Chapitre 5

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Ashton accueillit son ami Philippe à Ashby avec une joie sincère. Ils ne s'étaient pas revus depuis cinq ans. Depuis que Philippe était retourné aux Amérique. Une seule chose pouvait le pousser à revenir en Angleterre, le décès de son oncle le comte de Cassilis. Dès qu'il avait entendu la nouvelle, Ashton s'attendait à voir son ami débarquer. Celui-ci possédait maintenant autour des yeux quelques sillons des blessures de la vie. Ils avaient tant à se raconter. Leur correspondance était restée très mince, la distance et la carrière de marin de Philippe complexifiant leur relation. Ashton ne savait plus rien de l'homme avec qui il avait partagé ses aventures de jeunesse.

- Je suis bien heureux de te voir mon vieux. dit Ashton en lui donnant une tape dans le dos.

- Et moi donc.

- J'imagine que tu es là, suite au décès de feu le comte de Cassilis.

- Il va bien falloir que je me fasse à la triste vie d'aristocrate sédentaire.

- Un changement capital en effet.

- De toute façon, il était temps que j'arrête mes voyages incessants. Ma fille a besoin d'un père plus présent.

- Tu es marié ? s'étonna Ashton.

Le regard de Philippe s'assombrit de douloureux souvenirs.

- Veuf. Mon épouse est décédée en donnant naissance à Caroline, il y a trois ans.

Ashton compatit au chagrin qu'il devinait sous les mots de son ami. Leurs filles avaient le même âge. Perdre son épouse dans de telles circonstances était un coup du sort terrible. Ashton ne pouvait pas imaginer vivre sans Gabrielle. Il ne le supporterait pas.

- Je suis navré, Philippe.

Philippe le remercia d'un petit signe de tête tout en portant son verre de cognac à la bouche.

- Tu resteras dîner avec nous ?

- Avec plaisir, j'ai hâte de retrouver toute la petite famille Compton.

- Une famille qui s'agrandit.

- J'ai cru comprendre. La petite souris a dû bien grandir aussi.

- La petite souris ?

- Beckie, c'est comme cela que je l'appelais, tu te souviens ?

Ashton partit d'un grand rire.

- Ne t'avise surtout plus de l'appeler ainsi. Tu risques de t'attirer des foudres que tu ne saurais contrôler. Rebecca a un caractère bien trempé.

- C'était déjà le cas, avant, il me semble. Elle sera là ce soir ?

- Eh bien, tu as de la chance, car elle daigne nous rendre visite ce week-end.

- Elle n'habite donc pas ici ?

- Pas pour le moment, elle réside à Londres, pour la rédaction de son roman paraît-il.

- La petite souris a donc toujours les doigts plein d'encre.

- Plus que jamais.

Rebecca consignait sur son carnet, les derniers entretiens des ouvrières de Smith's Candles. Cameron Byrne l'autorisait à utiliser son bureau, cela lui facilitait la tâche. Concentrée sur son travail journalistique, elle ne vit pas Cameron faire irruption dans la pièce.

- Votre travail avance ?

Elle leva les yeux sur lui.

- Oui, plutôt bien. Même si je me demande si la condition des femmes doit être le seul angle de ce reportage. Le problème est bien plus grand encore.

- C'est certain. Vous devriez parler de la condition ouvrière.

Elle lui sourit.

- Comment faites-vous pour vivre avec une telle pauvreté sous les yeux ? lui demanda-t-elle.

- On s'habitue à tout.

Il la regarda un moment encore.

- Vous êtes remarquable, vous savez.

Elle se leva, contourna le bureau pour venir s'y adosser devant Cameron, les bras croisés sur sa poitrine.

- Vous trouvez ?

Les bals auxquels elle participait devaient la rendre coquette, car elle était flattée du compliment. Quelques semaines auparavant, elle ne l'aurait pas remarqué. À vrai dire, le baiser échangé avec Philippe Tremaine l'avait bouleversé a tel point qu'elle avait comme besoin de retrouver ce sentiment de puissance, cette force qui la révélait désirable. Mais la trouble sensation qui s'était emparée d'elle sous la chaleur du regard de Philippe, restait endormie.

- Oui, les jolies jeunes filles de votre classe ne s'occupe que de chiffon et de se trouver un mari. Vous, vous êtes différentes. Vous aimez votre prochain plus que vous-même.

- Je ne fais qu'écrire, cela ne fait pas de moi une sainte.

Il s'approcha et prit sa main qu'il porta à sa bouche. Il embrassa le bout de ses doigts tâchés. Ses yeux dans les siens, il la défiait. Elle retira sa main.

- Je dois m'en aller, pour...pour préparer mes affaires, je suis attendu à Ashby demain soir.

Elle se dit qu'elle lui servait une piètre excuse pour s'enfuir. Sans plus le regarder, elle se tourna vers le bureau, ramassa ses feuilles qu'elle remit dans sa sacoche d'une main tremblante. Elle sentait les yeux de Cameron Byrne dans son dos qui la détaillaient. Elle se pressa de sortir non sans voir le sourire amusé qu'il lui destinait. Il jouait avec elle comme le chat avec la souris et cela l'agaçait tout en la charmant.

Le voyage du lendemain se passa sous un beau ciel froid et sec d'hiver. Elle arriva vers seize heures et après avoir salué sa famille, se précipita dans la salle de bain pour se plonger dans un baquet d'eau chaude et se débarrasser de la poussière du trajet. Après s'être séchée, elle revêtit une robe pour le dîner. Quand elle descendit, tous étaient déjà à table. Elle pénétra dans la pièce, sourire aux lèvres.

- Désolée du retard, je suis arrivée plus tard que prévu.

Elle entendit un bruit de porcelaine brisée suivi d'un grognement grossier. Comme tout le monde, elle tourna la tête vers le coupable. Elle arrêta de respirer. Les yeux de Philippe Tremaine s'attardèrent dans les siens avec un mélange d'interrogation, de surprise et de contrariété. Il ne paraissait ni ravi de revoir l'inconnue du bal ni de pouvoir mettre un nom sur son beau visage. Conscient des regards qui pesaient sur lui, il adopta une contenance placide. Rebecca s'installa à sa place et resta silencieuse, les yeux rivés sur son assiette, répondant aux questions qu'on lui posait en évitant Philippe dont elle sentait le regard peser sur elle et en utilisant des mots qui ne se composaient pas de plus de deux syllabes.

Après le repas, elle s'isola dans la bibliothèque pour échapper à la tension qui crépitait entre Philippe et elle. Elle s'allongea sur la méridienne en se massant les tempes. Elle n'entendit pas la porte s'ouvrir ni même les pas approcher. Une ombre sembla se pencher sur elle et elle ouvrit les yeux. Philippe se tenait droit à côté du fauteuil où elle reposait. Ils se dévisagèrent quelques minutes. Philippe finit par rompre le silence.

- J'aimerais comprendre.

Elle n'eut pas l'audace de lui demander ce qu'il voulait comprendre, elle se releva pour se retrouver assise, la tête penchée en arrière pour le regarder.

- Il n'y a rien à comprendre.

- Vraiment ? dit il en levant un sourcil.

- Oui vraiment Philippe. Tout ça n'était qu'un jeu.

- Un jeu ?

- Oui, quoi d'autres ?

Il l'observa presque meurtrit.

- Il est vrai que vous paraissez aguerrit à ce genre de jeu.

Elle ne put s'empêcher de rougir. Elle avait été plus qu'entreprenante, dévorant sa bouche qu'elle pouvait encore sentir sur la sienne, mais il ne s'agissait que d'un baiser. Un parmi tant d'autres. Elle ne devait pas lui donner plus d'importance. Et lui non plus d'ailleurs.

- Si j'étais un gentleman, je demanderais votre main à votre frère...

- Laissez-moi deviner, vous n'êtes pas un gentleman.

Un sourire se dessina sur ses traits.

- Non, effectivement, je ne suis pas un gentleman.

- Eh bien, j'en suis ravie, cela m'arrange voyez-vous !

- Je n'en doutes pas. Si je me souviens bien, la petite souris que vous êtes, ne supportait même pas l'idée du mariage.

Elle se leva, mais même ainsi, alors qu'elle n'était pas petite, elle devait pencher la tête en arrière pour le regarder.

- Un état de soumission fort dégradant.

Sa réplique déclencha l'hilarité de Philippe. Elle le toisa, les bras croisés sous sa poitrine.

- Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle.

Sans lui répondre, il lui tourna le dos et quitta la pièce.

Il se dirigea vers les écuries d'Ashby, la tête encombrée de pensées, toutes tournées vers Rebecca Compton. Il se sentait chamboulé du désir qui l'habitait pour la sœur de son ami. Depuis la mort de Suzanne, sa femme, il croyait être hermétique à ce genre de passion. Il avait bien eu des maîtresses, mais il ne s'agissait que d'assouvir un besoin corporel, rien d'autre ne se mêlait à ses ébats. Éprouver un tel brasier pour l'intrépide jeune fille le bouleversait, apprendre qu'il s'agissait de la sœur d'Ashton, la petite souris qui l'amusait autrefois, le retournait. Il ne pouvait pas, ne devait pas éprouver ces sentiments pour Rebecca Compton. L'autre soir, quand il l'avait vu assise sur son banc, dans sa robe blanche qui brillait au clair de lune, les yeux fermés, relâchant une fumée blanche de ses lèvres roses, il avait été hypnotisé. Le tableau qu'elle lui servit à ce moment-là, représentait le péché. Il n'était qu'un homme, il n'avait pu résister à la tentation, d'autant qu'elle s'offrait, audacieuse. Ce soir, aussi, quand elle était apparue dans la salle à manger, ses cheveux courts comme un affront à la bienséance, son air décidé et sa chaste robe, son cœur s'était emballé, elle rayonnait d'un feu qui ne le laissait pas indifférent. Il devrait se méfier de ses appétits. Après avoir sellé son cheval, il partit au galop.

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