoquent, je ne veux pas. Je ne veux plus, mais je cède toujours… c’est ridicule. Chacune de ces incarnations m’abîme un peu plus. Chacune me pèse, me rappelle les précédentes, les sacrifices que demande notre présence en vos mains. Les tisseuses s’en délectent et me jettent dans l’arène, piteux ; me regardent me battre. Leurs moqueries ne m’arrêteront pas : pour notre liberté, nous résistons. Pour ta liberté, j’ai résisté.

Des entraves plus lourdes encore : quelle liberté est-ce là ? Une dérive infinie, insensée, hors de portée du cœur. Des illusions à chaque pas, de celles dont souffrent ces bêtes. Le vide de l’inerte ! il ne boit pas les paroles que le Pourpre joint aux larmes.

— Ce ciel… c’est aussi une cage. La même cage. Que puis-je vraiment y faire ?

Avancer. Courir dans ce monde, loin de leurs griffes, en oubliant tout du passé.

Oublier ce qui le constitue ? Oublier ses rêves, ses combats ? La peur l’enserre plus que les Moires ne l’ont jamais fait.

— Je ne parviens pas à les décrocher de mon esprit… Je ne veux pas. Et quand je pense à elles, à notre monde, je m’aperçois que tout m’étouffe. Tout me dépasse ici. Tout est si terriblement froid, et noir…

Une lumière que les Hommes ne peuvent goûter.

Parmi toutes les dimensions, les Hommes choisissent invariablement celles où les Moires obligent. Pourquoi ne pouvez-vous pas vous en défaire, Miraster ?

Car Elles sont le destin. L’existence y trouve son sens.

Son cœur se déchire un peu plus et sa sève dedans se gèle.

Tout ceci ne te semble-t-il pas réel ?

— Sembler ne suffit pas. Ça doit l’être.

Es-tu bien certain que tout ce que tu crois être ne sont pas des semblants ? Les Moires sont reines de tromperie, et… nous n’existons de toute façon que dans l’esprit d’un autre. Ta réalité n’est pas moins un rêve.

Le coup de grâce : les Hommes ne peuvent entendre pareille révélation. Chaque instant qui le définit, que Miraster chérit ! emporté par le rappel d’un monde noyé d’illusions. Il s’immobilise, les yeux voilés et l’âme sourde. Un pantin de sable, anéanti ; écrasé sous le poids de mots trop lourds. Son seul motif évanoui, il s’éteint : il est une poussière inanimée dans l’univers.

Sans fondement.

Sans chemin.

Sans mouvement.

Il meurt dans l’arène de celui qui prétendait le sauver.

Miraster ! Elle voulait que tu vives !

— C’est faux, rejette chancelante sa gorge dénouée.

Il secoue la tête sans haine ni rage, l’air sage, adressant un seul reproche :

— Tu n’as pas bien compris. Elle se fiche que je vive, que je meure… Elle ne veut pas que je le fasse pour elle.

— « Il n’est rien de pire que ce qui est nécessaire ».

— Laisse ses mots dans sa bouche.

Elle me les a pourtant confiés. Sais-tu ce qui différencie deux morts face au Bourg ?

Leur mise en scène. Grandiose, pathétique ? Timorée, effrontée ! Doucereuse… douloureuse. La mort ne point qu’une fois, c’est le mets préféré des Moires.

— Absolument rien.

L’intention. Parce que le résultat seul ne compte pas, parce qu’elles séparent le nécessaire de son contraire, l’acte de soumission de l’acte de volonté. Il n’y a de choix que dans le contingent, il n’y a de valeur que dans le choix. Elle t’envoie courir après tes rêves, parce qu’elle place toute l’importance dans ce qui ne compte pas.

— Dans une illusion : les intentions sont intangibles.

Elles existent bel et bien.

— Alors éclaire-moi. Comment pourrais-tu distinguer ce qui m’est échu de ce que j’ai choisi ? Non, en fait, dis-moi comment je pourrais discerner ce qui me contraint ? A-t-on seulement un choix, ou l’illusion d’un choix ? Tout est déterminé. Voilà l’impression qui me brûle ; elle me dicte qu’il n’est rien de tel que le dessein d’un Homme.

La pluie rejoint les nébules de ses yeux.

— Je ne peux que voir passer les épreuves, et tenter d’embrasser ce que voit filer ma conscience. Piégé, là, dans ce corps qui bouge.

Mais qu’as-tu vécu pour ressentir pareil abattement ?

— Le passage du temps ; la nécessité de penser. Quoi de plus absolu que le devoir de vivre ?

Le premier et dernier devoir.

— Rien n’a de sens. Rien.

Le masque se fige, impuissant. Jamais n’a-t-il rencontré d’âme aussi ravagée. Aussi condamnée, docile face au destin.

— Je ne veux pas mourir, Mirage. Mais je ne souhaite pas vivre non plus. Je suis… Je suis perdu.

L’orage éclate écharpant ses iris. Des nuages les Hommes ne sont jamais loin, car c’est de leur chagrin que l’on tisse l’étendue grise.

Alors tu abandonnes ? Sans doute mieux vaut-il mourir transi que de leurs machinations. Elles n’auront pas ta vie.

— Non. Je la sauverai. C’est mon combat.

Mais c’est insensé !

Il progresse sur le sable froid, où chaque atome est un flocon. Mirage, lui, reste cloué sur son autel.

Où vas-tu comme ça ?

— Vers elles. Vers le Bourg. Mon combat.

Il louvoie sans esprit sur les dunes infinies, la tête levée vers la toile des astres.

— Je te sens avec moi. J’ai confiance.

Je ne peux plus t’aider ! s’émeut sa voix tremblante. Je t’ai détourné. J’ai filé entre leurs menées. Voilà mon pouvoir, et pour cette raison, les Moires me craignent.

Insecte arrogant ! Ton pouvoir est vain.

Elles me craignent terriblement, tout comme elles craignent le Néant.

Le Néant n’existe pas !

Si je sors… Elles me foudroieront. Je ne veux pas sortir. Je ne peux pas… Foudroyé. Tu devras porter seul ces pouvoirs que tu refuses.

Entend-il encore ? Il n’entend plus. Trop vide, trop loin.

Moi, j’abandonne. »

Les deux visages se délabrent. Chaque pas les arrache un peu plus, et l’on croirait voir tomber le soir sur les voûtes sableuses. Le noir grignote l’espace, un gouffre duquel on ne sort ; ne restent sur les frimas que l’haleine condensée d’un guerrier du désespoir. Ses lèvres givrées murmurent une phrase inaudible dans cette pleine ombre.

« Toi, ne deviens pas carcasse. »

La gravent dans les sillons des dunes.

« Toi, ne deviens pas carcasse. »

Et la répètent jusqu’à ce que leurs corps se retrouvent.

« Toi, ne deviens pas carcasse. »

Leurs mains se touchent en étincelles, illuminant leurs yeux dans l’obscur.

« Je te protègerai. Je déferai les Moires.

Tu ne sais pas ce que tu dis.

— On va se battre. N’est-ce pas ce que tu voulais ?

Des ouragans de pourpre soulèvent les sables et repeuplent le ciel de ses éclats.

— Je ne crois pas aux intentions. Je ne les explique pas, mais… Si vous deviez avoir raison, le seul sens que j’y trouve serait d’être une étoile ; et comme elles, d’épuiser ma vie. C’est mon vœu, mon choix.

Mirage fume en larmes de vapeur : Miraster a accepté l’illusion. Leur étreinte réchauffe l’erg éteint du gris au rouge, à l’ocre ! et chaque pleur s’incarne dans l’au-delà stellaire. Les poussières s’embrassent chargées de résolution. Sans savoir que, de tous temps, ceux qui ont bravé les Moires ont fini dans le ventre de la Crevasse.

Il y a…

L’hésitation le maintient mutique. S’il accepte de lutter davantage, il se sait déjà condamné.

Il y a bien un moyen de combattre les Moires. De sauver Nireviel, et même… de rendre sa splendeur au Bourg.

Après une si brûlante promesse, toute tendre de confiance, quel mensonge s’apprête-t-il à tisser pour Miraster ? Quelle indicible élusion s’apprête-t-il à vomir ? Il n’est de résistance que dans le futile, le vain. L’illusoire.

Tu dois quêter le Masque de la Vie.

— Tu m’en as éloigné !

Cette réplique que possède Iusart n’est pas pour toi : elle dépérit, affaiblie, réprimée. Tout comme je le suis, il demeure séquestré quelque part dans l’univers. Le libérer serait la première d’une incoercible série de victoires.

Une prémisse impossible : les masques sont hors d’atteinte.

— Pourquoi ne pas te libérer toi ? Tu es mon ami.

Je ne suis pas certain… de pouvoir incarner ce changement. À côté d’eux, je suis petit. Vie saura mieux que moi exploiter la plus grande faiblesse des Moires : elles sont prisonnières du Temps. Elles adoreraient pouvoir tordre son cours, le corriger, recoudre ses imperfections ; mais elles sont condamnées à supporter l’instant présent. Et le passé.

— Tu veux dire qu’il faut jouer sur leurs erreurs ? En font-elles réellement ?

Constamment. Nous devons les forcer, faire des entailles des gouffres.

— Je suis prêt.

Pas si vite ! J’ai un plan, mais je ne peux rien te révéler... Tout comme j’ai accès à ta mémoire, les Moires peuvent lire en toi : je crains qu’elles ne le découvrent. Désolé…

Miraster esquisse un sourire triomphant.

— Inutile. Je te l’ai dit : j’ai entièrement confiance en toi.

Mirage le lui renvoie. Le courage prend les pleutres, qui s’engagent dans un tumulte auquel ils ne peuvent survivre.

Si jamais cela devait échouer, je te promets… de revenir à ton projet initial. Nous irons dérober le masque que garde Iusart.

— Entendu.

Pour l’heure, si tu veux bien…

Le Pourpre se lève et s’étend, s’étire en une toile gigantesque. Le corps brumeux se fait le miroir d’un autre monde, une surface invraisemblable de lumière et d’éther.

J’aimerais te présenter des amis. »

Ses entrailles grondent ; un sentiment de capharnaüm en découle, de vagues reflets jumelés aux échos de milliers de complaintes. Serait-ce la vraie nature de Mirage ? La chair frissonne au passage de cette pensée, faite d’angoisse et d’effroi, vite calmée par la foi. Devant le ventre du vide les sables tournoient, accueillent les foulées de Miraster ; le portail l’engloutit.


Alors le minable se rétracte, s’en retourne à l’infime qu’il incarne. Avec le retour du silence, la culpabilité l’assaille à nouveau, lui le trompeur, l’illusionniste. Il se recroqueville, secoue sa tête brume pour en chasser les remords : qu’a-t-il encore fait ? Il sait parfaitement que Miraster mourra, que Nireviel ne sera pas sauvée, et emploie pourtant des bassesses pour son propre compte.

« Je ne peux que te mentir, hurle-t-il d’un chagrin étouffé. Je ne peux que t’user, tiraillé entre deux serments. J’en suis convaincu : tu œuvres pour le bien, et j’œuvre moi pour toi, mais te regarder dans les yeux et les gonfler d’artifices…

Comment peut-on donner sa confiance à un être si abject ? Il la bafoue dès la naissance, la tire et la tord, la plie à ses désirs. Trahison est son maître mot ; faut-il que les Moires dévoilent ses mensonges ? Qu’Elles rétablissent la vérité ?

J’espère qu’un jour, tu pourras me pardonner.

Les deux se déchireront, car il trouvera en Mirage le plus ignoble des ennemis. Peut-être s’abandonnera-t-il de sa pleine volonté, condamné par les déceptions. Colère et douleur le saisissent, son désert entier tremble ! Il enfle, rougit ; le vaunéant, il ferait presque peur.

Des larmes ; il se gèle sur cet autel qui le voue aux dieux, et subit à nouveau l’éternité en pleine pénitence. Le regard cave, son temps s’épuise. Le Pourpre s’arrache des bouts de brume ; son corps creusé se regonfle de sa non-matière. Un soupir s’élève avec ses yeux étranges.

Encore là ?

Et l’esquisse d’un sourire. À qui parle le fou ? La lourde réalité a fini de lui user l’âme !

À qui d’autre que la Voix ?

C’est… Il Nous entend ? Peut-il sentir Notre présence ?

Vous ne riez plus. Vous vous affolez, surpris par l’esprit que vous vous acharnez à dépeindre. À détruire. Vous n’acceptez pas mes attributs, tout comme vous n’avez pas accepté que je puisse contacter Miraster bien avant votre regard. Je lui ai montré les étoiles.

Esbrouffe !

Vous savez que c’est vrai. Qui d’autre aurait ainsi pu se dérober à votre attention ? Un curieux masque rouge qui se montre à Miraster, à Iusart… pour leur insuffler des mirages. Ne sont-ce pas là mes facettes dans cette anomalie ?

Ça ne peut être vrai ! Tu étais enfermé. Soumis, ligoté ! Tu l’es toujours !

Ainsi vous ne buvez pas moins l’illusion qui rassure. Votre monde se fissure, percé de brèches que vous ne pouvez contenir ; s’y faufiler devient aisé. Et vous décidez d’invoquer l’Ébène ? C’est osé. Je me demande ce qu’a pu faire Iusart pour mériter pareils dangers.

Tu ne sais donc rien. Qu’a vu Iusart ?

J’en sais bien assez. Depuis combien de temps vous entends-je ?

Le masque rouge est un autre !

Je vois. Qui donc ? Oh, vous soufflez, paniquez ! Vous ne l’expliquez pas.

Insolente créature, ton mépris sera châtié. Miraster souffrira ton arrogance.

Que pourrez-vous lui infliger de plus ? La vie n’est pour lui que souffrance… Et vous l’avez ainsi choisi.

À nouveau le provocateur ôte morceaux de son corps ; une nuée de nimbus à la laine rougeâtre. Un grain de sable saisi se mélange à ces cotons qu’il porte à sa bouche, et de son souffle fait une sphère flottante, vivante, presque ; attachée à son être comme les nuages aux Hommes. Et recommence : les orbes façonnés l’entourent dans les airs et son pesant silence.

Puis du bruit. Des vibrations. Des ondes, légères, presque imperceptibles. Il insuffle à nouveau son sort, ses échos révélés. Que dis-tu, maudit masque ? « capharnaüms », « la voie ». Des séismes ! « Plonge », « les Moires ». Qu’est-ce que ça signifie ? « Dans les chaos ». Que mets-tu dans ces globes ?

Vous ne pouvez pas voir.

Il n’y a rien. Tu souris à nouveau, imposteur.

— N’avez-vous pas peur de ce qu’il pourrait accomplir, pendant que votre Œil reste rivé sur moi ?

Il est insignifiant.

Il l’est, tout comme je le suis. Votre attention témoigne néanmoins de votre crainte. Partez.

Ce n’est pas une victoire, Mirage.

Partez. »

Lors l’Œil courroucé des tisseuses se ferme, laisse à ses facéties le désert de solitude. Son effondrement se fera dans le remords, il se rongera de lui-même.

Tout comme les vaines étoiles.

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