Chapitre 15

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Elle revêtit une vieille robe marron en laine, empruntée à Bessie. De cette façon, elle ne se ferait pas remarquer. Elle récupéra Virginia chez elle qui chargea une caisse en bois avant de monter s'asseoir à ses côtés.

- Qu'est-ce qu'il y a dans cette caisse ?

- Des savons pour les filles du lupanar de St Giles.

- Du lupanar ?

- La maison close si vous préférez.

- Ah !

- Les prostituées sont un vecteur de transmission des maladies vénériennes. Pour les protéger et protéger les autres, il leur faut plus qu'à d'autres apprendre les gestes d'hygiène élémentaires.

Rebecca se demanda s'il était nécessaire qu'elle se rende dans ce genre d'endroit. Certes, elle voulait découvrir la vie et elle s'impliquait autant qu'elle le pouvait dans la réalisation de cette interview, mais une maison close, des prostituées ? Si cela venait à être connu, elle serait perdue et Ashton... Et bien Ashton l'enfermerait dans un couvent pour le restant de ses jours ou pire, il lui trouverait un mari. Elle avait horriblement chaud tout d'un coup. Elle continua le chemin, concentrée sur la route sans une parole.

Elles arrivèrent sur le coup de quatorze heures. La bâtisse, devant laquelle elles s'arrêtèrent, était grise et froide, les volets troués et bringuebalants. Un fil à linge la reliait à celle d'en face, des vêtements jaunâtres séchant au soleil d'hiver. La rue drainait les passants, inconscients familiers des entrées et sorties de la maison où s'appuyait sur le mur des filles au regard vide d'ennui. Vêtues de chemises diaphanes et de corsets qui faisaient pigeonner leur poitrine, elles attendaient les clients.

Derrière Virginia, elle emprunta l'escalier qui menait à l'entrée. Assise sur la plus haute marche, une jeune fille qui ne devait pas avoir plus de seize ans, la bouche peinte d'un rouge outrageant presque attrayante, une cigarette entre ses lèvres les regardait avancer. Rebecca tentait de ne pas s'émouvoir avec une grande difficulté. Ses yeux la piquaient.

- Emmy, dit Virginia en interpellant la jeune fille, je t'ai apporté le livre dont je t'ai parlé l'autre jour.

Elle sortit de sa poche un petit manuel d'écriture ainsi que quelques feuilles de papier et un stylo.

- Merci, Madame Smith, répondit la jeune fille de sa voix traînante.

- Vous voilà enfin Smith.

La femme qui passa son corps sur le pas de la porte, lui parut imposante. Revêtue d'une robe noire qui se voulait chic, mais trop échancrée pour l'être vraiment. Elle portait une perruque blanche à la mode du dix-huitième siècle. Elle arborait aussi un rouge à lèvre rouge, et la peinture noire sur ses yeux accentuait le bleu de ses yeux.

- Madame Prescott, je suis accompagnée aujourd'hui.

- Un bien joli morceau de fille que vous m'amenez là !

- Oh non Madame Prescott c'est une journaliste, elle écrit un article sur moi et mes actions.

- Eh bien, vous voilà devenue célèbre ma parole.

Madame Prescott les invita à entrer. L'odeur aigre de la sueur s'infiltra dans le nez de Rebecca. Elle manqua un haut-le-cœur. Le grincement des lits, les gémissements des hommes, les ahanements des femmes, les accompagnèrent le long du couloir. Rebecca fit son maximum pour regarder droit devant elle, le dos imposant de Madame Prescott. Elle ne put s'empêcher d'entrapercevoir des scènes inimaginables. Des enfants aux visages crasseux couraient dans le couloir, au milieu de la plus obscène débauche sans que personne ne s'en souci. Elle comprenait mieux Philippe. Smith Candle's valait mieux qu'un lupanar. Elle se sentit soudain coupable de cet article à charge.

Elles arrivèrent dans un salon aux fauteuils tachés et élimés. Virginia posa sa caisse sur la table base, pour le faire, elle poussa les bouteilles de vins et les verres collés au bois.

- Nous pouvons commencer la distribution, dit Virginia en ouvrant la boîte.

L'odeur de musc qui se dégageait de la boîte vint radoucir l'air ambiant, trop chargé, des vapeurs d'alcool, des volutes de fumée.

Elles distribuèrent les savons et les conseils d'hygiène prodigués par Virginia. Les filles défilèrent toute l'après-midi, de leur démarche chaloupée et lascive, elles approchaient, heureuses de cet instant volé à leur triste sort.

- Alors Daisy, il va falloir prendre un peu de repos, dans ton état.

Le ventre arrondi de Daisy, tordit les boyaux de Rebecca. Comment une femme enceinte pouvait-elle continuer cette activité ? Elle voulait voir la cruauté du monde, eh bien voilà, la dure réalité se tenait là devant elle.

Sur le chemin du retour, elle laissa aller sa colère contre le monde. Elle serrait les brides de son coupé à se stranguler.

- Comment peut-on laisser ce genre d'endroit ouvert ? C'est de l'esclavage.

- Ce n'est pas si simple. Et puis la prostitution, c'est le plus vieux métier du monde.

- Vous les avez vues...

- Tous les jours que Dieu fait, Rebecca. Mais c'est le seul moyen pour elles de ne pas crever de faim.

Peut-être que Virginia avait raison. Après tout, elle maîtrisait mieux le sujet qu'elle. Les images de l'après-midi tournaient dans sa tête, l'habitaient, l'empêchant de réfléchir autrement qu'avec dégoût. Crever de faim en femme respectable ou vivre en vendant son corps, voilà l'hypocrite alternative dont disposait ses femmes.

Lorsqu'elle arriva à l'hôtel Compton, elle demanda un bain. Elle ressentait le besoin de se débarrasser de cette sensation de crasse qui lui collait à la peau. Elle plongea dans l'eau chaude avec délectation, ses nerfs lâchèrent sous la douce chaleur et elle laissa ses larmes se déverser sans bruit.

De toute la semaine, elle ne put trouver les mots à mettre sur le papier. Comment retranscrire de façon impactante ce qu'elle avait vu ? Pour la première fois, elle ne le savait pas. Assise sur ses pieds nus sur le sol de la bibliothèque, son calepin sur ses genoux, elle réfléchissait. Bessie entra avec Caroline.

- Lady Rebecca, je ne savais pas que vous étiez là ! Je viens chercher un livre pour Caroline.

Rebecca se releva et prit la main de la petite fille dans la sienne.

- Je m'en occupe Bessie, vous pouvez nous laisser. Alors ma chérie, qu'allons-nous te trouver comme histoire.

Elles déambulèrent main dans la main devant les grandes étagères remplies de livre.

- Ah, voilà, j'adorais cette histoire quand j'étais petite, dit-elle en prenant un ouvrage sur l'un des rayonnages.

Elle entraîna la petite vers la méridienne jaune et l'installa sur ses genoux, l'encerclant de ses bras pour tenir le livre illustré devant elles deux.

- Boucle d'or et les trois ours.

- J'aime bien les ours.

Rebecca lui embrassa la tempe.

- Alors allons-y pour l'histoire.Elle entraîna la petite vers la méridienne jaune et l'installa sur ses genoux, l'encerclant de ses bras pour tenir le livre illustré devant elles deux. Il y avait le Grand Papa Ours, la Maman Ours de taille moyenne et le tout petit Bébé Ours.

- Moi, j'ai pas de maman.

Rebecca ne sut que répondre, elle se contenta de caresser ses boucles blondes. Elle continua la lecture.

- Chacun possédait un bol : un grand bol pour Papa Ours, un moyen bol pour Maman Ours et un Petit bol pour Bébé Ours.

- J'aime bien quand tu lis, lui dit la petite fille en tournant sa frimousse rose vers elle.

Elle lui sourit et poursuivit.

- Dans la chambre, il y avait trois lits pour dormir : un grand lit pour Papa Ours, un moyen lit pour...

Une ombre leur cacha la lumière. Rebecca releva la tête pour croiser les yeux verts de Philippe qui les observait avec quelque chose d'indéfinissable dans le regard.

- Papa, cria la petite fille en descendant des genoux de Rebecca pour serrer la jambe de son père.

Celui-ci la souleva dans ses bras, l'embrassa sur la joue.

- Bonjour ma chérie.

- Beckie me raconte une histoire.

- J'ai vu ça.

- J'aime bien, elle sent bon comme une maman.

Le cœur de Rebecca se contracta devant cette enfantine remarque, elle se leva.

- Je vais vous laisser.

- Non, restez, dit Philippe. Je crois que Caroline souhaite continuer son histoire.

- Oui, oui, je veux.

Ils s'installèrent tous les trois sur la méridienne, Caroline entre eux deux. Au fil de l'histoire, la petite posa sa tête sur les cuisses de Rebecca et s'endormit. Philippe entreprit de la porter jusqu'à son lit.

- Attendez-moi là, lui demanda-t-il avant de sortir de la pièce.

Elle attendit de longues minutes. Avait-il quelque chose à lui dire ?

Il entra et avança jusqu'à elle sans lâcher son regard.

- Caroline vous aime bien.

- C'est réciproque. C'est une enfant facile à aimer.

- Merci, elle a tant manqué d'affection.

- Mais vous...

- J'étais peu présent... Mais cela va changer.

Des questions lui brûlaient la langue, elle décida de se lancer.

- Elle lui ressemble ?

- À qui ?

- À sa mère, votre femme ?

Il la regarda silencieux comme perdu dans un souvenir.

- Oui, elle lui ressemble beaucoup.

- Elle vous manque ? Votre femme ?

- Moins depuis quelque temps.

Il se retourna et s'approcha de la fenêtre pour observer la nuit noire.

- Je voulais m'excuser, souffla-t-elle.

Il se retourna, le regard presque douloureux.

- De quoi ?

- Pour l'article. Vous aviez raison, je ne suis qu'une petite gâtée et ...

- Non Beckie, c'est moi qui devrais m'excuser.

Il réduit l'espace que les séparait jusqu'à ce qu'elle puisse respirer son parfum épicé.

- Vous m'avez ouvert les yeux sur certains manquements et ...

- Et vous avez entrepris des changements, très appréciés de ce que j'ai vu.

Elle lui offrit son plus sincère et beau sourire.

- Quelle est cette histoire d'hygiène que Byrne m'a racontée ?

- Oh, je travaille sur une interview de Virginia Smith, elle prêche la bonne parole de l'hygiène pour la santé. Je l'accompagne dans ses tournées.

- Dans ses tournées ?

- Elle distribue des tracts, des savons, elle apporte ses conseils aux habitants de St Giles...

Elle le sentit se raidir à l'évocation de St Giles.

- Ne me dites pas que vous l'accompagnez à St Giles !

Les hommes étaient incorrigibles. D'abord, il lui reprochait de ne rien connaître de la vie et maintenant, il lui reprochait presque de vouloir la découvrir.

- Eh bien, je ne vous le dirais pas.

- Vous êtes inconsciente, cet endroit est dangereux.

Voilà qu'il se mettait à crier.

- Cela ne vous regarde en rien Lord Tremaine.

- Si cela ne me regarde pas, cela pourra intéresser votre frère !

Rebecca ne répondit pas, une agitation grandissante qui faisait craquer le sol du couloir, la détourna de leur conversation. Elle ouvrit la porte pour s'enquérir de ce qu'il se passait.

Le travail de Gabrielle avait commencé. Elle allait donner naissance au second enfant d'Ashton. Son frère passa devant elle, blanc comme un linge, il ne remarqua même pas qu'elle et Philippe sortaient de la bibliothèque, seuls. La délivrance, comme souvent les deuxièmes naissances, se déroula plus rapidement que la première fois. Gabrielle mit au monde une autre petite fille qu'ils prénommèrent, Abigaïl.

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