Chapitre 7

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L'Almack's était l'endroit où il fallait être vu pour démarrer une saison. La Vicomtesse qui connaissait très bien la Comtesse Jersey, une des patronnesses, n'avait eu aucune difficulté à avoir ses entrées pour elle et Gabrielle, et ce, malgré le manque de titre de la jeune-fille.

Ce soir était le premier et toute la crème de l'aristocratie assistait à l'événement. La salle était bondée et il fallait presque jouer des coudes pour se frayer un chemin vers les boissons. Gabrielle portait une création de Mademoiselle Julie, une robe de taffetas rose pâle à manches courtes dont le col découvrait ses épaules. Le nœud à l'arrière dessinait sa taille fine avec élégance. La couleur s'ajustait à merveille au teint de sa peau et au flamboyant de ses cheveux. Gabrielle sentait sur elle tant les regards admiratifs, il est vrai bien souvent masculin, que les regards de mépris ou jalousie qui la mettaient mal à l'aise.

Une flûte de champagne à la main, reculée dans un coin de la pièce, elle tentait de se faire la plus discrète possible tout en observant la foule massée là. La myriade de couleurs des robes féminines contrastaient avec l'austérité noire des costumes masculins. Un brouhaha oppressant emplissait l'espace, des bribes de conversations parvenaient jusqu'à elle, tout comme le son feutré des instruments de musique. Les foules la mettaient mal à l'aise, les émotions des autres s'attachaient souvent à son corps, s'imprégnaient dans sa chair. Elle sentait les colères, le mal-être. Elle déclenchait parfois des maux de tête violent ou son malaise s'infusait si fort dans ses veines qu'il l'étouffait, l'empêchait de respirer. Ce soir, elle ne pouvait pas se montrer en spectacle par une réaction trop vive. Elle devait rester hermétique, fermer son canal empathique. Croupir dans un coin semblait sa meilleure chance.

- Je ne pensais pas vous revoir ici.

La voix chaude et sensuelle d'Ashton Compton la tira du fil de ses pensées. Elle se retourna dans un soubresaut. Le regard qu'il glissa sur elle, dessina sur sa peau un long frisson. Il parut s'en apercevoir, car ses lèvres s'étirèrent en un sourire satisfait.

- Pourquoi ? lui demanda-t-elle.

- Je ne pensais tout simplement pas voir quelqu'un comme vous à l'Almack's.

- Quelqu'un comme moi ? dit-elle en relevant les sourcils.

Il voyait enfin ses yeux, d'un bleu profond scintillants de reflets améthyste en harmonie avec le pendentif qu'elle portait au cou. Ashton avait l'étrange sensation de les reconnaître, comme s'il s'était déjà plongé dans leur profondeur. En-tout-cas, il savait que ces yeux-là hanteraient ses nuits pendant longtemps. Cette fille possédait quelque chose d'unique. Elle ne feintait pas la fragilité caractéristique des autres femmes. Son regard contenait une force déterminée qui l'intriguait.

- Disons que l'Almack's n'accueille pas souvent les gens sans nom.

Ses yeux lui jetèrent des éclairs. Il remarqua la crispation de ses poings. Seule la bienséance l'empêcha de le frapper.

- Ah bon ? L'Almack's préfère donc les rustres aristocrates comme vous.

La jeune fille venait de le remettre à sa place et il ne pouvait pas lui donner tort. Elle lui tourna le dos et s'éloigna au pas de charge. Changeant d'avis, elle revint sur ses pas, se planta devant lui, son joli visage crispé par la colère. Il la trouva adorable.

- Et sachez monsieur, que j'ai bel et bien un nom.

Elle repartit aussitôt, sans lui laisser le temps de répondre. Il réprima un rire, la belle possédait du caractère et il aimait ça.

Un peu plus loin Adrian Pelham fils du baron de Laughton et Sophie Sinclair observaient la scène. Sophie croisa ses bras en dessous de sa poitrine, exaspérée par le tableau d'un Ashton Compton subjugué par une autre. Ses doigts tapotaient son avant-bras nerveusement. Il lui appartenait et ce n'était pas une petite enquiquineuse désargentée qui pouvait se mettre au milieu de son chemin. Adrian, qui s'amusait de la colère de son amie, se pencha à l'oreille de Sophie.

- Ma chère Sophie, je crois que vous avez trouvé de la concurrence. Voilà déjà votre précieux marquis en chasse.

Elle lui lança un regard outragé.

- Allez-vous me comparer à cette moins que rien ? Vraiment ? Je n'ai aucun souci à me faire.

Adrian émit un rire moqueur.

- En-tout-cas pour ma part, je ne manquerais pas de présenter mes hommages à cette jolie rouquine.

- Si vous voulez vous mélanger à la lie Pelham, faites donc. En plus, ce genre de fille est souvent facile.

- Et bien ! Je crois que la demoiselle vient de se faire une ennemie de la très honorable Sophie Sinclair.

Ashton arriva à ce moment-là. Il salua Sophie d'un signe de tête.

- Lady Sophie.

Et serra la main d'Adrian.

- Dites-moi Compton, vous étiez en bien charmante compagnie. Peut-on connaître le nom de la belle ?

Ahston tourna la tête pour observer au loin la chevelure rousse.

- Je ne sais pas.

- Allons donc, vous avez discuté sans vous présenter ? Il va falloir que je lui demande son nom.

La baronne de Laughton, la mère d'Adrian, s'approcha du groupe de jeunes gens.

- Lord Compton, dit-elle dans une légère révérence. Adrian, à qui voulez-vous demander son nom ?

- À la charmante personne que vous voyez là-bas en robe rose avec Lady Standford.

La baronne suivit le regard de son fils et s'arrêta presque de respirer. Elle entrouvrit la bouche sans qu'un son ne sorte de ses lèvres. Elle semblait avoir vu un fantôme. Ashton l'entendit murmurer entre ses dents "Fiona". Elle se reprit et dit tout haut.

- Il faut que j'en aie le cœur net. Excusez-moi.

La baronne s'éloigna pour se diriger droit vers la Vicomtesse et Gabrielle. Elle les salua toutes les deux. Son regard se riva sur l'améthyste qui pendait dans le décolleté de Gabrielle.

- Ce collier...

Gabrielle porta la main au pendentif, prise d'un malaise, elle regarda sa tante. La Vicomtesse semblait contrariée.

- Lady Pelham. dit-elle.

- Vous lui ressemblez tant...

Lady Pelham semblait en proie à une vive émotion. Les mots qu'elle soufflait ne paraissaient pas avoir de sens.

- Lady Pelham, reprenez-vous voyons. dit la Vicomtesse.

- C'est elle n'est-ce pas ?

Gabrielle s'étonna de la voix dure que prit sa tante pour répondre. Elle, d'habitude toujours avenante, se ferma, son doux visage rond afficha une mine sévère.

- Lady Pelham, je ne vois pas de quoi vous parlez. Si vous voulez bien nous excusez Mademoiselle Standford et moi-même devons vous laisser.

La Vicomtesse prit le bras de Gabrielle et la tira loin de Lady Pelham. Cette discussion avait été des plus étranges. Alors qu'elles s'approchaient des boissons, Adrian Pelham se positionna face à elles. Les deux femmes ne pouvaient éviter de répondre à son salut.

- Lady Standford. dit-il en ne quittant pas des yeux Gabrielle.

- Lord Adrian.

Le jeune homme qui se tenait devant elles était joli garçon, grand, blond aux yeux bleus.

- Vous ne nous présentez pas. demanda-t-il à la Vicomtesse.

Gabrielle, qui tenait le bras de sa tante, sentit la tension sous sa main.

- Lord Adrian, ma nièce Gabrielle Standford, Gabrielle, Lord Adrian Pelham fils du baron de Laughton.

Sa tante ne semblait pas porter les Pelham dans son cœur. Gabrielle hocha la tête en lui souriant, polie.

- Mademoiselle Standford, je suis heureux de vous être enfin présenté. Vous êtes sur toutes les lèvres, un sujet de discussion ce soir.

Elle rougit à cette remarque et baissa les paupières.

- Vous m'en voyez navrée. Je préférerais rester dans l'ombre.

- Une telle beauté, impossible si vous voulez mon avis.

La soirée se déroula sans autre événement. Gabrielle se dit toutefois qu'elle avait rencontré plus de personne dans cette soirée que durant sa vie entière.

Adrian Pelham, qui avait repéré l'étrange comportement de sa mère lors de la soirée de la veille, l'interpella sur la question. Sa réaction face à Grabrielle Standford l'intriguait.

- Vous la connaissez ? Vous sembliez émue de la voir.

La baronne regarda son fils quelques instants, perdue dans ses pensées, avant de répondre.

- Elle m'a fait penser à une vieille amie. Je mettrais ma main au feu qu'il s'agit de sa fille.

- Qui était cette amie ?

- Fiona Mackay, nous avons presque été élevées ensemble.

- Qu'est devenue cette amie ?

- Morte en donnant naissance à un enfant. Elle était une fille perdue. Elle avait succombé au duc de Laval.

- Et l'enfant ?

- À l'époque, je venais de me marier et j'avais quitté Londres avec votre père pour le domaine de Laughton. Je n'ai jamais vraiment su.

Le regret pointait dans sa voix. Elle continua à s'épancher en égrenant ses souvenirs.

- Mon oncle le comte d'Elgin avait pris Fiona, la fille de son intendant sous son aile. Il en avait fait sa pupille. Nous avons passé des étés entiers ensemble. Pour notre première saison, nous sommes parties toutes les deux. J'avoue que je l'ai un peu jalousé de son succès et puis j'ai rencontré votre père, tout est allé très vite. Je me suis mariée et nous nous sommes séparées pour ne plus nous revoir. Elle m'écrivait parfois. Elle me racontait sa passion et son malheur. J'ai su des mois après qu'elle était morte en couches et je n'ai jamais vu l'enfant.

Elle marqua un silence perplexe.

- Gabrielle Standford lui ressemble trop pour ne pas être sa fille et le fait que Lady Standford soit la sœur du duc... Il est plus qu'évident...

Elle ne continua pas. De toute façon, Adrian ne l'écoutait déjà plus. Ainsi, Gabrielle Standford serait la fille du duc de Laval. Voilà une information qui rendait la jeune fille autrement captivante. Restait à savoir si elle détenait quelques avoirs. Cela la rendrait doublement intéressante. Une union avec elle pourrait lui être alors profitable. Le duc avait certainement payé le silence de la dame pour que l'affaire reste secrète. Si tel était le cas, Gabrielle Standford paraissait un bien meilleur parti que le monde ne l'imaginait.

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