Chapitre 6

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La Vicomtesse de Wimbourne possédait une petite villa sur Park Lane, léguée par son mari à sa mort. Elle s'y installa donc avec Gabrielle à la mi-septembre afin de pouvoir préparer la Saison de sa nièce.

Lady Standford avait attendu d'être à Londres pour amener Gabrielle chez l'une des couturières les plus en vue du moment : Mademoiselle Julie. Pour obtenir l'une de ses créations, l'attente s'étirait sur plusieurs semaines, mais Lady Standford bénéficiait d'un passe-droit, celui d'être une compatriote de Mademoiselle Julie, également française de naissance. Quand elles entrèrent dans la boutique, Gabrielle trouva difficile de donner un âge à la couturière. Elle n'arrivait pas à décider si elle était jeune ou entre deux âges.

- Voilà donc votre bijou Lady Standford ! dit Mademoiselle Julie de son fort accent français. Franchement, vous m'avez dressé un portrait largement sous-estimé.

Gabrielle sourit au compliment, mais n'eut pas le temps de répondre que déjà, Mademoiselle Julie claquait des doigts et une nuée de couturières la mesurait de tous les côtés.

- Un rose pâle vous irait à merveille, je vois aussi du jaune...

Mademoiselle Julie, perdue dans des strates lointaines, créait. Alors que l'équipe de couturières s'affairait sur Gabrielle, Lady Sinclair et sa fille Sophie entrèrent dans la boutique. Lady Sinclair salua, discrète, Lady Standford alors que sa fille ne daigna pas la regarder. Les yeux de Sophie se figèrent sur Gabrielle avec un air de jalousie. Elle interpella sa mère de façon à être entendue par tous :

- Mère, tout compte fait, je crois que je préfère me rendre chez Aldridge. Je ne voudrais pas être habillée comme une vulgaire roturière.

Gabrielle descendit de l'estrade où elle se trouvait, prête à bondir. Cette jeune-fille blonde, à qui elle n'avait pas été présentée, mais qu'elle avait aperçu en compagnie d'Ashton Compton, agissait comme toutes ces prétentieuses filles d'aristocrate, si imbues d'elles même dans leur croyance de supériorité. Lady Standford la retint par le bras et proclama haut et fort :

- Il n'est pas utile ma chérie, de s'abaisser devant une telle grossièreté.

Sophie devint rouge tomate. Certes, elle ne la connaissait pas, mais elle jalousait l'intérêt qu'Ashton affectait pour elle. Se priver d'insulter la jeune-fille lui parut impossible même si elle savait être impolie. Sa jalousie avait pris le dessus. Sa mère se pétrifia de confusion, cela rajouta à l'agacement de Sophie qui tourna le dos et sortit de la boutique suivie de sa mère qui s'excusa auprès de Mademoiselle Julie.

Au même moment, l'hôtel Compton bouillonnait de vie, conséquence de l'arrivée des trois femmes de la famille. Mathilda frétillait d'excitation et semait ses affaires aux quatre coins de la maison. Un chapeau essayé devant le miroir de l'entrée, traînait sur la commode, un châle reposait sur le dossier d'un fauteuil, des chaussures campaient sur les marches de l'escalier. Ashton ne pouvait pas faire un pas sans trouver trace du passage de sa sœur. Rebecca, elle, errait dans les couloirs, son cahier à la main, griffonnant ses observations du monde. Ashton ne pouvait pas avoir sœurs plus dissemblables. Il adorait ça. Cette fratrie lui était précieuse et il s'assurerait que ses deux sœurs trouvent le bonheur. Il était conscient des responsabilités qu'il avait vis à vis d'elles.

Vanessa entra dans le cabinet de travail où Ashton mains croisées dans le dos, regardait par la fenêtre les premières feuilles d'automne tapisser le sol. Les couleurs lui rappelaient les reflets d'une certaine chevelure qui ne voulait pas s'enlever de sa tête. Son obsession ne tarissait pas et se mélangeait à un sentiment plus diffus, plus subtil auquel il ne trouvait pas de nom. Il sursauta au son de la voix de Vanessa.

- Vous m'avez l'air bien sérieux. Quelque chose ne va pas ?

Il la regarda un moment avant de répondre.

- Je pensais qu'il était peut-être temps de faire ma demande à Mademoiselle Sinclair.

- La jeune fille vous plaît ? Elle est très jolie...

- Il ne s'agit pas de ça maman...

- Je ne comprends pas ?

- Une union avec Sophie Sinclair me permettra de renforcer nos avoirs et notre position. Elle possède un excellent pédigree...

- Pédigree ? Mais enfin Ashton Compton, il s'agit de vous trouver une épouse, non pas une jument. Les sentiments...

- Les sentiments n'ont rien à faire dans le mariage du marquis de Northampton. Mes parents ont eu eux même un mariage arrangé...

Elle le regarda droit dans les yeux, de ses iris bleues perçantes, avec une pointe de désolation.

- Je vous conseille plutôt de suivre l'exemple du second mariage de votre père. dit-elle sur un sourire nostalgique.

Vanessa et son père s'étaient aimés avec passion. Ce qui n'avait pas été le cas de ses parents qui avaient tous deux souffert de leur alliance. Bien sûr, il ne connaissait pas l'intégralité de leur l'histoire, il était trop jeune quand sa mère était morte. Dans son cœur d'enfant, il avait compris que ses parents se contentaient de se tolérer. Son père restait respectueux alors que dans ses souvenirs, sa mère s'agitait, reprochait, criait et pleurait. Il se souvenait d'elle le regard perdu, il ne l'intéressait pas, elle ne se préoccupait pas de lui. Elle avait marqué son âme au fer rouge.

Le remariage de son père avec Vanessa, au contraire, lui apporta la douceur d'un foyer où l'amour et la sérénité enveloppaient les journées. Les unions comme la leur, s'avéraient rare dans leur milieu, mais Grégory et Vanessa incarnaient des âmes-sœurs.

- Père a eu beaucoup de chance et vous étiez parfaite pour le rôle, mais je n'espère pas...

- Laissez-vous un peu de temps avant de prendre une décision qui vous enchaînera à vie. Après tout, vous pouvez bien profiter de la Saison et qui sait, peut-être une jolie jeune-fille touchera votre cœur.

À vrai dire, il lui semblait être déjà touché, mais la jeune-fille qu'il convoitait ne ferait jamais une marquise. Sans nom et sans argent, la bonne société ne l'accepterait pas et il ne pouvait pas infliger à ses futurs enfants, l'éviction inévitable que cela engendrerait. Le titre se révélait un fardeau beaucoup plus lourd qu'il ne l'imaginait. Il se rendait compte qu'il devrait sans doute renoncer à bien des rêves.

- Vous avez sûrement raison maman, ma demande peut attendre la fin de la saison.

Le repas du soir était animé du sujet du projet de loi qu'Ashton souhaitait défendre devant la chambre. Marqué dans sa jeunesse par le mariage douloureux de ses parents, il comptait présenter une loi sur le divorce intégrant plus de latitude pour la femme qui jusqu'à présent ne possédait pour ainsi dire aucun droit. Philippe Tremaine en presque membre de la famille dînait à la table des Compton, Beckie lui faisait face alors que Mathilda se trouvait à sa gauche. Ashton et Vanessa présidaient chacun, un bout de table.

- Mais Ashton, ne croyez-vous pas qu'avant tout, les femmes devraient être libre de posséder leurs propres avoirs, cela leur ouvrirait la possibilité de faire leurs propres choix en se passant de l'autorité de leurs maris. demanda Vanessa.

- Les femmes devraient toujours avoir le choix. dit Beckie en repoussant une mèche de cheveux châtains aux reflets blonds foncés derrière son oreille.

- Je ne suis pas sûr que cela soit très sage, les femmes ne sont pas toujours sensées et sont trop souvent la proie de leurs émotions. dit Philippe sur le ton de la plaisanterie pour taquiner la jeune-fille.

- Bah, cela est toujours mieux qu'être contrôlé par ses bas instincts et d'en oublier d'utiliser son cerveau. rétorqua la jeune fille.

Philippe en resta bouche bée. Une enfant de quinze ans venait de le remettre à sa place. Vanessa s'exclama.

- Rebecca Compton ! Surveillez un peu votre langage. Pardonnez là Monsieur Tremaine. Il me semble que j'ai été trop laxiste sur ses lectures.

Philippe et Ashton rirent de concert.

- Ashton, vous ne pouvez pas cautionner ni ce langage ni cette insolence.

- Oh maman, vous y aller un peu fort. Nous sommes en famille cela ne porte pas à conséquence.

- Vous êtes bien trop indulgent avec cette harpie Ash. dit Mathilda.

- Comme je le suis avec vous Mathilda ? demanda-t-il en faisant un clin d'œil à Beckie qui étira un sourire.

Mathilda rougit et baissa les paupières.

- Quoi qu'il en soit, pour en revenir à notre discussion, il est certain que les femmes doivent avoir plus de droits aujourd'hui, nous nous devons d'évoluer dans ce sens. L'exemple de Caroline Norton en est la preuve. Notre système ne peut qu'être tourné en ridicule quand la deuxième moitié du couple n'est même pas en capacité de se représenter dans une procédure de divorce.

- Il est vrai, dit Philippe en revenant à un ton plus sérieux, que l'Angleterre semble manquer de modernité sur ce point. Quand on regarde chez moi aux Etats-Unis, nous laissons aux femmes le droit à la propriété et la possibilité de gérer leurs propres avoirs.

- Oui, et vous leur accordez le droit de divorce.

- C'est vrai.

- J'ai peur que l'Angleterre ne soit pas prête à ce type de changement.

- Peut-être...

- En même temps, si personne n'en parle jamais, les choses ne bougeront pas. dit Rebecca.

- Lady Rebecca, dit Philippe, vous semblez avoir un avis très tranché sur ce sujet des droits des femmes !

- Normal, cela me concerne au plus près. Qui mieux qu'une femme pour en parler ?

- Femme n'est pas exactement le mot que j'aurais employé pour vous qualifier. Petite souris vous irait mieux.

Beckie, vexée se referma comme une huitre non sans lui avoir lancé un regard assassin.

- Ma sœur voue une sainte horreur au mariage. En même temps, elle n'a que quinze ans, cela lui viendra plus tard. dit Mathilda.

- Absolument pas ! s'insurgea la jeune fille en face d'elle.

- Bon, Rebecca Compton, dit Vanessa, il est grand temps de monter vous coucher.

Rebecca se sentit humiliée d'être renvoyée dans sa chambre comme une enfant pas sage. Après tout, elle n'avait fait qu'évoquer des vérités. Un jour, ces hommes prétentieux devraient reconnaître que les femmes étaient leurs égales en bien des points.

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