Chapitre 3

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La force tranquille qui se dégageait de la femme qui lui faisait face, la rendait à ce qu'elle était, une petite fille qui ne connaissait encore rien vu du monde. L'intelligence de son regard bleu la détaillait de pied en cap. Barbara Bodichon montrait un intérêt certain à sa personne. À ses côté une petite brune, un peu sèche, s'attardait sur les écrits que Rebecca avait laissé à Adélaïde. Assise à son bureau, elle lisait avec attention, en levant de temps à autre les yeux sur Rebecca. La jeune fille sentait son estomac se tordre dans une attente impatiente. Elle sentait que sa vie tenait au consentement de ses deux femmes. Un idéal d'enfant qui semblait trop grand pour elle et pourtant si proche. L'écriture l'accompagnait depuis toujours comme une meilleure amie. Sa passion la lavait de ses chagrins, la trempait de ses idées, l'envolait dans ses rêves, l'imbibait de ses joies. La condition des femmes comme un fil rouge qui lui tenait à cœur. Rejoindre ce journal prestigieux rempli des militantes les plus célèbres d'Angleterre s'avérait, pour elle, un Graal. Elle resta rivée vers la rédactrice en chef, Bessie Rayner, qui se leva, regardant d'un air entendu ses amies Barbara et Adélaïde.

- Lady Rebecca, j'avoue que je suis séduite par votre style.

Rebecca était comme paralysée et ne trouvait rien à dire.

- Je pense que vous ferez une excellente chroniqueuse.

- C'est vrai ?

- Vous êtes jeune, mais vos idées et votre style correspondent exactement à la ligne directrice du journal.

Un sourire étincellant s'étira sur le visage de Rebecca.

- Je pense avoir une première mission pour vous.

- Vraiment ?

Les mots de son vocabulaire semblaient s'être évaporés, l'altération de ses facultés, la rendit confuse, le rouge lui montant aux joues. Bessie sourit à cet embarras honteux.

- Oui, vraiment. Nous souhaitons faire un reportage sur les femmes qui travaillent dans l'industrie. Le patron de Smith's Candles à Battersea accepte que nous dépêchions une de nos journalistes. Je pense que cette mission est pour vous.

Dans un élan de joie qu'elle ne contint pas, elle se jeta dans les bras de Bessie qui l'accueillit en riant aux éclats.

- Allons jeune-fille, il nous faut encore discuter des modalités.

Elle écouta avec attention et nota minutieusement toutes les informations utiles pour remplir au mieux sa mission.

Sur le chemin de retour pour Ashby, elle s'interrogea sur la façon dont elle occuperait cet emploi sans que sa famille ne s'en rende compte. Elle devrait vivre à Londres. Ashton lui permettrait il d'habiter l'hôtel Compton sans chaperon ? Elle en doutait, cependant, elle n'avait pas d'autres choix que de tenter de le convaincre. Quel mensonge pourrait-elle lui servir ? Il fallait que cela paraisse crédible, mais quoi ? Elle en était là de ses réflexions lorsqu'elle arriva à destination. Elle monta dans sa chambre pour se changer avant le dîner.

Avant de descendre, elle décida de frapper à la porte des appartements de sa sœur. Depuis qu'elle était arrivée, elle n'avait pas eu l'occasion de discuter sérieusement avec elle en tête-à-tête. Mathilda lui ouvrit et la fit entrer, se rassit devant sa coiffeuse et l'observa au travers du miroir.

- Qu'as-tu fait de ta journée ? lui demanda Mathilda.

Et voilà, il fallait que leur première discussion débute par un mensonge. Elle ne comptait pas mettre Mathilda au courant de sa nouvelle activité.

- Je me suis rendue à Londres, pour écrire.

- Tu ne pouvais pas le faire ici ?

- J'ai commencé un roman dont l'action se déroule à Londres, il faut donc que je m'inspire des ambiances du lieu.

Elle avait concocté ce demi-mensonge en se changeant. Elle s'empêtrerait moins de cette façon et son frère pouvait avoir l'indulgence de la laisser partir pour sa passion qu'il connaissait.

- Oh et de quoi parle ce roman ?

- Je préfère ne pas en parler pour le moment. C'est trop tôt.

- Comme tu voudras.

- Et toi ?

- Moi ?

- Oui, qu'as-tu fait ?

- Rien de bien exaltant. Je suis restée avec maman et Gabrielle, nous nous sommes occupées de la petite Georgiana. Elle est adorable.

- Ton fils doit te manquer ?

Les yeux de Mathilda s'obscurcirent de chagrin et d'autres choses que Rebecca n'arriva pas à discerner. La main de Mathilda tortilla, nerveuse, le collier qu'elle portait. Quelque chose n'allait pas, Rebecca pouvait le sentir. De sa passion pour l'écriture, était né ce don de l'observation de l'être humain qui lui permettait de composer des personnages authentiques. Mathilda transpirait le malaise, mais pourquoi ? Cela ne tenait pas à l'absence. La séparation avec son enfant n'aurait dû dégager qu'un spleen mélancolique et pas cet air de sourde culpabilité.

- Oui, bien sûr, il me manque.

- Pourquoi ne l'as-tu pas emmené ? Nous aurions tous été si contents de faire sa connaissance.

Mathilda se leva, tournant le dos à sa sœur, dans un subtil stratagème pour cacher les émotions qui déferlaient sur son visage. Elle prit le temps de se composer un air serein avant de faire face à sa sœur.

- Il est trop petit pour un si long voyage.

Rebecca n'en croyait rien, mais ne répliqua pas.

- Il est l'heure de descendre Beckie, lui dit Mathilda en lui prenant le bras.

Le repas se passa dans une ambiance conviviale, Rebecca tapotait, fébrile, la table de ses doigts, attendant la bonne occasion pour exposer son souhait de vivre à Londres un certain temps. L'angoisse de la réponse, l'obligeait à reculer le fatidique moment de la question. Peut-être devait-elle attendre de se retrouver seule avec Ashton ? Non, elle savait avoir plus de chance avec des témoins comme Gabrielle et Mathilda qui sauraient tempérer les réactions de son frère. Elle se lança donc juste avant le dessert sans qu'il n'y ait aucun rapport avec la discussion en cours.

- Je voudrais vivre à Londres pour quelque temps.

Un silence pesant tomba sur l'assemblée dont les yeux s'entrecroisaient d'interrogations muettes. Ashton pointa son regard dans celui de sa petite sœur, les sourcils relevés.

- À quoi devons-nous cette soudaine envie ? demanda-t-il avec une pointe d'ironie agacée dans la voix.

Mentir lui était aussi nécessaire que désagréable. Elle prit une longue inspiration pour se donner du courage.

- C'est pour mon roman.

- Votre roman ?

Ashton revenait au vouvoiement, lui indiquant ainsi qu'il prenait le rôle de chef de famille.

- Oui, j'écris un roman dont l'action se déroule à Londres.

- Et ?

- Et résider à Londres me semble essentiel pour pouvoir retranscrire au mieux les énergies des lieux.

Tout le monde semblait suspendu aux lèvres d'Ashton, attendant sa réponse.

- Et vous comptez vous y rendre seule ?

- Je... Oui.

- Il n'en est pas question.

Même si Rebecca s'attendait à cette première réponse, elle n'en ressentit pas moins une frustration immense de devoir toujours vivre de l'autorisation d'un homme. Elle était adulte, un être pensant, mais la liberté lui demeurait interdite.

- Je ne vois pas pourquoi ? Vous ne me faites pas confiance ?

- Il ne s'agit pas de ça. Une jeune fille seule à Londres risque d'attirer les mauvaises langues et je ne voudrais pas que vous vous retrouviez dans une situation qui vous oblige... Nous avons déjà vécu ce type de situation...

Rebecca tourna le regard vers sa sœur qui rougissait de confusion ou de colère, elle ne savait pas bien. Ashton était marqué par les décisions prises par le passé, décisions qui obligèrent Mathilda à épouser un homme qu'elle n'aimait pas et qui le lui rendait bien. Bien sûr, Rebecca connaissait les mauvaises langues de la bonne société, mais elle n'en avait cure et elle n'était pas idiote pour se retrouver dans une situation compromettante. Et quoi qu'il en soit, même si elle devait subir l'opprobre du tout Londres, jamais elle ne se marierait contre son gré.

- Il y a peut-être une solution, déclara Gabrielle.

- Laquelle ? interrogea Ashton en se tournant vers son épouse.

- Cela fait longtemps que vous tentez de convaincre Rebecca de participer à sa première saison. Peut-être acceptera-t-elle si en contrepartie, elle sait pouvoir rester à Londres pour son roman ? Et ma tante se fera un plaisir de l'héberger.

Gabrielle lui tendait une perche et elle lui en fut reconnaissante. Toutefois, participer à une saison lui paraissait cher payer. Faire semblant d'être un agneau en vente sur le marché du mariage la révulsait. Pourtant, Lady Wimbourne se montrait suffisamment avant gardiste pour lui laisser toute la lattitude nécessaire à la réalisation de son reportage. Participer à quelques bals ne serait sans doute pas si terrible. Ashton attendait sa réponse.

- Oui, je pense que cet arrangement peut me convenir.

- Et vous accepter bien évidemment d'être présenté en tant que débutante à la Reine ?

Rebecca serra la mâchoire et s'appliqua à un sourire forcé.

- Bien évidemment.

- Très bien, Mathilda sera votre marraine pour l'occasion. Si vous le souhaitez bien sûr, Mathilda ?

- Évidemment.

- Alors c'est entendu, Gabrielle écrira à sa tante pour qu'elle puisse vous accueillir chez elle.

Une semaine plus tard, elle s'installa chez Lady Wimbourne. L'après-midi même de son installation, elle se rendit à Battersea pour rencontrer le patron de Smith's Candles.

Le quartier suintait la pauvreté. Dans son coupé, elle avançait sur la route boueuse qui empestait des effluves des ordures que la Tamise refoulait avec le vent. La suie tâchait les murs de briques marron peignant un paysage sale et triste. Les enfants qui jouaient dans la rue, dépenaillés, faméliques, crasseux lui serrèrent le cœur. Depuis toujours, elle vivait à l'écart de la dure réalité, celle de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants. Pourquoi ? Pour la protéger ? Le chagrin et la colère contractèrent son estomac. Elle détourna les yeux de l'insoutenable vérité. Elle tenta de tenir son attention, droit devant. La condition des femmes était elle si importante ? Ne devait-elle pas commencer par la condition de l'être humain ? Tant de questions tournaient et retournaient dans sa tête qu'elle faillit manquer l'entrée de Smith's Candles.

Elle descendit de sa voiture sous les regards curieux de quelques ouvriers qui se trouvaient à l'extérieur de l'usine, déchargeant d'énormes bidons.

Elle entra dans le bâtiment, le couloir était désert, noir, sans lumière. Elle avança le cœur cognant, encore émue de sa traversée d'un monde inconnu et qui se voulait invisible pour les classes favorisées. Un homme aux mains crasseuses et au sourire édenté l'interpella.

- Eh ma p'tite dame, qu'est-ce vous voulez ?

Rebecca tenta de réprimer l'angoisse qui lui tiraillait les entrailles.

- Je voudrais voir Monsieur Byrne.

- Le taulier ? Doit être dans son bureau. Vous m'suivez ?

Rebecca s'exécuta. Ils arrivèrent devant une porte sans artifices. L'homme qui se prénommait Robert frappa de grands coups contre le vantail de bois. Une voix grave lui répondit par un tonitruant "entrez".

L'homme assit derrière un bureau en bois rempli de papiers ne devait pas avoir plus de trente ans. Il paraissait imposant et semblait être assis à la table d'un écolier tant sa stature dépassait celle du commun des mortels. Ses cheveux roux attachés en catogan retombaient sur son épaule gauche et ses yeux verts la détaillèrent sans la moindre gêne. Rebecca frissonna sous son regard. Il parut s'en apercevoir, car il lui sourit, espiègle. En réponse, elle fronça les sourcils et le toisa avec toute la morgue dont elle pouvait faire preuve.

- La p'tite dame vous cherche M'sieur Byrne.

- Merci Robert, vous pouvez nous laisser.

L'homme sortit sans se faire prier, laissant Rebecca en tête à tête avec le géant roux qui s'était levé et s'approchait d'elle.

- Que puis-je faire pour vous Madame ?

- Je suis envoyée par Bessie Rayner.

Il parut surpris, mais ne fit aucune remarque et se contenta d'acquiescer d'un signe de tête.

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